Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économiquepar Grégory Ode Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005 |
Monnaie et souveraineté politique : la « garantie » de la puissance publique au fondement de la monnaieComme on l'a dit précédemment, pour être effectif, le fait institutionnel créé doit posséder un caractère performatif. On peut supposer que ce rôle est, au sein des sociétés modernes, celui du politique ou, plus précisément, celui du législateur. Autrement dit, pour que la monnaie puisse être reconnue et acceptée par tous, il est nécessaire qu'elle revête un caractère officiel. Si on se remémore le Principe de Clifford, nos croyances doivent être rationnellement fondées. Dès lors, il se peut que le caractère officiel de la monnaie agisse en ce sens, c'est-à-dire qu'il rationalise notre croyance. Dans cette optique, le politique, entendu au sens large, détient un rôle de premier plan dans l'institutionnalisation de la monnaie. C'est la loi nationale ou, à défaut, tout texte réglementaire officiel qui officialise le cours légal de la monnaie, c'est-à-dire que c'est la puissance publique qui entérine le fait institutionnel monétaire. En effet, si une monnaie à vocation à couvrir l'ensemble d'un territoire national, il est préférable que son cours légal soit officialisé par une émanation certifiée de la puissance publique : la loi nationale. Mais, il n'en reste pas moins, qu'en pratique, les individus restent libres d'accepter ou de refuser la monnaie officielle, tout en imaginant les contraintes que cela engendrerait. Somme toute, l'autorité publique paraît être l'élément supra-individuel par excellence qui permet de conférer à la monnaie une crédibilité vis-à-vis des individus. A ce titre, elle valide formellement l'institutionnalisation de la monnaie et permet de polariser les croyances individuelles. Ceci étant, pour en revenir à l'idée de croyance développée précédemment, il faut se demander qu'est ce qui, instinctivement, pousse les individus à considérer que tel ou tel morceau de papier est bel et bien de la monnaie alors même que cela n'a rien d'intuitif ? On a dit que le politique entérine légalement le fait monétaire. Mais, cela n'est pas évident pour des individus qui, à un moment ou à un autre, vont se trouver en face de ce qu'on leur présentera comme étant du papier-monnaie. Ainsi, en partant du fait que la monnaie doit être reconnue de tous, Jean Cartelier énonce l'idée selon laquelle la monnaie est inséparable d'un élément supra-individuel officiel, imprimé sur la monnaie : « C'est parce que l'or se présente sous la forme officielle de pièces frappées que les individus partagent la conviction de son acceptation par tous, ce qui fait que tous l'acceptent effectivement. L'existence d'un moyen de paiement général ne relève pas des relations entre les seuls individus naturels ni des propriétés magiques d'un bien. Les relations marchandes sont inséparables d'un élément supra-individuel »53(*). Ce faisant, Jean Cartelier considère que la monnaie est inséparable d'un ordre politique. Il en conclut que monnaie et souveraineté politique sont étroitement liées : « La monnaie renvoie au prince et plus généralement à une organisation politique de la société [...] La monnaie est inséparable d'un ordre ou d'un pouvoir. A tout système monétaire est assigné une limite, qui est celle de l'acceptation des moyens de paiement. L'aire d'extension du système de paiement se confond avec celle de la souveraineté de l'institution qui émet la monnaie légale. Monnaie et souveraineté sont donc étroitement liées »54(*). A cet instant de l'analyse, on a l'impression que Jean Cartelier se situe dans un contexte passé, à une époque où les pièces étaient frappées à l'effigie du souverain qui avait alors le privilège de battre monnaie sur son territoire. La monnaie frappée incarnait la puissance du prince, c'est-à-dire sa souveraineté, ce qui était censé rassurer les individus. Ce faisant, malgré les évolutions qui se sont opérées avec le temps, cette relation s'est plus ou moins conservée tant il est vrai que la puissance publique reste un élément de croyance et de confiance de premier ordre de la monnaie. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à scruter les pièces et billets des différentes monnaies étrangères. La représentation symbolique d'hommes politiques ou de pouvoir est un élément déterminant de la croyance. Ainsi, à une zone monétaire correspond une souveraineté politique, ce qui se traduit par l'apposition du « signe », symbole de souveraineté, sur la monnaie. S'appuyant sur l'ouvrage d'Emmanuel Todd, L'illusion économique, Jean Messiha rappelle qu'en temps normal l'autorité politique doit préalablement existée à la monnaie : « L'histoire des unions monétaires enseigne que l'unification monétaire suit toujours l'union politique » ; « L'exemple américain du dernier siècle est lui aussi emblématique de cette thèse. Il est donc rationnel d'essayer de comprendre le lien qui unit souveraineté et zone monétaire. Les exemples historiques cités avancent que la souveraineté nationale, une fois établie sur une zone, rend possible l'introduction d'un même numéraire dans cette zone »55(*). En définitive, la souveraineté politique serait la condition préalablement indispensable à l'institutionnalisation de la monnaie. Les exemples historiques paraissent d'ailleurs confirmer cette idée : d'abord le politique, ensuite la monnaie56(*). C'est également une idée défendue par Jean Cartelier : « Une conclusion négative tout d'abord : il n'existe pas de monnaie stricto sensu au plan international. En effet, il n'y a pas d'unité de compte internationale ni, a fortiori, de moyen de paiement libellé en cette unité [...] Tous les paiements internationaux se font en tenant compte des taux de change entre les divers moyens de paiements [...] En un sens, le fait qu'il n'y ait pas à proprement parler de monnaie internationale est la confirmation de la liaison intime entre monnaie et souveraineté - à l'absence de pouvoir politique mondial correspond l'absence de monnaie internationale stricto sensu -, mais le fait que des paiements internationaux soient possibles sur une vaste échelle montre également que la souveraineté politique n'est pas la conclusion sine qua non du fonctionnement du marché »57(*). John R. Searle disait : « pour autant que le nouveau statut institutionnel soit d'une importance majeure, nous sommes enclins à exiger qu'il soit créé par des actes de langage explicites effectuées selon des règles strictes » (citation citée précédemment). La loi nationale paraît être la forme de langage la plus explicite et formelle qui puisse être. Mais, au-delà de l'entérinement du fait institutionnel, la puissance politique, celle qui unit une nation autour d'une autorité commune, est une source de croyance et de confiance prédominante. Cette idée est notamment défendue par Georg Simmel qui, s'interrogeant sur les « présupposés non économiques » de l'argent et de l'économie monétaire, érige au premier plan le rôle du pouvoir politique dans l'institutionnalisation et le maintien de la monnaie au sein de la société58(*). Ce faisant, que ce soit pour une république ou une monarchie, la puissance publique, si elle est souveraine, sert d'assise à la monnaie ; elle est l'élément supra-individuel qui permet de faire converger les croyances individuelles en une seule croyance collective. D'ailleurs, la monnaie s'est abstraite avec le temps en s'appuyant sur la marque officielle de l'Etat, comme le remarque Jean Messiha : « Pour prévenir les dangers d'altération matérielle de cette monnaie par soustraction d'une partie de sa substance métallique, on dut multiplier les empreintes officielles et ce fut ainsi qu'on fut amené finalement à donner à la monnaie la forme de rondelles aplaties ou « pièces » qu'elle revêt jusqu'à aujourd'hui. Là ne devait pas s'arrêter au surplus l'évolution historique de la monnaie. De ce que l'Etat pouvait efficacement, en certifiant la valeur du métal, donner au lingot le caractère de monnaie, on devait assez facilement être conduit à penser qu'il pourrait, par une affirmation de même nature, conférer la qualité monétaire à une marchandise quelconque, la valeur de cette marchandise fut-elle minime. Et de là est né le papier monnaie qui, en dehors de toute représentation métallique, a la prétention de se maintenir dans la circulation par la seule valeur qu'il doit à l'affirmation, c'est-à-dire à la volonté de l'Etat [...] Ce qui fait alors qu'une monnaie circule avec la valeur que lui attribue la