L'engagement francais dans le processus d'internationalisation des droits de l'hommepar Aurelia Kergueno epouse Peuch Université Pierre Mendes France de Grenoble - DEA "histoire, droit, droits de l'homme" 1996 |
C- LES LIMITES DE L'ENGAGEMENT"Non contente de n'être que le seizième pays sur dix-sept à devenir partie à la Convention, la France tente de limiter dans une large mesure les conséquences de son engagement."262(*) La ratification française ne donna pas satisfaction aux défenseurs de la protection effective des droits de l'homme en Europe. En précisant le sens qu'elle donnait à certaines dispositions de la Convention, en en rejetant d'autres, la France avait en effet atténué de manière conséquente la portée du texte. 1- Les dispositions précisées par la France La France apporta des restrictions à son acceptation des dipositions auxquelles elle ne pouvait se soustraire(1)263(*). Il s'agissait de la déclaration interprétative de l'article 10 de la Convention et des réserves émises au sujet de ses articles 5, 6 et 15264(*). a) Déclaration interprétative: article 10 Le Gouvernement français jugea préférable de préciser, par une déclaration interprétative, que les dipositions législatives relatives à l'Office de radio et de télévision français (O.R.T.F.)265(*) étaient considérées comme en harmonie avec les exigences de la Convention proclamant en son article 10 la liberté d'expression. La Commission avait pourtant montré dans sa jurisprudence qu'elle ne considérait pas l'existence du monopole de l'Office comme contraire à la Convention. Les seules difficultés auraient donc pu provenir d'une utilisation de l'Office contraire aux principes posés par la convention, mais on pouvait se demander si une simple déclaration interprétative aurait été, en cas de contestation, de nature à faire obstacle à l'application du texte européen de protection des droits de l'homme. b) Réserves: articles 5 et 6; article 15 La réserve concernant les articles 5 et 6 de la Convention semblait avoir été motivée par une prudence de dernière heure, contrairement à celle que le Gouvernement déposa au sujet de l'article 16266(*). Renonçant à émettre une réserve relative à l'article 5 de la Convention pour ce qui est de la procédure pénale de droit commun et spécialement de la réglementation relative à la garde à vue267(*), la France émit une réserve à propos des articles 5 et 6 (privations de liberté et garanties juridictionnelles) pour préserver certains textes relatifs au statut des militaires268(*). Ce fut un recours intenté devant la Commission par des militaires néerlandais peu avant la décision française de ratification qui convainquit le Gouvernement, peu désireux de connaître les mêmes difficultés, de déposer cette réserve. La réserve portant sur l'article 15 venait au contraire conclure un long débat de nature plus politique que juridique269(*). La difficulté est née du rapprochement de ce texte avec celui de l'article 16 de la Constitution française. La France se montrait en effet réticente devant la possibilité d'un contrôle exercé en pareil cas par les organes du Conseil de l'Europe, ce contrôle étant susceptible d'aboutir à la censure des décisions prises par le Président de la République française, qu'il se soit agit de la décision initiale de recourir à l'article 16 de la Constitution ou des mesures prises en application de cette décision. La réserve prise par la France s'articulait en deux éléments: - d'une part, elle tendait à éviter toute divergence dans l'appréciation des conditions de mise en oeuvre de ces dispositions d'usage exceptionnel, en établissant que si les conditions requises par l'article 16 de la Constitution (de même que par la législation sur l'état de siège ou l'état d'urgence) étaient réunies, on devait "considérer que les conditions exigées par la Convention pour que soit légitimement mis en oeuvre l'article 15, l'[étaient] également"270(*); - d'autre part, la réserve précisait que le texte de l'article 15 ne devait pas limiter le pouvoir du Président de la République de prendre les "mesures exigées par les circonstances" au sens de l'article 16 de la Constitution. La réserve ne portait que sur le premier alinéa de l'article 15. Elle ne touchait donc ni les droits dont la garantie était assurée même en temps de crise, ni l'obligation d'information relative aux mesures adoptées, aux motifs qui les inspiraient ou à leur durée d'application. Le journal "Le Monde", qui semblait avoir saisi la philosophie du texte européen de sauvegarde des droits de l'homme, résumait ainsi les précisions apportées par la France271(*): "Le sort des français ne sera [...] guère modifié par l'application de la Convention. Ses dispositions, en effet, n'ont pas été conçues pour susciter des réformes, mais pour exprimer un droit commun des libertés publiques telles qu'elles sont d'ores et déjà définies dans les Etats européens raisonnablement démocratiques. La ratification n'entraîne aucune modification du droit français, et les réserves qui ont été formulées au sujet des articles de la Convention dont on aurait pu penser qu'ils auraient une incidence sur le statut de l'O.R.T.F., le régime disciplinaire dans les armées ou l'article 16 de la Constitution, l'ont été pour que l'on soit bien sûr que notre législation échappe à toute mise en cause." 