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Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à  l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économique


par Grégory Ode
Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005
  

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Existence et pérennité des faits institutionnels : le cas spécifique de la monnaie

Une fois créés, les faits institutionnels intègrent certaines propriétés inhérentes à leur nature. L'étude de ces particularités s'avère très éclairante pour la suite de cette réflexion car, en tant que fait institutionnel, la monnaie comporte les mêmes caractéristiques fondamentales que les autres institutions. En se fondant sur l'analyse de John R. Searle, on peut en présenter quatre principales.

La première de ces propriétés met l'accent sur le rôle crucial de la croyance des individus car, à la différence des faits bruts ou d'autres types de faits sociaux, l'existence et la pérennité des faits institutionnels restent tributaires d'une croyance unanimement partagée. En effet, les fonctions-statut assignées étant détachées de leurs supports physiques, c'est la foi que les individus accordent à l'institution qui permet de l'auto-entretenir. Cela est particulièrement probant pour la monnaie se présentant sous la forme de morceaux de papier. En imaginant qu'un individu né il y a trois milles ans remonte le temps jusqu'à notre époque, comment peut-il comprendre de lui-même qu'un morceau de papier sur lequel il est inscrit lisiblement « 500 euros » a un pouvoir d'achat immédiat et sans contrepartie sur l'ensemble des biens et services vendus au sein de la société ? C'est pourquoi, la reconnaissance sociale qui s'exprime dans les phénomènes respectifs de croyance et de confiance31(*) est essentielle à l'existence et à la continuité des faits institutionnels :

« Pour que le concept argent s'applique à cette chose qui se trouve dans ma poche, il faut que ce soit le genre de chose que les gens pensent être de l'argent. Si tout le monde cesse de croire que c'est de l'argent, il cesse de fonctionner comme de l'argent, et cesse finalement d'en être »32(*).

Ce processus de croyance peut néanmoins être plus ou moins conscient. L'individu peut très bien agir par mimétisme et prendre ce bout de papier pour de la monnaie parce que les autres membres du groupe l'ont considéré comme tel avant lui. De même, l'individu peut entretenir de fausses croyances sans le savoir ; ce qui est le cas lorsque des agents détiennent à leur insu de la fausse monnaie. Apparaît alors une caractéristique potentielle des faits institutionnels, particulièrement valable pour la monnaie : la falsifiabilité. Mais, comme le souligne John R. Searle, ce qui reste fondamental pour le maintien et le fonctionnement de l'institution, c'est la croyance inconditionnelle que les hommes accordent à l'institution :

« Tant que les gens continuent de reconnaître que le X a la fonction de Y, le fait institutionnel est créé et maintenu. Ils n'ont pas, en plus, à reconnaître que c'est ce qu'ils sont en train de faire, et ils peuvent entretenir toutes sortes d'autres croyances fausses sur ce qu'ils font et sur les raisons pour lesquelles ils le font »33(*).

Enfin, nous aurons le temps de le préciser plus tard, le phénomène de croyance qui sous-tend l'existence intégrale des faits institutionnels met en évidence leur instabilité immanente. Cela est notamment vrai pour la monnaie comme pour d'autres faits institutionnels. Sitôt que je cesse de croire que ce bout de papier constitue de la monnaie ou, que je cesse d'avoir confiance34(*), alors cette vulgaire substance papier que je considérais comme telle n'en est plus.

Puis, la deuxième propriété propre aux institutions rappelle la primauté que détiennent les faits bruts sur les faits institutionnels. Cela implique que les faits institutionnels sont toujours attachés, d'une manière ou d'une autre, à des faits bruts. En effet, on peut penser qu'étant donné le caractère abstrait des institutions, ainsi que leur grand nombre, une base physique est nécessaire pour que les hommes se les matérialisent. Cependant, les faits bruts qui servent de support aux faits institutionnels peuvent revêtir une forme plus ou moins dématérialisée. Ainsi, un simple « bip » suffit, selon John R. Searle, pour considérer qu'est adossé à l'institution monétaire un fait brut :

« Aujourd'hui, l'argent se trouve majoritairement sous forme de traces électroniques informatisées. Peu importe la forme qu'il prenne, pourvu qu'il puisse fonctionner comme de l'argent ; mais, en tout état de cause, l'argent doit revêtir une forme physique ou une autre »35(*).

La « thèse forte » que soutient John R. Searle consiste à dire que tout fait socialement construit peut être ramené à un fait brut car, vidé de sa composante symbolique, il redevient un fait naturel au sens physique du terme. La monnaie fiduciaire peut ainsi être ramenée, en substance, à de la matière papier. Quant à la monnaie scripturale, elle n'est qu'une forme de représentation simplifiée d'une certaine quantité de monnaie fiduciaire.

