Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économiquepar Grégory Ode Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005 |
II. La monnaie : une institution dont l'existence et la pérennité impliquent croyance et confianceComme nous l'avons vu, John R. Searle procède à une analyse complète des faits institutionnels, au sein desquels est inclue la monnaie. A ce titre, sa démarche intellectuelle s'inscrit dans une perspective hétérodoxe en ce que son analyse, par rapport à l'approche économique standard, amène à reconsidérer la nature de la monnaie. La monnaie ne doit pas être perçue comme une « boite noire » mais comme un artifice, produit de l'histoire. Son caractère fictif doit nous interpeller sur sa stabilité jamais définitivement acquise. En effet, appréhendée à travers le prisme de sa substance, la monnaie nous apparaît comme un fait construit qui se nourrit d'une foi sociale intrinsèquement friable. C'est pourquoi, il convient d'axer la réflexion sur les phénomènes de croyance et de confiance qui fondent la monnaie des sociétés modernes. A. D'une problématique de la croyance à une problématique de la confianceDe par sa nature, la monnaie se veut être la résultante d'un processus d'institutionnalisation endogène à la société. L'existence d'un langage complet est la condition institutionnelle préalable, indispensable à sa création. Mais, une fois le concept de monnaie créé, se pose la question de son entérinement et de son acceptation en tant que fait institutionnel au sein de la société. Croyance et confiance : deux phénomènes distincts, piliers de l'institution monétaireSelon l'analyse menée par John R. Searle, la monnaie est un fait institutionnel créé par assignation de fonction-statut. Les fonctions-statut sont des fonctions agentives assignées collectivement qui nécessitent un cadre institutionnel préalable dont, en premier lieu, un système de représentations complet. Dans cette optique, étant donné la déconnexion existante entre l'institution et son support physique, l'existence et la pérennité des faits institutionnels impliquent une croyance et une confiance collectives unanimes et continues. Cela est particulièrement valable pour la monnaie qui, sous sa forme moderne, possède une valeur autoréférentielle. En effet, la monnaie constitue de la richesse si et seulement si elle est reconnue comme telle par l'ensemble des membres du groupe. Dans cette optique, Marcel Drach46(*) considère qu'accepter et conserver de l'argent revient à accorder sa foi à un « simulacre », c'est-à-dire à un objet conceptuel qui n'a que l'apparence de ce qu'il prétend être, sorte de promesse sociale. Ce n'est que parce que l'individu croit qu'il s'agit d'une chose détenant une valeur reconnue par les autres qu'il accepte la monnaie et, ce faisant, accepte de se positionner en intermédiaire dans la circulation monétaire. Défini comme simulacre, une fois créé, l'argent doit se maintenir en tant que tel pour perdurer et ne pas provoquer une crise monétaire généralisée ; la crise monétaire pouvant alors s'analyser, dans cette perspective, comme le moment où les individus cessent de croire ou d'avoir confiance. En d'autres termes, il faut que les individus continuent de croire car ce n'est que dans cette mesure que se maintient la matrice monétaire : « Se maintenir veut dire, ce thème est déjà venu dans notre propos, se tenir en main. Ou encore : cela signifie que la main accepte de prendre et de garder ce qui n'a d'autre consistance que celle d'une promesse : un titre, un gage, un objet conceptuel, un simulacre - toutes ces appellations désignent, pour ce qui est de l'argent, une même réalité, c'est-à-dire le fait d'être une `contrefaçon' de la réalité »47(*). Le terme employé par Marcel Drach, « simulacre », est très révélateur de la nature et des dangers attachés à la monnaie. Comment un « simulacre » ou une « contrefaçon » de la réalité arrivent-ils à se maintenir dans le temps ? Répondre à cette question implique, tout d'abord, de bien définir les phénomènes de croyance et de confiance qui sous-tendent l'existence et le maintien de la monnaie dans la société. On a vu antérieurement que, dans son analyse des faits institutionnels, John R. Searle parle exclusivement de « croyance » ; de même, on verra ultérieurement que Michel Aglietta et André Orléan utilisent, quant à eux, indistinctement les termes de « croyance » et de « confiance ». En fait, il paraît judicieux de décomposer ces deux phénomènes en deux processus distincts et parler de croyance d'une part, puis, de confiance d'autre part. Ainsi, la croyance renvoie au fait de comprendre et considérer que tel objet constitue de la monnaie. Par exemple, je pense et accepte l'idée selon laquelle ce morceau de papier constitue de la monnaie, ce qui va à l'inverse du cours naturel des choses. Dans une problématique de la croyance, le Principe de Clifford stipule que nos croyances doivent être justifiées, c'est à dire rationnellement fondées. Nos croyances doivent alors être passées, ex ante, au crible de la raison : « Dans `L'éthique de la croyance', William Clifford affirme que `c'est un tord, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d'une évidence insuffisante'. Le Principe de Clifford enjoint de proportionner la croyance à l'évidence disponible, c'est-à-dire aux bonnes raisons de croire [...] La responsabilité épistémique porte sur nos raisons de croire et sur l'ajustement adéquat du degré de croyances à l'évidence disponible ou accessible. Le Principe de Clifford exige de nous une honnêteté rationaliste dans nos croyances »48(*). A en suivre le principe de Clifford, la rationalité de notre croyance qui nous incite à accepter la monnaie doit être bien fondée. On peut alors penser que l'élément rationnel qui nous pousse à accepter de la monnaie légale réside dans un élément supra-individuel adossé à la monnaie, reconnu par tous, qui pourrait être la marque de la puissance publique souveraine49(*). Quoi qu'il en soit, le Principe de Clifford reste imparfait car, même rationnellement fondées, nos croyances peuvent nous inciter à faire des erreurs. Ainsi, le Principe de clifford peut être critiqué dans le sens où la rationalité peut s'avérer ne pas être un critère fiable et suffisant de nos croyances. Edmund Gettier a ainsi montré que mêmes des croyances rationnellement fondées ne pouvaient empêcher les individus d'accorder leur foi à une « contrefaçon » : « Dans un bref article [...] Edmund Gettier montre qu'une croyance non seulement vraie mais pourvue de solides raisons, peut n'avoir aucune valeur épistémique. Emprunté à Williard V. Quine, voici un exemple du genre de difficultés auquel pense Gettier : Le 7 novembre 1918, des journaux à grande diffusion annoncent par erreur un armistice. Or, le même jour, deux sportifs prirent la mer à Boston pour rallier les Bermudes dans un petit voilier. Ils avaient à bord les journaux du jour, mais, bien entendu, pas de radio. Quatre jours plus tard, ils arrivaient à bon port, en croyant que la guerre était finie. C'était tout à fait exact, elle venait juste de se terminer. Mais leur croyance n'avait rien d'une connaissance car ses fondements, tout en étant raisonnables, étaient erronés »50(*). On rejoint alors une des caractéristiques principales attachées aux faits institutionnels : leur falsifiabilité potentielle et, pour ce qui nous intéresse, de la monnaie. En effet, une fausse monnaie, si elle est bien reproduite, peut effectivement être utilisée comme telle ; la monnaie utilisée sera un faussaire mais peu importe : l'important est de croire. Pour ce qui est du phénomène de confiance, on peut penser qu'il renvoie au sentiment de sécurité que peut éprouver une personne lorsqu'elle détient de la monnaie. Par exemple, j'accepte que ce bout de papier constitue de la monnaie dans un premier temps (croyance), puis, dans un second temps, je me pose la question de la constance de ma croyance, c'est-à-dire du prétendu pouvoir d'achat que je détient sur l'ensemble de la société qui m'entoure avec ce morceau de papier. C'est ainsi que Michel Aglietta est amené à définir la monnaie comme un « lien social de confiance » : « Bien loin d'être un objet marchand, la monnaie est un lien social de confiance qui exprime notre appartenance à l'économie de marché » 51(*). Néanmoins, en réalité, ces deux phénomènes sont logiquement inter-reliés. Autrement dit, les phénomènes de croyance et de confiance ne peuvent être appréhendés séparément l'un de l'autre, si bien que certains auteurs choisissent l'un des deux termes pour désigner l'ensemble d'un processus. Effectivement, il n'y a pas de confiance possible en une monnaie si je doute à l'initial qu'il s'agit bien d'une monnaie. Inversement, je ne peux pas croire que ce fragment de papier constitue de la monnaie si je n'accorde aucune confiance à ce morceau de papier prétendu monnaie. A l'instant même où l'individu n'accorde plus aucune confiance en une monnaie, alors cette dernière cesse d'exister en tant que telle. D'un point de vue chronologique, il semblerait que le processus de croyance intervienne ex ante et celui de confiance ex post. C'est une fois que l'individu adhère au fait que cette « chose » constitue de la monnaie que se pose la question, à plus long terme, de la confiance. La différence entre ces deux phénomènes doit donc se faire sur une base temporelle : d'abord la croyance, ensuite la confiance. Toutefois, la distinction reste floue et il est vrai que les deux phénomènes se doivent d'être synchroniques. En somme, comme le souligne Jean Messiha, la croyance et la confiance sont les deux piliers qui fondent la monnaie : « Historiquement, l'histoire de la monnaie se confond avec un processus qui mêle confiance et croyance, c'est-à-dire l'adhésion d'une communauté donnée à un consensus sur la valeur et le rôle que jouera cette monnaie pour régler les transactions quotidiennes de ses membres »52(*). Il en ressort que la monnaie s'apparente à une religion sacralisée par des fidèles, les agents économiques, qui doivent sans relâche faire preuve de leur inconditionnelle conviction. A partir du moment où les fidèles cessent de croire, la monnaie cesse d'en être. C'est donc sur ces deux phénomènes de croyance et de confiance qu'il convient à présent d'approfondir l'analyse afin de poursuivre notre réflexion sur la nature de la monnaie. * 46 Marcel Drach est économiste et philosophe à l'université de Paris IX-Dauphine. * 47 Marcel Drach, L'argent ou le simulacre maintenu in L'argent, ouvrage collectif sous la direction de Marcel Drach, La Découverte, Paris, 2004. * 48 Roger Pouivet, Qu'est ce que croire ?, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003. Roger Pouivet est professeur de philosophie à l'Université de Nancy 2 et membre des Archives Poincaré (CNRS). * 49 Ce point sera examiné plus tard dans la réflexion. * 50 Idem, p. 19, 20. * 51 Michel Aglietta, Le renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003, La Découverte, Paris, 2002 : p. 96. * 52 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ?, document de travail MODEM, Université de Paris X-Nanterre (élaboré suite au colloque sur la monnaie qui s'est tenu à Poitiers en novembre 2001 intitulé : Du franc à l'euro : changements et continuité de la monnaie). |
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