2- Les dispositions écartées par la France La position de la France à l'égard des dispositions de caractère non obligatoire de l'ensemble conventionnel mérite d'être précisée car elle amputait de façon importante l'intérêt même de la ratification272(*). Plus encore que les réserves dont la portée n'excèdait pas l'importance de celles faites par les autres Etats parties à la Convention, la conversion de l'Etat français apparaissait prudente du fait de son refus d'effectuer les gestes complémentaires qui rendrait total son engagement: ratification du Protocole n°2 et déclaration prévue à l'article 25 de la Convention273(*). Le Protocole n°2 prévoit que la Cour peut, à la demande du Comité des Ministres, donner des avis consultatifs sur des questions juridiques concernant l'interprétation de la Convention et de ses Protocoles. Le Gouvernement l'écarta au motif que la procédure d'avis consultatif pourrait "être employée pour éviter d'avoir à respecter les règles contraignantes qui sont applicables aux recours contentieux formés devant le juge international, par exemple celle de l'épuisement préalable des recours internes"274(*). Mais cette attitude apparut aux yeux de plusieurs comme illogique, dès lors que la France avait déclaré expressément accepté la juridiction obligatoire de la Cour au contentieux (article 46 de la Convention). Gaston MONNERVILLE par exemple avait vu une "contradiction entre le fait de faire la déclaration conforme à l'article 46 [...] et celui de ne pas accepter le Protocole n°2275(*). Tous les commentateurs ont souligné que le refus français présentant la plus grande portée pratique avait été constituée par la décision de ne pas faire la déclaration facultative prévue à l'article 25 de la Convention et de ne pas admettre, ainsi, que la Commission puisse être saisie "par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers". Parce qu'elle écartait ainsi la disposition la plus originale et la plus novatrice276(*) de la Convention, l'abstention de la France à cet égard a été très vivement ressentie -et critiquée- au cours des débats parlementaires277(*). On peut citer en illustration une déclaration de Roger POUDONSON, rapporteur de la Commission des Affaires Etrangères, de la Défense et des Forces Armées278(*): "Le recours individuel constituait [...] la pierre angulaire du mécanisme de la Convention; c'est la première fois que des individus se voient reconnaître, en matière de droits de l'homme, un droit d'accès direct devant un organe international à caractère partiellement judiciaire. Les Etats ont montré une grande réserve lorsqu'il s'est agi d'introduire des requêtes les uns contre les autres. Seules dix requêtes ont été déposées en vingt ans. Au contraire, le nombre des requêtes individuelles s'est élevé à près de 5.600.[...]." Mieux en effet que les requêtes inter-étatiques, les recours individuels permettaient un contrôle effectif par les organes de Strasbourg des manquements à la Convention279(*). Mais le Gouvernement n'afficha pas une attitude rigide à ce propos. Il présenta cette abstention comme une précaution: selon lui, il s'agissait en effet d"apprécier les implications de l'introduction de la Convention dans notre droit avant de permettre aux individus de mettre en cause devant la Commission l'application qu'en feront les institutions nationales, et notamment nos tribunaux"280(*), lesquels, selon le gouvernement, "ont besoin d'un délai [...] pour s'adapter au droit de la Convention"281(*). Cette attitude de prudence, d'expectative, a pu apparaître singulière282(*). Pourquoi, alors que l'accent avait été mis sur le fait que le pays disposait d'un système de protection des libertés individuelles enviable par la plupart des Etats283(*), la France avait-elle besoin d'un délai de réflexion? Le Gouvernement ne pouvait avoir oublié que les recours individuels n'étaient acceptables (entre autres exigences), qu'après épuisement des voies de recours internes... Après tout, le Gouvernement avait peut-être, lui aussi, besoin d'avancer progressivement. Son abstention sur ce point n'était d'ailleurs pas de principe, puisqu'elle était présentée comme "provisoire". En effet, entre 1974 et 1981, les gouvernants opposèrent aux revendications visant à effectuer la déclaration de l'article 25, leur propre satisfaction concernant le respect des droits de l'homme en France, ce qui faisait réagir les parlementaires284(*): " [...] pour que notre action, nos critiques soient crédibles, encore faut-il que nous ayons nous-même bonne conscience. Il ne s'agit pas d'avoir toujours les yeux fixés vers l'Est; il faut aussi regarder ce qui se passe en Europe, et tout d'abord en France. [...]. Est-il normal que notre pays, pays des droits de l'homme, ait attendu vingt ans pour ratifier cette convention, mais sans admettre le recours individuel qui constitue la meilleure garantie de défense pour les victimes de l'injustice et de l'arbitraire du pouvoir?" Sans succès cependant, la réponse du Gouvernement demeurant inexorablement identique à sa position première285(*): "Le Gouvernement n'a pas perdu de vue le problème de l'acceptation du droit de recours individuel dans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi que le sait l'honorable parlementaire, cette convention peut avoir des implications sur une large part de notre droit. Il est donc nécessaire, pour apprécier les incidences que pourrait avoir une acceptation du droit de recours individuel, d'étudier le développement progressif de l'application de la convention [...]."
Un article du "Monde", intitulé "La paille dans l'oeil" résumait à sa manière la situation286(*): "La poutre qui se trouve dans l'oeil de notre voisin ne doit pas nous empêcher de voir la paille qui est dans le nôtre. [...]. Certains contesteront l'intérêt de mettre en place une pareille machinerie pour la protection des droits de l'homme dans des pays où, précisément, ces droits sont d'une manière générale respectés, alors que l'on s'inquiète si peu d'empêcher les violations flagrantes et caractérisées qui interviennent dans d'autres parties du monde. Il y a évidemment des violations plus graves ailleurs. Mais cela n'en diminue pas la nécessité pour nous de mettre de l'ordre dans nos propres affaires. Les pêchés de nos voisins ne justifient ni n'excusent nos insuffisances."
Mais jusqu'à quand faudrait-il attendre? Les sceptiques s'interrogeaient287(*): "Des étapes sont peut-être nécessaires. Mais il faut espérer que moins de vingt-cinq ans s'écouleront entre celle qui vient d'être franchie et celle qui est annoncée. * 262 Alain PELLET, la ratification par la France de la Convention européenne, Revue de droit public, 1974, p. 1350. * 263 Jean-François VILLEVIEILLE,op.cit., pp.922 à 927. * 264 J.O., 4 mai 1974, p. 4756, en annexe n. 1(. * 265 Notamment le régime établi par la loi du 10 juillet 1972. V. Charles DEBBASCH, La Convention et le régime de l'O.R.T.F., in Colloque de Besançon, op. Cit., pp. 638 et s. * 266 Jean-François VILLEVIEILLE, op.cit., pp.925 à 927. * 267 L'incompatibilité entre la procédure pénale française et les exigences de la convention était pourtant un argument invoqué précédemment par la France contre la ratification. V. Georges LEVASSEUR, La Convention et la procédure pénale française, in Colloque de Besançon, op. Cit., pp.595 et s. * 268 Textes concernés: article 27 de la loi du 13 juillet 1972 relatif au régime disciplinaire dans les armées et article 375 du code de justice militaire. Il en résulte notamment que l'échelle des peines applicables est déterminée par décret, et non par la loi. * 269 V. Nicole QUESTIAUX, La Convention européenne des droits de l'homme et l'article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958, Colloque de Besançon, op.cit., pp.651 et s. * 270 Exposé des motifs, op. Cit., p. 7. * 271 Le Monde, 6 avril 1974, en annexe n. 14. * 272 Jean-François VILLEVIEILLE, op.cit., pp. 923 et 924. * 273 Alain PELLET, op.cit., pp. 1365 à 1370. * 274 Michel JOBERT, J.O. Débats, Sénat, op;cit. * 275 Gaston MONNERVILLE, ibidem, p.1541. * 276 Le Monde, op.cit, p.7. * 277 Jean-François VILLEVIEILLE, op.cit., p923. * 278 Roger POUDONSON, J.O. Débats, op.cit; p.1540. * 279 Alain PELLET, op; cit., p. 1367. * 280 Michel JOBERT, exposé des motifs, op.cit. * 281 Michel JOBERT, J.O., Débats, Sénat, op.ci.t., p.1547. * 282 Jean-François VILLEVIEILLE, op.cit., p.923. * 283 Michel JOBERT, op.cit. * 284 Jean PERIDIER,J. O. Débats, Sénat, août-octobre 1978, p. 2804. V. aussi par exemple Jean-Pierre COT inJ.O.,Débats, A.N., 23/07/74 et M. KIFFER, in J.O.,Débats, A.N., 6 mai 1977, p2570. * 285 Le Ministre des Affaires Etrangères, réponse au sénateur Francis PALMERO, in J.O., Débats, avril-mai 1980, p.1097. * 286 Le Monde, 1er octobre 1978. * 287 Le Monde, 6 avril 1974. |
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