Il en ressort que la réalité, telle qu'elle nous apparaît, tient son existence qu'à la capacité qu'ont les hommes de symboliser et transcender les choses à leur état brut. En se servant de leurs capacités naturelles, ils manipulent ainsi leur environnement pour le façonner à leur guise36(*) :

« Des billets de banque aux cathédrales, et des jeux de football aux Etats-nations, nous rencontrons en permanence de nouveaux faits sociaux où les faits excèdent les caractéristiques physiques de la réalité physique sous-jacente [...] la capacité biologique de symboliser - ou de signifier, ou d'exprimer - à quelque chose quelque chose qui va au-delà de lui est la capacité fondamentale qui sous-tend non seulement le langage mais toutes les autres formes de la réalité institutionnelle aussi bien »37(*).

La troisième caractéristique relative aux faits institutionnels renvoie à leur systématisation organisée. Effectivement, chaque fait institutionnel n'existe pas isolément ; il s'articule avec d'autres. Ainsi, les faits institutionnels sont logiquement enchevêtrés les uns aux autres. En ce qui concerne la monnaie, pour que cette dernière puisse perdurer dans la société comme institution, il est nécessaire que les individus en aient accès. Actuellement, c'est le système capitaliste, reposant sur la relation salariale, qui est le mode d'organisation dominant des sociétés contemporaines. Comme l'avaient très bien souligné David Ricardo et Karl Marx à leurs époques, ce système est fondé sur un antagonisme de classes opposant capitalistes et salariés38(*). Néanmoins, pour qu'il existe des capitalistes et des salariés, encore faut-il qu'il existe au préalable, entre autres, un système juridique qui reconnaisse et régisse la propriété privée, etc. Or, la propriété privée est elle-même une institution, au même titre que le rapport salarial. Les faits institutionnels sont donc interdépendants les uns par rapport aux autres :

« Un fait institutionnel ne peut exister de façon isolée ; il s'inscrit nécessairement dans un ensemble de relations systémiques avec d'autres faits [...] En outre, et indépendamment de l'exigence logique ou conceptuelle d'interrelation qui s'attache aux faits institutionnels, on s'aperçoit que n'importe quelle situation de la vie réelle nous met en face de tout un ensemble de réalités institutionnelles imbriquées »39(*).

En outre, l'idée de systématisation des faits institutionnels énoncée par John R. Searle s'avère en adéquation avec l'analyse menée par Jacques Sapir lorsque celui-ci insiste sur le fait que la monnaie, en tant qu'institution, ne peut exister isolément. Sur la base d'une critique des théories monétaires qu'il dénomme « essentialistes »40(*), à son sens axées de manière excessive sur la monnaie et sur le seul lien monétaire, Jacques Sapir montre que la monnaie doit logiquement s'articuler à d'autres institutions pour se maintenir et assurer ses fonctions :

« La monnaie ne saurait donc se penser seule. La critique de l'essentialisme monétaire montre qu'il faut des institutions non monétaires pour que la monnaie puisse fonctionner. Au-delà, il faut ajouter que ces institutions sont aussi nécessaires pour que la monnaie puisse fonctionner sans détruire les conditions de réalisation des transactions » ; « La monnaie ne peut prendre sens que parce qu'il existe du commandement, ou de l'autorité, et, en amont, de la légitimité et donc du politique [...] La gestion de la monnaie ne doit donc pas viser sa neutralisation, mais la cohérence entre la norme monétaire et les autres normes qui l'entourent et lui donnent sens, comme la structure de répartition des revenus que l'on considère souhaitable, ou le niveau et le rythme des dépenses publiques »41(*).

En conséquence, on peut avancer l'idée selon laquelle la monnaie peut être présentée comme un « noeud d'institutions », au sens où son existence repose sur une multitudes de faits institutionnalisés : langage, système politique et juridique, système régissant le mode d'accès à la monnaie, etc.

Enfin, pour ce qui est de la dernière et quatrième qualité inhérente aux faits institutionnels, il s'agit de la prédominance des actes sur les objets. L'idée selon laquelle les actes sociaux prévalent sur les objets sociaux est assez intuitive dans la mesure où ce sont les premiers qui donnent une raison d'être aux seconds. En effet, les faits institutionnels sont créés délibérément dans le but de répondre à un besoin bien défini :

« La primauté manifeste des actes sociaux sur les objets sociaux s'explique ainsi : les objets sont réellement conçus pour servir des fonctions agentives, et n'ont guère d'intérêt pour nous autrement. Ce que nous considérons comme des objets sociaux, tels que les gouvernements, l'argent, et les universités, ne sont en fait que des tenant-lieu pour des modèles d'activité »42(*).