frappe, c'est qu'elle inspire confiance. Or cette confiance [...] peut aussi dans certains cas naître de l'intervention de l'Etat. Si les agents sont amenés à penser que, par l'autorité de la loi, une pièce dont la valeur nominale est en partie fictive sera cependant acceptée d'un commun accord et sans résistance dans les paiements, rien n'empêchera que cette pièce puisse se maintenir dans la circulation sans subir aucune dépréciation [...] L'Etat est donc à l'origine de la confiance qu'ont les agents dans les monnaies modernes »59(*). Néanmoins, les évolutions récentes viennent tempérer le lien fort monnaie-souveraineté politique. En effet, si zone politique et zone monétaire coïncident en principe, de même que la puissance publique reste la source première de croyance en la monnaie, celle-ci tend de plus en plus à s'émanciper du politique. Cela se traduit par une tendance accrue en faveur de l'autonomisation des banques centrales, instituts responsables de la monnaie. Par conséquent, le phénomène de croyance qui conditionne en partie l'existence sociale de la monnaie trouve également des fondements dans la marque officielle de la banque centrale. Il en découle que, comme le souligne Jean Cartelier, la relation liant souveraineté politique et monnaie n'est ni figée, ni exclusive : « En fait, la relation entre souveraineté et monnaie est plus complexe que ne le donne à penser la simple juxtaposition de deux points de vue opposés. Affirmé que la monnaie procède d'un pouvoir ou est elle-même pouvoir est utile, surtout si on précise quel type de pouvoir est associé à la monnaie. En d'autres termes, si la monnaie a quelque chose à voir avec l'Etat, elle n'est pas tout l'Etat et l'Etat n'est pas toute la monnaie » ; « La monnaie est de plus en plus politique tout en l'étant de façon de plus en plus particulière » ; « Souveraineté et monnaie sont donc liées de façon complexe, excluant que l'une puisse être le principe unique de compréhension de l'autre. Si la souveraineté politique reste au coeur d'une compréhension historique de la monnaie, il apparaît également que la logique monétaire qui se développe aujourd'hui en est une remise en cause et un élément de transformation »60(*). Au final, comme tout fait institutionnel, l'existence de la monnaie est tributaire de la croyance des individus. Pour être « crédible », elle a besoin de prendre appui sur un support « officiel », reconnu par tous. Dans les sociétés modernes, ce support est en premier lieu la souveraineté politique qui est à l'origine de l'institutionnalisation de la monnaie. Au-delà, en coïncidant avec la zone monétaire, la puissance publique donne une dimension sociale et politique à la monnaie. Mais, le support officiel dont a besoin cette dernière réside aussi dans le statut juridique et dans le signe de la banque centrale car, en tant qu'institut responsable de la monnaie, elle confère un caractère authentique à la monnaie. La monnaie n'est donc pas entièrement politique, même si la banque centrale reste rattachée en dernier ressort à la décision souveraine de la puissance publique. La banque centrale doit alors être elle-même reconnue de manière significative par l'ensemble des membres du groupe. * 53 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 64. * 54 Idem, p. 96. * 55 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité). * 56 Le cas de l'euro qui constitue un contre-exemple notoire à la relation souveraineté politique-monnaie sera analysé ultérieurement. * 57 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 98, 99, 100. * 58 Voir Georg Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, Paris, 1999. Dans cet ouvrage, Georg Simmel met en évidence le fait que le système capitaliste implique une généralisation de la monnaie comme intermédiaire des échanges. Apparaît alors le problème de la confiance qui sous-tend la pérennité de la monnaie. Dès lors, Georg Simmel en arrive à faire de la monnaie une « institution publique » au sens où la confiance est maintenue par un dispositif institutionnel complet, pouvoir politique au premier chef. * 59 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (Précédemment cité). * 60 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 97 ; 98. |
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