Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économiquepar Grégory Ode Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005 |
Création des faits institutionnels : transcender l'intrinsèque pour parvenir à l'artificielSelon John R. Searle, trois éléments interviennent dans la constitution des faits institutionnels : l'intentionnalité collective, l'assignation de fonction-statut et les règles constitutives. Ayant déjà eu l'occasion de préciser auparavant en quoi consistaient les deux premiers éléments, il convient de s'attarder un instant sur le troisième : les règles constitutives. Une des idées centrales de John R. Searle réside dans le fait qu'il n'y a de faits institutionnels qu'au sein d'un système de règles constitutives. Ces règles ont la forme : « X est compté comme un Y dans le contexte C ». Par exemple, les billets en euros (morceaux de papier) délivrés par la Banque centrale européenne (X) constituent de la monnaie (Y) au sein des sociétés marchandes qui reconnaissent l'euro (C). L'existence de telles règles implique, au préalable, la présence d'autres institutions tels que le langage, le politique, le juridique, etc. Les règles constitutives permettent de transcender les choses dans la mesure où elles leur assignent des fonctions-statut qui dépassent leurs propriétés intrinsèques, faisant apparaître, de cette manière, la nature si particulière des faits institutionnels : « Il faut aussi, puisque les caractéristiques physiques spécifiées par le terme X ne suffisant pas à garantir que la fonction assignée s'effectuera bien, qu'il y ait une reconnaissance ou un accord collectif continu concernant la validité de la fonction assignée ; sans quoi la fonction ne peut pas bien s'accomplir [...] L'impression que nous avons d'une présence magique, d'un truc de prestidigitateur, d'un tour de passe-passe dans la création des faits institutionnels à partir des faits bruts, provient du caractère non physique, non causal de la relation des termes X et Y dans la structure où des choses X sont simplement comptées par nous comme des choses Y »27(*). Ainsi, la monnaie, comme tout fait institutionnel, nécessite en premier lieu l'existence d'un langage complet. En effet, dans la formule « X est compté comme un Y dans le contexte C », la propriété X ne suffit pas en elle-même pour créer un fait institutionnel qui serait la monnaie. Par exemple, le fait de posséder un morceau de papier quelconque n'en fait pas spontanément du papier-monnaie. Il faut qu'un consensus social détermine la nature de la fonction-statut à conférer à l'objet et alors, seulement, les propriétés intrinsèques de l'objet seront dépassées par un mécanisme de symbolisation. Autrement dit, un système de représentations doit préalablement existé afin de passer de X à Y. Dès lors, on est amené à penser le langage comme l'élément fondamental qui permet la création ontologique des institutions. Un petit schéma extrêmement basique peut être construit afin de bien se représenter le rôle premier du langage dans la constitution de la réalité socialement. Rôle premier du langage dans la constitution des faits institutionnels : Appartenance à une société Langage Capacité de symbolisation Création des faits institutionnels Capacité d'identification des institutions existantes Croyances d'une société Le langage se veut ainsi être la condition institutionnelle de base qui permet la création des institutions humaines : « Seuls les êtres qui disposent d'un langage ou d'un système de représentations qui s'en rapproche plus ou moins, sont à même de créer la plupart, sinon la totalité, des faits institutionnels, parce que l'élément linguistique semble être partiellement constitutif du fait [...] Il ne suffit pas qu'une communauté se comporte comme d'une certaine manière, si par comportement on entend uniquement se livrer à certains mouvements corporels, pour qu'il y ait une reine ou des esclaves28(*). Il faut aussi, de la part des membres de la communauté, un ensemble d'attitudes, de croyances, etc., ce qui nécessite, semble t-il, un système de représentations tel que le langage » ; « Ce chapitre a principalement pour but d'expliquer et de justifier ma thèse selon laquelle le langage est essentiellement constitutif de la réalité institutionnelle [...] J'ai dit au chapitre précédent qu'il paraît impossible d'avoir des structures institutionnelles telles que l'argent, la mariage, les gouvernements, et les propriétés foncières, sans une forme ou une autre de langage, parce que [...] les mots ou autres symboles sont en partie constitutifs des faits »29(*). Néanmoins, une fois le langage acquis, encore faut-il qu'il existe un consensus social à propos de l'institution à créer qui permettre de rendre performatifs les actes de langage. John R. Searle ne dit rien sur ce point mais on peut imaginer que le politique, en tant que représentant social souverain, a un rôle essentiel à jouer dans ce domaine. En effet, même en imaginant que l'idée de certaines institutions peut émerger spontanément suite aux pratiques courantes des individus, il revient à la force publique d'entériner l'institution. Ainsi, les règles constitutives à l'origine de l'élaboration des faits institutionnels doivent posséder un caractère normatif pour s'imposer à l'ensemble du groupe. Au sein des sociétés modernes, on peut penser que le caractère normatif des institutions est officialisé par procédé de promulgation de textes juridiques, réglementaires ou législatifs. Sans cela, l'institution ne pourrait acquérir une reconnaissance sociale générale. Dans le cas de la monnaie, c'est bel et bien le politique qui institue la monnaie et lui confère un caractère normatif et performatif. Pour l'euro, par exemple, c'est un traité international, supérieur à la loi nationale, qui a entériné légalement son cours officiel ainsi que sa substitution au franc français. En fait, on peut penser, comme le suggère John R. Searle, que plus l'institution s'apprête à occuper une place centrale dans la société et plus son officialisation exige un protocole formel ; même si cela dépend, dans les faits, des normes et pratiques sociales de la société concernée : « Un principe général est le suivant : pour autant que le nouveau statut institutionnel soit d'une importance majeure, nous sommes plus enclins à exiger qu'il soit créé par des actes de langage explicites effectués selon des règles strictes »30(*). * 27 Ibid. p. 169. * 28 John R. Searle fait référence aux comportements de certains animaux qu'on présente souvent comme « sociaux » et dotés d'un système de communication, telles les abeilles ou les fourmis. * 29 Ibid. p. 56 ; 83. * 30 Ibid. p. 152, 153. |
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