La monnaie a de la sorte été « fabriquée » afin de répondre à un besoin économique qui, traditionnellement, est celui de faciliter les échanges. En tout cas, quelles que soient les fonctions qu'elle a pu revêtir dans le passé, ou qu'elle revêt encore aujourd'hui dans d'autres sociétés, il paraît assez évident que la raison première d'existence de la monnaie, aujourd'hui, dans les sociétés modernes, est de permettre le bon fonctionnement de l'économie de marché ; c'est ce qui la fonde en tant que fait construit. De la sorte, son utilisation courante et continue tend à renforcer son existence en ce que les pratiques sociales concourent à valider et à consolider en permanence l'institution :

« Comme la fonction est imposée à un phénomène qui n'accomplit pas uniquement cette fonction par sa construction physique, mais grâce à l'intentionnalité collective continue des utilisateurs, chaque utilisation de l'institution constitue une expression renouvelée de l'engagement des utilisateurs envers l'institution. Les billets de banque individuels s'usent. En revanche, l'institution du papier monnaie se trouve renforcée par l'utilisation continue qu'on en fait »43(*).

Tout compte fait, la monnaie se veut être l'institution centrale qui permet une régulation organisée et efficace de l'activité économique et sociale. Elle ne peut donc être réduite à l'état de « bien » ; elle doit être comprise comme un ensemble de règles construites qui, dans un cadre plus largement défini, forment un système de paiement complet. Enfin, il convient de préciser que la monnaie peut revêtir des dimensions variées selon les sociétés. Ainsi, si elle occupe une place centrale dans les sociétés modernes occidentales, cela est la résultante d'une évolution historique contextuellement marquée. Certaines régions du monde semblent avoir une autre perception de l'argent, comme le souligne Serge Latouche :

« Ces `valeurs' que sont le progrès, l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante, etc., sont liées à l'histoire de l'Occident. Elles recueillent peu d'écho dans les autres sociétés » ; « L'argent est omniprésent en fait et dans l'imaginaire, mais il n'a pas la même signification, ni le même usage [...] Dans la grande société, l'argent, équivalent général, est une abstraction [...] Dans les banlieues populaires d'Afrique, au contraire, l'argent est concret et tangible, il est l'instrument d'acquisition de positions par le jeu de placements. Il prend volontiers les formes archaïques des bijoux d'or et d'argent, voire du bétail ou des pagnes, qui affichent des statuts [...] Les intéressés eux-mêmes parlent d'argent chaud et d'argent froid »44(*).

Ceci montre bien le caractère construit de la monnaie. Celle-ci n'est pas un bien ordinaire dont le fonctionnement serait universel. Sa perception, ses finalités, ses formes, etc., tout ceci doit être appréhendé comme le produit d'un processus social propre à une société donnée. Le fait que des milliers d'individus adhèrent à l'artifice monétaire relève alors, selon l'expression de Serge Latouche, de la « fabrication sociale des personnes » :

« Or toute culture vise avant tout à l'intégration de ses membres [...] Elle ne vise pas uniquement à une intégration imaginaire, mais aussi une intégration réelle dans la vie concrète. Elle fournit les mythes et les croyances qui contribuent à la fabrication sociale des personnes »45(*).

Cette réflexion sur la construction sociale de la monnaie amène, dans la continuité de l'analyse, à se pencher sur les phénomènes de croyance et de confiance qui sous-tendent l'existence et la continuité de l'institution monétaire.

* 31 Ce point sera traité plus loin dans la réflexion.

* 32 Ibid. p. 50.

* 33 Ibid. p. 69.

* 34 John R. Searle ne parle jamais de confiance ; il ne fait référence qu'au phénomène de croyance. Or, nous verrons plus loin dans la réflexion qu'il paraît pertinent de décomposer les deux phénomènes.

* 35 Ibid. p. 53.

* 36 Cette idée peut être rapprochée au matérialisme historique marxiste lorsque Marx, à travers le concept de production, tente de comprendre le réel dans sa vérité et dans sa totalité. Appréhendé à travers ses différents moments, le procès de production, au sens de Marx, recouvre l'ensemble de l'existant. Il montre que les hommes transforment, par leur activité, leurs propres conditions d'existence ; les institutions sociales relevant de cette même dynamique.

* 37 Ibid. p. 288.

* 38 Il convient de préciser que la monnaie n'est pas neutre sur le social. Elle instaure, entre autres, des liens de dépendance et de sujétion entre les individus en ce qu'elle est une condition indispensable d'appartenance et d'existence au sein de l'économie de marché. Des économistes et des sociologues épars ont bien souligné ces phénomènes, parmi lesquels figurent Jean Cartelier et Vivianna Zelizer

* 39 Ibid. p. 54.

* 40 Jacques Sapir inclut dans les théories monétaires qu'il appelle « essentialistes », et qu'il critique, notamment celle de Michel Aglietta et André Orléan qu'il juge excessivement centrée sur la monnaie.

* 41 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent (précédemment cité) : p. 276 ; 279.

* 42 John R. Searle, La construction de la réalité sociale (précédemment cité) : p. 80.

* 43 Idem, p. 81.

* 44 Serge Latouche, Décoloniser l'imaginaire. La pensée créative contre l'économie de l'absurde, L'Aventurine, Paris, 2003 : p. 55 ; 126.

* 45 Idem, p. 110.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery