Chapitre 6 : Le rapport à la sociologie : un
construit social
S'intéresser au rapport que les diplômés
entretiennent à leur discipline peut recouvrir de nombreux aspects tels
que les usages des savoirs, les références théoriques plus
ou moins implicites, les définitions normatives de la sociologie, les
méthodologies déployées, etc. Comme l'a si bien
montré le travail de Houdeville (2007) la relation qu'ont les
sociologues avec leur discipline est en lien directe avec l'histoire de sa
professionnalisation. De ce fait, il est possible que le tournant praticien,
les positions sociales et/ou professionnelles ainsi que les expériences
socialisatrices soient autant d'éléments qui modulent le rapport
que les diplômés ont envers leur discipline.
Cette hypothèse ouvre des perspectives de recherches
tellement larges qu'il serait présomptueux pour nous de prétendre
que nous l'avons traitée de façon exhaustive. Nous avons
préféré centrer l'analyse sur deux principaux aspects qui
feront l'objet chacun d'une partie de ce chapitre. Le premier correspond aux
considérations que les diplômés ont de l'utilité de
leur discipline, c'est-à-dire interroger les «
intérêts de la connaissance » (Habermas, 1976) qu'ils
perçoivent dans le savoir sociologique. Le second aspect interroge les
modes d'identification à la sociologie, d'essayer d'éclaircir en
l'absence de l'existence d'un titre conforme, le cheminement qui conduit un
diplômé à se sentir légitime à se
prétendre sociologue. Ces deux questions étant affaires de
perception, notre démarche se veut être un travail
compréhensif où l'on axe notre analyse sur le sens que les
diplômés donneront à leurs pratiques et à leurs
représentations.
Pour notre interrogation qui concerne l'utilité que les
diplômés perçoivent du savoir sociologique, cela peut
revenir dans un certain sens à se poser la question « A quoi
sert la Sociologie ? » en soulevant la possibilité que les
déclinaisons des réponses rapportées puissent être
corrélées à la position sociale et/ou professionnelle de
l'agent et à son parcours.
1. « A quoi sert la Sociologie ? » un travail sur des
idéaux-types
Cette question a fait l'objet d'un ouvrage collectif
dirigé par Lahire (2002) qui prétend que cette interrogation est
naïve, formulée essentiellement par des débutants qui
n'auraient pas l'expérience d'une pratique scientifique intense ;
engagement dans des jeux dont le fondement conduit le chercheur à ne
plus interroger « la raison d'être » de sa discipline. Pourtant
l'ouvrage
148
regorge de conceptions différentes d'auteurs qui, loin
d'être des néophytes, sont interpelés par cette question.
Certains se refusent à dissocier leur activité de recherche d'un
engagement, d'enjeux pratiques ou utilitaires... Alors que des travaux
philosophiques reconnaissent une fonction d'utilité et de
légitimation de la science et de la technique (Habermas, 1976), à
bien des égards, les sciences humaines se présentent souvent
comme « pures », désintéressées
d'utilités « pratiques » (Kevles, 1979 ; Freidson,
Chamboredon, & Menger ; 1986, Lahire, 2002). Pourtant il existe des
sociologues qui se « dressent » contre cette considération et
les nombreuses contributions à l'ouvrage « A quoi sert la
sociologie » l'attestent.
Pour en revenir à la question qui nous guide, la
lecture de cet ouvrage nous a conduits à étudier les conceptions
existantes quant aux « intérêts de la connaissance » que
différents sociologues perçoivent derrière leur
activité. Ces considérations ne sont sans doute pas sans
incidence sur leurs pratiques puisqu'elles sont en relation directe avec la
manière de faire de la sociologie (sociologie expérimentale,
sociologie praticienne, sociologie sociale, etc.). A partir de la lecture de
cet ouvrage et des figures de sociologues qui le compose, nous avons
élaboré 3 idéaux-types de rapport à la sociologie :
« l'art pour l'art », « l'engagement critique » et «
l'interventionnisme ». Cette typologie nous servira d'outils pour penser
le rapport à la sociologie qu'entretiennent les diplômés et
estimer si des différences de relations peuvent s'expliquer par des
différences de positions ou de parcours.
L'art pour l'art
Lahire (2002) rattache l'art pour l'art à la figure du
sociologue expérimental qui selon lui, doit inventer sa position sociale
à partir de la figure du savant professionnel à plein temps. Un
scientifique voué à son travail de manière totale et
exclusive, indifférent aux exigences de la politique et aux injonctions
de la morale, ne reconnaissant aucune autre forme de juridiction que la norme
spécifique de son art. Ces sociologues privilégient la
construction de l'objet sur l'objet de l'étude, se refusant à se
laisser imposer ou à négocier avec quiconque (dominants comme
dominés) leurs thématiques de recherche. Pour Lahire (2002), ces
sociologues expérimentaux ne refusent pas systématiquement
d'entrer dans le débat politique ou social, mais ils attachent une
importance toute particulière à réaliser un travail le
plus scientifiquement contrôlé. Leur idéologie
professionnelle selon l'auteur relève de l'art pour l'art, de la science
pour la science, avant d'être celle de la science en vue de perspectives
et d'utilités extra-scientifiques (Lahire, 2002). Ainsi, à la
question « à quoi sert la sociologie ? », ces agents
149
répondent « à rien d'autre qu'à
produire des vérités scientifiques sur le monde social »
(Lahire, 2002). Ces sociologues expérimentaux revendiquent n'être
au service de personne excepté de la vérité durement
conquise et d'une quête sans fin de la connaissance pour la connaissance.
Tous les paradigmes peuvent prétendre à l'égale «
dignité » scientifique dans la mesure où sont
respectées les exigences communément admises par la discipline :
une persuasion argumentative devant prendre appui sur un haut degré de
sévérité empirique et sur une rigueur
méthodologique.
Lahire (2002) précise que cette conception
épistémologique s'oppose à d'autres postures telle que la
« sociologie sociale ». Les savants qui prônent l'art pour
l'art, sont méfiants à l'égard de ceux qui revendiquent
une forme d'engagement, qu'ils suspectent d'être englués dans les
luttes sociales, trop concernés par leurs objets pour être
crédibles à prétendre une autonomie suffisante
nécessaire à l'objectivation et à l'élaboration de
nouvelles manières de faire la science : « Celui qui vise
à faire progresser ou à « inventer » de nouveaux points
de vue de connaissance sait déceler chez le sociologue social
l'utilisation ininterrogée et sans innovation des produits gelés
de la recherche passée (qui a parfois été la plus
avancée de son époque) et perçoit bien les limites
sociales et politiques de sa pensée, les dettes qu'il a implicitement
contractées envers les groupes ou les catégories dominés
» (Lahire, 2002 : 54). L'auteur de l'homme pluriel
précise par la même que la sociologie expérimentale,
qui se refuse à hiérarchiser les objets d'études,
n'apprécie pas le « moralisme » avancé par les
sociologues « sociaux » dans le choix des thématiques. Ces
derniers ne sont pas les seuls à faire l'objet d'un discrédit,
puisqu'ils éprouvent une forme de « détestation » pour
une sociologie qualifiée « d'institutionnelle »,
dénuée de visées heuristiques revendiquant une
utilité et une prise sur le réel incompatible avec la quête
de connaissance dont se dotent les sociologues expérimentaux (Lahire,
2002).
En ce qui concerne leur ancrage social, parce que ces
sociologues sont eux aussi conduits à considérer qu'ils font
partie de l'objet qu'ils étudient, Lahire (2002) précise que
souvent, ces questions sont éludées ou remplacées par
« de grands discours abstraits et par des positions de principes
autour de la (bonne, mauvaise ou fausse) « neutralité axiologique
» L...J » (Lahire, 2002 : 62). Cette forme « d'art pour art
» n'est pas la seule posture qui semble se dégager de l'ouvrage
« A quoi sert la sociologie » dans lequel certains
sociologues semblaient attacher une importance particulière pour «
la demande sociale ».
150
L'engagement critique
Cette posture nous semble incarnée dans l'ouvrage
collectif (Lahire, 2002) par Robert Castel qui expose tout au long du chapitre
qui lui est alloué, son rapport à la sociologie. L'auteur des
Métamorphoses de la question sociale prétend que, si
utilité de la sociologie il y a, elle se fonde sur la conviction (et son
application) que le sociologue doit des comptes à l'ensemble de ses
concitoyens et pas seulement à l'institution académique et
à ses groupes de pairs. En ce sens, la démarche de l'auteur
consiste à répondre à la « demande sociale »
qu'il définit comme « la demande que la société,
c'est-à-dire les sujets sociaux différemment configurés
dans l'espace social, adressent à la sociologie, et c'est au travail des
sociologues de tenter d'y répondre » (Castel in Lahire,
2002 : 71). Pour l'auteur, il ne convient pas de les épouser
stricto sensu, mais de les déconstruire, les reconstruire... La
demande sociale peut se présenter sous des expressions diverses plus ou
moins spontanées, plus ou moins confuses, plus ou moins masquées,
elle peut « être tapie dans les souffrances de ceux qui
pâtissent » sans qu'ils aient adopté une
réflexivité suffisante pour contextualiser leurs maux : «
La demande sociale n'est pas non plus seulement la commande sociale
qu'adressent les mandataires officiels préposés aux questions de
société, il faut aussi savoir la lire à travers les
révoltes sans parole et le désarroi de ceux qui sont
condamnés à vivre comme un destin ce qui leur arrive, alors qu'il
y a bien à cela quelques raisons dont la sociologie a quelque chose
à dire » (Castel in Lahire, 2002 : 72). En ce sens,
« le boulot du sociologue » revient à élucider,
clarifier, rendre intelligible les configurations
problématiques86 inhérentes à notre
société pour éclairer les décideurs et alimenter
les débats publics.
A un certain moment de son exposé, l'auteur qualifie sa
démarche de « critique ». Approche qui, selon Granjon (2012)
ne s'inscrit pas seulement dans une culture du dévoilement mais aussi
dans des perspectives de lutte, de résistance et de changement social.
Cette approche entretient une solidarité de principe avec le
progrès social « entendu comme une lutte contre les dominations
visant l'émancipation L...J » (Granjon, 2012 : 76). On
retrouve tous ces aspects-là dans le chapitre de Castel qui
conçoit et revendique une position « partisane », que son
travail s'inscrit dans une « lutte idéologique ». Position
qui, si l'on se réfère au travail de Mannheim (1929)
correspondrait plus à un point de vue « utopique » : placement
« oblique » vis-à-vis de
86 Dans son chapitre, l'auteur cite par exemple le chômage
de masse, la précarisation des relations de travail, la
dégradation des conditions de vie dans certaines banlieues, la crise des
sociabilités quotidiennes, les dysfonctionnements de l'école, de
la famille...
151
« l'idéologie » dominante permettant
d'envisager de ce fait, l'objectivation des processus de domination. Pour ces
chercheurs, l'engagement n'est pas synonyme de biais heuristiques à
partir du moment où l'on place la réflexivité au coeur de
la démarche de recherche : être vigilant à se
détacher du point de vue des agents (risque de critique « ordinaire
»), vigilance pour la dimension symbolique de la domination, interroge sa
propre subjectivité, son rapport à l'objet, la manière
dont on se « fait ses idées ».
Pour Granjon (2012), cette posture critique se couple à
d'autres formes d'exigence comme celle de démystifier le principe de
neutralité axiologique et ce que Castel qualifie de «
puritanisme sociologique » : « j'ai une très
grande suspicion à l'égard d'une attitude frileuse que l'on
pourrait qualifier de puritanisme sociologique qui méprise les compromis
avec le siècle et exalte les vertus de la recherche
désintéressée à la manière dont certains
artistes, jadis prônaient l'art pour l'art [...] celui d'un
discours « neutre », de l'objectivisme qui prend pour acquis les
situations acquises et ce faisant les cautionnent » (Castel in
Lahire, 2002 : 69). Comme le relate Lahire (2002), cette démarche
sociologique ne semble pas s'accorder non plus avec une autre posture que l'on
peut qualifier d'« interventionnisme ».
L'interventionnisme
Nous avons déjà au préalable
traité cette question lorsque nous nous sommes attachés à
décrire les emplois praticiens (cf. Chapitre 5.2 « les emplois
typiques de praticiens) et par conséquent nous serons brefs sur ce
sujet. La figure qui se rattache le plus à ce rapport dans l'ouvrage
collectif est Claude Dubar qui défend la conception d'une sociologie
orientée vers l'action pratique. En s'appuyant sur de grandes figures
comme Friedmann, Morin ou Tréanton, le sociologue des groupes
professionnels plaide pour le développement et la reconnaissance
d'une recherche appliquée permettant une pratique d'intervention.
Claude Dubar (in Lahire, 2002) promulgue un
modèle « praticien » qui se rattache dans son activité
à un « domaine de spécialité », un « champ
des problèmes », « une configuration d'acteurs », un
terrain en somme... Dans lequel le praticien s'appuiera sur ses savoirs
ancrés dans la tradition disciplinaire afin de répondre aux
attentes de ses employeurs. Pour Dubar (2002), dans une pratique
d'intervention, le statut d'expert que l'on reconnait au praticien doit lui
permettre d'oeuvrer à partir d'une position d'extériorité.
Lorsque le praticien intervient,
152
l'activité de sa recherche/son diagnostic devient
indissociable d'une action où l'on participe à une dynamique de
changement par rapport à un problème déconstruit et/ou
reconstruit.
D'autres modèles existent, fondés sur une
sociologie dite « de l'intervention ». Cette démarche consiste
pour le sociologue à effectuer méthodiquement un travail
empirique auprès d'un groupe afin de susciter la prise en charge de ce
collectif par lui-même, lui permettant de développer son autonomie
et sa capacité à auto-gérer les conflits (Moreau, 2014).
Le sociologue interventionniste dans sa pratique, met un point d'honneur
à attribuer un rôle essentiel à la « parole sociale
», à favoriser l'autogestion du groupe pour chercher avec lui les
solutions à des problèmes tout en étant vigilant à
adopter et à conserver une position d'extériorité
(Lapeyronnie, 2004).
Dans le cadre d'une intervention, le bagage disciplinaire tend
à être instrumentalisé. La production de connaissances est
relayée au second plan car elle est avant tout rattachée à
l'action et à la résolution de problèmes. Le savoir
sociologique représente un outil appuyant l'activité du
praticien, dépendante et construite à partir d'exigences
concrètes et pragmatiques, extérieures à celle de la
formalisation scientifique. De telle sorte que ce « rapport à la
sociologie » peut être perçu comme une velléité
à ne pas dissocier la connaissance de l'action où l'on
privilégie l'intervention par le savoir et non pour le savoir.
Dubar (in Lahire, 2002) qui promulgue un
modèle praticien n'aspire pas à son hégémonie mais
il souhaite, dans un contexte d'explosion des flux de certifiés en
sociologie, une articulation entre 3 différentes composantes, un
modèle « oecuménique » du métier de sociologue :
chercheur, enseignant et praticien.
2. Différents rapports pour différents parcours
Au cours de notre enquête, nous avons cherché
à reconstruire le rapport que les participants développent
vis-à-vis des intérêts de la connaissance sociologique
à partir de la typologie que nous venons de présenter. Nous avons
échangé avec les diplômés sur cette question de
débutant « A quoi sert la sociologie ? » pour estimer
en surface, si dans les
153
échanges87 on retrouve nos rapports typiques
et juger si l'on peut rattacher les différences de réponses
à des différences de parcours.
Concernant notre typologie, nous avons retrouvé tous
les différents idéaux types à travers notre corpus mais
à des proportions différentes. A la question « A quoi
sert la Sociologie ? » la grande majorité des
diplômés se référait à ce que Lahire qualifie
d'idéologie de « l'art pour l'art » à l'image des
propos de Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en
sociologie) : « Moi mon but quand je fais de la sociologie, c'est
uniquement de produire des connaissances qui tendent le plus vers
l'objectivité. Pour ça il faut avoir une position
d'extériorité » : prééminence d'autant
plus forte chez les doctorants.
Un argumentaire de type « art pour art » s'est
retrouvé dans la quasi-totalité du groupe des thésards qui
avançaient la plupart une rupture avec une dimension utilitariste et
politique que l'on pourrait rattacher à une activité de recherche
: « Quand je fais de la sociologie, y'a pas d'intérêts
politiques pour moi derrière. Je suis critique, dans le sens où
je me détache du sens commun mais je ne cherche pas à faire de
politique. Je me restreins à un travail scientifique fourni, etc... Y'a
une certaine sensibilité comme les inégalités mais quand
je fais mon travail, que je mène mes analyses, je ne perçois
pas... Je ne cherche pas d'intérêt politique derrière.
Ça peut aider dans les débats sans doute mais la place que je
dois occuper dans l'espace public s'arrête là pour moi »
(Clémentine, 28 ans, ACCESS, transfuge88, doctorante).
Néanmoins, nous avons rencontré un doctorant qui se distinguait
des conceptions rapportées par la plupart des thésards. Il s'agit
de François qui nous exposait sa manière d'entrevoir la
sociologie qui se rattache plus à l'idéal-type de «
l'engagement critique » :
Enquêteur : Qu'est-ce que vous entendez
par sociologie pragmatique ? Une sociologie qui n'est pas expérimentale
?
Enquêté : Oui voilà. Pour
moi la sociologie doit être pragmatique, pratique. Par exemple, mon
modèle c'est le sociologue Park, de l'école de Chicago où
la ville était un laboratoire pour cette école. Ce n'était
pas des recherches qui restaient au niveau de l'université ou comme
ça. C'est des recherches qui avaient des retombées politiques et
sociales. Et moi ma recherche, et c'est ça qui m'a orienté vers
la sociologie politique. C'est qu'elle n'est pas dissociable du politique
puisqu'elle se base sur un problème politique. [...] Par exemple, quand
je travaillais sur la question de l'immigration ou émigration de la
population haïtienne... On est un des rares pays au monde où il y a
un ministère des citoyens vivant à l'étrangers... Par
rapport aux discours politiques, les ministères encourageaient le retour
des haïtiens vivant à l'étranger pour le
développement d'Haïti. Moi ma démarche, ma posture,
c'était de montrer qu'ils ont faux. J'ai donc une démarche
critique en opposition à ça. Parce que moi je pense qu'une
politique dans le cadre de l'émigration ne doit pas retenir les gens.
Comme le disait Voltaire « il ne faut pas interdire aux gens que le hasard
a fait naître de partir », il ne faut pas interdire ça. Si
vous voulez les retenir, il faut leur donner de quoi vivre. Et alors, ils ne
partiront plus. Mais si l'on tient un discours en disant « si vous partez
vous n'aurez rien, et si vous restez vous aurez des avantages », c'est une
forme de leurre. Donc y'a des risques qu'ils n'émigrent pas. Alors que
souvent, ceux qui partent, ce ne sont pas les plus pauvres mais ceux qui se
sentent vulnérables. Vulnérable au
87 Il ne s'agissait pas seulement pour nous de poser simplement
la question mais de rebondir sur leurs réponses pour les questionner sur
ce qu'ils pensent du rôle de la Sociologie : doit-elle servir à
résoudre les problèmes, peut-elle servir une forme d'engagement,
etc...
88 Menant une activité de recherche depuis 3 ans
154
niveau économique, social, politique ou
sécuritaire. Donc pour répondre à votre question... Je
sais quand on fait des entretiens que l'on coupe au montage... Je ne veux pas
que vous me fassiez dire que je suis contre une sociologie
expérimentale. Je n'ai rien contre cette sociologie-là ni contre
aucune autre d'ailleurs. C'est juste que moi je m'attache plus à une
sociologie des problèmes sociaux.
Enquêteur : Je vois que vous lisez dans
mon questionnement ce qui est normal. J'essaye de comprendre d'où
ça vous vient cette façon de faire. C'est lié à
votre parcours, à votre cursus en sciences politiques ?
Enquêté : Oui c'est sans doute
lié à ça, à ma formation en sciences politiques
(4 années) oui mais aussi en même temps quand même
au fait que je suis étudiant du tiers-monde. En sociologie il faut
appeler un chat un chat. Et c'est vrai... Je me suis déjà
posé cette question. Si j'étais américain sans doute que
je ne ferais pas cette sociologie et sans doute pas de sociologie tout-court.
Pour aider mon pays j'aurais sans doute fait un autre domaine...
François (38 ans, ACCESS, duettiste, doctorant).
Dans la manière dont François présente sa
posture on sent bien l'engagement dans lequel s'inscrit sa démarche
envers la cause de ses concitoyens vulnérables concernés par
l'émigration. Il ne cherche pas à dissimuler l'ancrage politique
dans laquelle sa recherche s'inscrit au contraire, il semble la revendiquer,
d'inscrire son enquête dans une forme de contre croyance à partir
d'où, par opposition idéologique il objectivera le
problème qu'il soulève. Comme nous avons pu l'évoquer avec
lui, étant lui-même un émigré du « tiers-monde
» très concerné par les questions politiques de par son
parcours universitaire, les considérations « normatives »
(Voltaire) sur lesquelles se fonde sa recherche semblent directement faire
écho à sa propre trajectoire et expérience sociale qui le
disposerait à ne pas dissocier engagement et recherche, politique et
connaissance... Cette posture d'engagement à la vue de l'ensemble de
notre corpus de doctorants semble rare. La manière dont ces
diplômés considèrent l'utilité de la sociologie
semble se référer à des croyances de l'ordre de «
l'art pour l'art » (Lahire, 2002).
Pour ce qui concerne les praticiens, étant
donné que leur posture de travail les conduit à user de la
sociologie dans leurs pratiques professionnelles (cf. Chapitre 5.2 «
les emplois typiques de praticiens), nous nous attendions à ce
qu'ils évoquent dans l'échange un rapport de type «
intervention » - entrevue comme un savoir permettant la résolution
de problèmes humains par l'humain - néanmoins les réponses
furent très disparates. On retrouve effectivement chez les praticiens
cette conception à l'image des propos d'Amélie (25 ans, DIS,
Transfuge, anciennement chargée de mission) : « La sociologie
je pense que, par tous les moyens que l'on peut exploiter, elle doit permettre
de trouver des solutions pour résoudre des problèmes qui se
présentent à nous ». Nous avons rencontré
d'autres praticiens qui à travers leurs positions professionnelles
considéraient que leurs connaissances sociologiques recouvrent des
intérêts pratiques mais aussi politiques : « Moi je pense
que la sociologie elle a sa place dans la société, c'est un
appui. L...J c'est un appui pour moi quand je suis au contact de
différents publics, pour ouvrir les yeux et avoir une démarche
pédagogique auprès des élus » (Sabine, 27 ans,
DIS, parcours homogène, conseillère d'action technique). A
l'exception de Sabine, considérer que la sociologie peut intervenir sur
le social semble être essentiellement
155
rapporté par les diplômés dotés
d'un parcours de type transfuge (le master représentant la
première année de sociologie dans le supérieur). Le
rapport envers la discipline était quelque peu différent pour les
diplômés « convertis » et « homogènes »
devenus praticiens.
Malgré le fait que l'on ait constater que ces agents
réaménagent leurs savoirs disciplinaires dans leurs
activités, leurs considérations quant aux intérêts
de la connaissance se rapportaient à l'idéal-type de « l'art
pour l'art » : « La sociologie pour moi c'est un programme qui
est lié à la recherche. Là-dessus je suis très
wébérien, biberonné à la neutralité
axiologique. La sociologie pour moi c'est la production de connaissances
détachée de toute forme d'intérêt. Voilà,
intervenir pour moi ce n'est pas de la science. Les consultants sociologues que
je croise, qui interviennent, pour moi, ne font pas de la sociologie »
(Thomas, 34 ans, DIS, parcours homogène,
Manager).
« L'art pour l'art » est l'intérêt de
la connaissance le plus rapporté et ce, même par les praticiens
qui opérationnalisent et usent de la sociologie à des fins «
utilitaires ». Nous avons observé par ailleurs que ceux qui
développaient un rapport différent étaient dotés
pour la plupart d'un parcours non-homogène (duettiste ou transfuge) et
pour qui, le master représentait la première et unique
année en sociologie ; délai temporel de formation pour ces
diplômés significativement plus faible que les parcours «
converti » ou « homogène ». Cet « Espace-temps
» est susceptible de moduler à des degrés divers, le rapport
qu'entretiennent les diplômés avec leur discipline si l'on
considère la formation de sociologie comme une matrice disciplinaire
(Kuhn, 1983 ; Berthelot ; 1996 ; Millet, 2004).
3. La force socialisatrice de la matrice disciplinaire
Titre fort certes, mais cette partie représente en
réalité pour nous une ouverture. Néanmoins, nous avons
construit des matériaux qui encouragent à penser que la formation
de sociologie peut être perçue comme une matrice disciplinaire
susceptible de moduler le rapport que les diplômés entretiennent
avec leur discipline. Pour Gaussot (2014 : 13) « une matrice
disciplinaire est ce qui organise une communauté autour de certaines
manières de faire, à la fois cognitives et sociales, et qui se
donnent à voir dans le langage commun ». Dans cette même
conception, Millet (2004) montre que les filières d'études sont
de puissantes matrices de socialisation, elles façonnent les pratiques
en tant que cadre cognitif-disciplinaire spécifique qui
opèrent à travers diverses modalités pédagogiques
qui structurent un ensemble de savoirs
156
(scientifiques ou littéraires, appliqués ou
fondamentaux, stabilisés ou en construction, etc.). De ce fait, elles
sont susceptibles d'impacter la manière dont on entrevoit les
intérêts de la connaissance sociologique.
Cependant, il est difficile voire impossible de décrire
le savoir sociologique de manière homogène. En fonction des
traditions théoriques et des écoles de pensée, souvent
conflictuelles, la manière de faire de la sociologie et de la
considérer différera. Contrairement à d'autres
disciplines, la sociologie ne semble pas être un champ de pratiques et de
connaissances unifié. Pour Millet (2004), les orientations
théoriques et pratiques des chercheurs, divergent d'une
université à l'autre contribuant à faire varier les
logiques de connaissances et la considération de leur usage. De telle
sorte que, certains espaces de formations sociologiques, dans leurs pratiques
de recherche et pédagogiques attacheront une importance non
négligeable à la dimension appliquée du savoir. Tandis que
d'autres axeront leurs pratiques vers une dimension fondamentale qui se
refusera ou non, à des formes d'engagements. Afin d'estimer l'impact que
joue la formation sur le rapport qu'entretiennent les diplômés
à leur discipline nous avons tenté de reconstruire au mieux la
matrice disciplinaire où l'enquête s'est
déroulée.
La formation au métier de sociologue module un rapport
cognitif au
savoir
Pour mener ce travail de reconstruction, nous nous sommes
entretenus avec le responsable (provisoire) du département de
sociologie. De cet entretien, nous avons pu prendre la mesure que l'objectif
pédagogique affirmé par le département est de pratiquer un
enseignement de la recherche par la recherche et d'initier les étudiants
au métier de sociologue comme il a été pensé par
Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1968) : « Le type de sociologie
enseigné est lié au recrutement des enseignants. Chez la
majorité on retrouve une importance pour le terrain, pour les
enquêtes de terrain. L...J Même si elle n'est pas unique, y'a un
pont assez fort pour la sociologie de Bourdieu » (Responsable du
département provisoire). Ce modèle de métier est
lié à des exigences telles que : construire un objet de
recherche, formuler des hypothèses, élaborer des protocoles
d'enquêtes, construire une grille d'entretien ou un questionnaire,
définir un terrain d'enquête, retranscrire un entretien,
rédiger des travaux de recherches... C'est à travers ce
modèle de référence, tout au long du cursus que le rapport
au savoir sociologique des étudiants est façonné (ou
consolidé) et s'éloigne d'une tendance à appliquer le
savoir dans une perspective de résolution de problèmes. Ainsi, la
matrice
157
disciplinaire où s'est effectuée l'enquête
socialise les agents qui la traverse à développer un rapport
« cognitif » au savoir : détaché
d'intérêts extrascientifiques. Ce qui explique partiellement
pourquoi la majorité des enquêtés, avec un parcours «
homogène » passés par la voie professionnelle (et même
recherche) nous rapportent que la sociologie sert avant tout à produire
de la connaissance pour la connaissance.
Comme nous l'avons précisé, cela n'était
pas le cas des diplômés « transfuges » qui ont
intégré la formation de la sociologie uniquement à partir
du master professionnel. Ces enquêtés qui, pour la plupart
provenaient de psychologie semblaient avoir développé un tout
autre rapport au savoir. En effet, la psychologie peut être perçue
comme une matrice disciplinaire qui s'organise autour du modèle de
métier de praticien clinicien. Contrairement à la sociologie, la
production du savoir psychologique s'effectue dans une dimension non pas
fondamentale mais appliquée. De telle sorte que les
diplômés transfuge que nous avons rencontré étaient
plus disposés à développer un rapport « pragmatique
» au savoir et d'être plus agencés à considérer
que la sociologie fournit des outils pour résoudre des problèmes.
Une situation d'entretien que nous avons menée simultanément
auprès de deux diplômés rend bien compte à nos yeux
de ce phénomène.
L'entretien en question s'est déroulé au contact
simultané d'Amélie (25 ans, DIS, transfuge, chargé
d'étude) et de Claire (27 ans, DIS, parcours homogène,
chargé d'étude) dans une salle de pause sur leurs lieux de
travail. Le moment de l'échange où nous avons discuté des
intérêts que l'on peut retirer d'une connaissance sociologique a
été particulièrement évocateur des
différences de rapports au savoir relatifs à des
disparités de parcours. Voici un extrait qui retranscrit bien nos dires
:
Enquêteur : La sociologie pour vous,
elle doit permettre d'intervenir sur le social, de résoudre des
problèmes et de préconiser ?
Amélie : Ah ba clairement pour moi
oui, tu dois avoir une action sur le terrain. Moi quand je travaillais sur les
familles monoparentales, j'avais participé à mettre des choses en
place pour les aider dans leurs difficultés. Oui clairement quand
j'étais chargé de mission, je ne me voyais pas rien faire, moi je
voulais améliorer les choses. Moi c'est pour ça que chargé
d'études c'est provisoire, je préfèrerais trouver un
emploi de chargé de mission car là tu peux mettre des choses en
place.
Claire : Je ne sais pas trop quoi en penser
moi. En sociologie nous on nous a toujours dit de faire attention aux attentes
des commanditaires. De ne pas se laisser porter par leurs volontés.
[...] Moi j'ai fait ma formation en sociologie à xxxxxxx et j'ai bien vu
leur posture, faire de la recherche pour la recherche sans se préoccuper
de ce qu'il y a autour. L'intention de ne pas s'imposer sur le social. Le
social il fonctionne comme il fonctionne, on n'est pas là pour dire
comment il doit fonctionner. C'est une position que j'ai apprise en sociologie
et que je défends pour une part.
Amélie (qui reprend) : Moi qui venais
de psycho, ça m'a choqué. Pour moi la psycho c'est pour aider les
gens. C'est pour mieux sortir les gens des cases, pour les comprendre et les
aider. En sociologie c'est l'inverse. On créer des cases pour mieux les
comprendre, c'est intéressant pour les comprendre mais on ne recherche
pas à...
Claire (l'a coupe) : Mais c'est aussi une
différence que l'on a avec la psycho c'est que... La psycho intervient
sur le social. Et ce n'est pas toujours positif. Par exemple Goffman, il ne dit
pas comment ça devrait être, c'est comme ça... C'est toute
la force de la sociologie. En psychologie on est tout le temps en train de dire
ça devrait être comme ci comme ça.
158
Amélie : Oui mais c'est pour aider le
patient, ce n'est pas toujours positif, on tente on échoue et ainsi de
suite. Pour en revenir à ta question, moi je pense que notre boulot
ça doit servir par tous les moyens que l'on peut exploiter à
trouver des solutions face aux problèmes qui se présentent
à nous.
Claire : Ça peut créer des
problèmes aussi c'est ça le truc. J'avais fait une étude
bénévole avant de venir ici en lien avec le mariage forcé
à Angoulême. Et j'avais fait des préconisations. Et je les
regrette encore. Voilà j'avais donné des conseils... bref et je
me suis dit après coup mais qu'est ce qui m'autorise à encourager
des dispositifs qui empêchent des personnes d'avoir des enfants avant 18
ans. Ba c'est ma vision normative. Et féministe parce que quelque part
ça me dérange que l'on se marie avant 18 ans. Moi je voudrais que
l'on fasse des études avant. Donc je pense moi que c'est pas mal que la
socio fasse abstraction parfois.
A travers cet extrait, on discerne bien deux rapports
distincts au savoir que l'on peut rattacher aux deux parcours universitaires de
ces deux enquêtées : un rapport cognitif pour Claire
(homogène) qui est timorée à l'idée de
préconiser et un rapport beaucoup plus « pragmatique » pour
Amélie (transfuge) qui conçoit volontiers que la sociologie
permette de résoudre des problèmes.
Comme le stipule Millet (2004), la matrice disciplinaire
semble être un agent de socialisation puissant qui dans l'espace
où s'est déroulée l'étude semble façonner
(sur un temps conséquent) un rapport au savoir cognitif congruent avec
une croyance de type « art pour art » qui, comme nous l'avons
évoqué, dénie toute forme d'engagement.
La formation au métier de sociologue, un étiolement
des postures d'engagement
La lecture de l'ouvrage collectif de Lahire (2002) nous a
questionné sur cette déclinaison de la sociologie qui part de la
demande sociale et qui ne se refuse pas à une forme d'engagement et
à un positionnement situé. A titre indicatif, seule une de nos
camarades de promotion semblait dans sa démarche affirmer un
positionnement « utopique », contestataire vis-à-vis d'un
ordre établi qu'elle s'efforçait de décrire et de
critiquer. La dimension politique était inhérente à son
travail d'enquête qui la concernait directement puisqu'il correspondait
à un de ses anciens emplois dont elle s'efforçait d'objectiver
les formes d'aliénations. Ces démarches de recherches,
indissociables d'une forme d'engagement apparaissent à la vue de notre
corpus et de ce que nous avons pu constater dans notre cursus, rares. Et
là encore, la collègue à qui nous faisons allusion
présentait un parcours non-homogène, bifurquant en sociologie
après avoir été formée dans une autre discipline
à la suite d'une expérience professionnelle conséquente.
De telle sorte qu'à la lecture des travaux portant sur les «
matrices disciplinaires » nous avons interrogé
l'éventualité que la formation de sociologie dispose les
diplômés à refouler leurs dispositions à
l'engagement ou tout du moins, les conduise à ne pas les
développer à travers leurs pratiques scientifiques.
159
Là encore, pour éprouver cette hypothèse
il convient de reconstruire la matrice de formation afin d'estimer les
considérations que le corps enseignant entretient envers une forme de
sociologie engagée. Nous avons cherché à effectuer ce
travail notamment en nous entretenant avec le responsable du département
(provisoire). De cet entretien, il fut impossible pour nous d'avoir une vision
globale de cette question car comme le précise cet enseignant, la
conception du métier (terrain, recherche, empirisme...) semble
être l'unique aspect sur lequel repose le consortium des chercheurs de
cette université de province : « Ma fonction de directeur n'a
pas de prise sur les contenus de cours. Et soyons honnêtes, on a
très peu de réunions de concertation. Il faudrait faire le bilan
sur les textes que l'on donne mais elles sont très rares. Ces
questions-là ne sont pas évoquées parce qu'il y a une
autonomie de chacun ».
Sur cette question, nous avons recueilli uniquement son point
de vue personnel : « Il y a parfois un glissement entre sociologie
critique et ce que j'appelle un « gauchisme sociologique ». C'est une
tendance qui utilise la sociologie comme alibi pour des points de vue
politiques et des positionnements politiques. Moi ça me pose un
problème sur la discipline même et sa crédibilité.
L...] Il peut y avoir parfois des travaux de sociologie critique, qui me
tombent un peu des mains où je me dis « mais la réponse est
là avant la recherche ». Enfin le terrain ne sert qu'à
illustrer une thèse que l'on veut démontrer. Donc je pense que
ça peut parfois, par rapport à la discipline, ça peut
poser des problèmes sur son image. Des problèmes si effectivement
on veut garder ce statut de discipline qui raisonne, qui critique du point de
vue de Bachelard ... Qui amène des éléments de preuve etc.
».
On sent bien dans les propos de cet enseignant une
méfiance pour la posture de chercheur engagé, nuisible pour
l'image de la discipline et par ailleurs, un scepticisme quant à la
possibilité de produire un savoir objectivant dans une telle position.
Même si le rapport qu'entretien cet enseignant avec sa discipline
n'appartient qu'à lui, il est possible que ces conceptions ne soient pas
rares comme le relate Gaussot (2014) qui argue que « les sciences
sociales françaises affirment se construire contre les
prénotions, contre le sens commun et la connaissance ordinaire, contre
l'engagement et l'implication du chercheur, contre l'idéologique et le
politique ; elles se définissent contre le militantisme, voir contre la
figure de l'intellectuel engagé et ce, au double titre de la tradition
durkheimienne et bachelardienne, de la « rupture
épistémologique », de la science positive prétendant
à l'objectivité et, de la tradition wébérienne de
la « neutralité axiologique/idéologique »
(Gaussot, 2014 : 41).
160
Comme nous l'avons précisé, nous n'avons pas pu
mesurer l'ensemble des considérations des enseignants qui composent la
matrice disciplinaire, de telle manière que notre travail restera
hypothétique. Supposition qui néanmoins, peut être
étayée par les propos tenus par certains diplômés
avec qui nous avons échangé. Nous avons pu nous rendre compte de
considérations redondantes et majoritaires qui concernent la posture
à adopter dans une démarche sociologique : « Le
sociologue il doit être autonome, il doit se détacher, il doit
être neutre » (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène) ;
« Le sociologue il produit de la connaissance tout en se
détachant du politique » (Clémentine, 28 ans, ACCESS,
Transfuge 3 ans de sociologie) ; « Quand tu fais une recherche, faut
pas s'impliquer. T'es pas là pour résoudre des problèmes
où pour dire quoi faire. Un problème n'existe que dans la
tête de ceux qui ont des problèmes. Le sociologue il doit
être détaché. Il doit juste comprendre et décrire
comment les choses sont » (Steve, 27 ans, ACCESS, parcours
homogène). Un échange que nous avons eu avec Romain, en nous
expliquant les différences scripturales qu'il avait connues entre les
styles journalistique et sociologique, nous informe involontairement de
l'impact des attendus des enseignants sur la manière dont les
diplômés doivent considérer la pratique sociologique :
« En commençant par faire des articles, je me suis
aperçu que j'avais une écriture un peu neutre, une
écriture académique, un peu chiante. Il a fallu que je change
ça. Parce que, quand tu écris en socio, tu ne peux pas te
permettre de ne pas être neutre. Dans mon mémoire de M1 je
m'étais permis une fois... J'avais parlé de politique. J'avais
parlé de Hollande et je m'étais permis de mettre en
parenthèse que c'était un faux socialiste, un truc comme
ça... Et le jury, enfin mon directeur me l'avait reproché alors
que xxxxxxxx elle avait rigolé. Elle est très militante aussi...
Donc tu vois en sociologie on est très cadré dans notre
écriture. Il faut avoir une écriture neutre où finalement
tu ne peux pas te permettre de dire tes opinions, ça t'est vite
reproché. Y'en a qui se le permettent mais ils sont déjà
tout en haut [...] » (27 ans, DIS, parcours homogène,
rédacteur en chef dans une revue d'e-sport).
Les propos de Romain invitent à penser que la
manière de produire de la connaissance est directement en relation avec
les attendus disciplinaires qui comme le suggère ses propos, enjoignent
l'étudiant à faire abstraction de ses convictions politiques. Un
autre échange que nous avons eu avec Clémentine rend à
nouveau compte de cela. Avant de faire des études de sociologie, notre
enquêtée militait dans le monde associatif. En intégrant la
discipline, elle a pris conscience, au contact des attendus
pédagogiques, que le militantisme et la sociologie était deux
choses qu'il fallait dissocier :
Enquêtée : Moi quand j'étais
militante au xxxxxx je lisais beaucoup Foucault.
Enquêteur : Il a survécu Foucault
?
Enquêtée : Il n'a pas trop
survécu non. C'est un truc qui m'avait été
reproché. J'avais eu une bonne note au mémoire mais... Ils
m'avaient dit de faire attention à cette perspective. Que l'on
ressentait trop la perspective militante. [...] Foucault je l'ai connu dans un
contexte militant. Donc l'utilisation que j'en avais ce n'était pas
neutre. Donc y'avait un côté militant quand je l'utilisais. En
plus je ne l'utilisais pas bien. Alors quand tu ne l'utilises pas bien et que
tu commences la socio... Je devais le plaquer sur du social de manière
trop hâtive. [...] Donc je l'ai un peu mis de côté depuis la
socio.
Enquêté : On te reprochait
d'être trop militante ?
161
Enquêtée : Ils l'ont
indiqué oui, ça et d'autres choses aussi. Ça allait trop
vite parfois, faire des liens entre la prison et le scolaire un peu
rapidement... De ne pas argumenter assez. (Clémentine, 28 ans,
ACCESS, Transfuge 3 ans de sociologie).
A travers les propos de Clémentine, on perçoit
dans les standards pédagogiques, une injonction relativement implicite
l'incitant à réviser ou à réprimer dans ses
recherches ses dispositions militantes afin que, par la pratique de la
sociologie, elles se muent en dispositions scientifiques. Cette conversion de
socialisation s'opère donc à travers le renoncement de ses formes
d'engagement manifestes susceptibles d'être autant de biais dans sa
quête d'objectivation.
La matrice disciplinaire est donc susceptible de jouer un
rôle socialisateur important. Elle semble disposer les
diplômés à adopter un rapport « cognitif » au
savoir tout en les incitant à écarter de leur activité
sociologique, tout discours qui pourrait être produit en dehors du champ
scientifique (politique, militant, etc.) et de ce fait, à renoncer
à toute forme d'engagement idéologique explicite. Ce qui peut
expliquer partiellement pourquoi ceux qui produisent une recherche partant
d'une demande sociale ou d'un engagement sont rares. Alors que de nombreux
travaux (Naudier et Simonet, 2011) réaffirment le potentiel heuristique
de l'engagement et revisitent le concept de neutralité axiologique dans
lequel les diplômés que nous avons rencontrés semblent
avoir été « biberonnés89 ».
4. Une relecture du concept de neutralité axiologique
Depuis la publication de deux conférences de Raymond
Aron dans une réédition du Savant et le Politique de
Weber (1919), la question de l'engagement du sociologue a été
posée essentiellement par le prisme de ses adhésions
idéologiques, de ses partis pris politiques, de son militantisme, et
jugée à travers le concept de « neutralité
axiologique » : norme selon laquelle tout savant ne devrait pas porter de
jugement de valeur dans son travail (Naudier & Simonet, 2011).
Cependant, l'épistémologie féministe,
à l'image des travaux de Devreux (in Naudier et Simonet, 2011)
réinterroge ce concept en stipulant que la neutralité n'est pas
simplement difficile mais bien impossible à tenir car elle n'est pas en
apesanteur, en dehors de représentations produites par des rapports
sociaux déterminés. Par exemple, des travaux féministes
(Guillaumin, 1981), ont remis en question le point de vue
présenté comme neutre
89 Pour reprendre les termes d'un de nos
enquêtés.
162
d'une science particulièrement androcentrée.
Dans ce sens, Guillaumin (1981) stipule que prétendre à une
analyse neutre et objective est un effet de domination. A ce sujet, Kalinowski
(2005) montre que l'usage du concept de « neutralité axiologique
» peut être utilisé pour discréditer des formes
d'engagement jugées trop extrémistes. L'auteure donne l'exemple
d'Aron qui dépréciait à travers ce principe, le potentiel
heuristique des travaux marxistes prétextant que leur fondement reposait
sur des enjeux politiques comme la lutte des classes. On voit bien à
travers cet exemple en quoi le concept de « neutralité axiologique
» peut être utilisé comme une arme scientifique, un
argumentaire par lequel on légitimise une connaissance plus
épurée, plus objective... En somme une recherche de meilleure
qualité sous prétexte que le sociologue en serait
dépourvu. Alors qu'aujourd'hui, des travaux comme l'ouvrage collectif
dirigé par Naudier et Simonet (2011) montrent que nombreux sont les
sociologues qui font leur travail alors même qu'ils sont engagés
et font partie du monde social qu'ils analysent. Cet ouvrage est
constitué de nombreux récits de chercheurs de sexe, d'âge
et d'écoles différentes qui apportent une réflexion
concrète sur la manière de faire leur métier, en
articulant pratiques de recherche et engagements politiques, institutionnels,
professionnels, etc. Pour justifier le caractère objectivant de leur
analyse ces sociologues n'invoquent pas le concept de « neutralité
» mais revendiquent leur « ancrage » dans la
société. Le potentiel heuristique de leur analyse repose non pas
sur un principe de distance mais sur la mise en lumière de leurs
engagements, la manière dont ils influencent, participent, orientent,
délimitent et instruisent leurs pratiques.
Les travaux féministes et « engagés »
nous invitent donc toujours à contextualiser la production du savoir et
à considérer de ce fait, qu'il est toujours politique. Conviction
partagée par d'illustres sociologues tel que Bourdieu (1979) qui
écrivait dans La Distinction : « la théorie de
la connaissance et la théorie politique sont inséparables
». Autrement dit, il n'y a pas de théorie de la connaissance
qui ne soit pas en même temps une théorie politique et toute
théorie politique implique une théorie de la connaissance.
Dans une perspective de sociologie de la connaissance, cette
dernière est toujours produite à partir d'un point de vue, d'une
position et suppose de ce fait, la mobilisation d'a priori desquels
dépendent pour partie, du contexte social et des
propriétés du chercheur, de son habitus, de ses valeurs mais
aussi et surtout, de ses intérêts. A ce propos, Mannheim (1929)
précise que le moteur de la connaissance est le conflit et la lutte pour
l'hégémonie. A travers cette considération et au regard de
l'utilisation passée de la « neutralité axiologique »,
« il faudrait interroger les effets pervers potentiels de cette
rupture ou de ce discours, L...J
163
s'interroger sur le sens de la rupture : principe
orientant la recherche ou idéologie professionnelle du champ ? »
(Gaussot, 2014 : 41).
La notion d'idéologie induit que la pensée des
groupes dominants dépend tellement de leurs intérêts
socio-historiquement situés qu'ils en finissent par perdre la
capacité de percevoir certains faits préjudiciables à leur
domination (Gaussot, 2014). L'idéologie de « l'art pour l'art
» ne masquerait elle pas des enjeux de pouvoir ? Une
velléité pour ces professionnels de la connaissance à
sauvegarder leur position de monopole (Mannheim, 2001) et d'opérer
à travers cette croyance une césure nette entre leurs pratiques
légitimes du métier et d'autres formes de déclinaisons ?
Ne sont-ils pas happés par des besoins distinctifs (Bourdieu, 1979) qui
les conduiraient à renoncer à composer avec les enjeux
sociétaux de leur temps ? Pourtant, viser le changement, agir sur la
réalité du monde, maîtriser la nature, mais aussi l'homme
par l'homme, y compris l'intérêt émancipatoire de la
domination ne sont-ils pas le propre de la recherche scientifique ? (Habermas,
1976 ; Guillaumin 1981 ; Berthelot, 1996 ; Devreux, 2004 ; Gaussot, 2014).
Si nos matériaux nous conduisent à mettre ces
questions sur la table, ils ne nous permettent pas cependant d'avoir la
prétention d'y répondre pleinement et sont une invitation
à se pencher plus à même sur la question. En
parallèle, au cours de notre démarche nous avons eu l'intuition
que la perception qu'ont les diplômés des usages légitimes
de leur discipline semble être corrélée à la
représentation qu'ils ont de la figure de l'enseignant-chercheur. Ce
modèle professionnel dominant est susceptible d'avoir une importance
conséquente sur les modes d'identification professionnelle
développés par les diplômés.
5. Domination du modèle académique
Au cours de notre enquête, nous nous sommes entretenus
avec les diplômés pour recueillir leurs représentations de
la figure du sociologue et estimer s'ils se sentaient légitimes à
s'identifier comme tel. Au premier abord, la relation d'enquête ne se
prête pas idéalement à cet exercice car il y a fort
à parier que la dimension symbolique qui se joue dans l'interaction
impacte l'assurance à affirmer une identité de sociologue. Il est
donc important de considérer que les représentations
rapportées sont propres à la situation d'entretien. Par exemple,
un diplômé pouvait ne pas se sentir sociologue à notre
contact mais dans d'autres configurations assumer et revendiquer ce statut. Par
la même, comme Dubar (2000) l'a démontré,
l'identité
164
professionnelle se décompose en deux dimensions : une
identité pour soi (construite pour nous-mêmes) et une
identité pour autrui (que nous souhaitons renvoyer aux autres). Par
conséquent, ce qui semblait se jouer dans l'interaction c'était
la légitimité à se prétendre sociologue aux yeux
d'un apprenti sociologue. Situation qui après réflexion peut se
révéler riche en informations à partir du moment où
l'on considère la légitimité à s'identifier
sociologue à notre contact comme la résultante d'une
pluralité de facteurs que nous avons cherchés à
reconstruire.
Sur une trentaine d'enquêtés avec qui nous avons
échangé à ce sujet, seulement 2 d'entre eux nous ont
semblés clairement légitimes à s'identifier comme
sociologue à notre contact. L'un d'eux l'a déclaré sans
aucune hésitation comme Michel (52 ans, ACCESS, parcours
homogène, professeur agrégé et doctorant) : « Oui
je me sens sociologue. Je fais partie du département, j'ai mon bureau,
je donne des cours. Je suis parfaitement intégré au labo et puis
les collègues ne font pas de différences particulières...
Oui je me sens quand même bien sociologue ». A travers ces
propos, on dénote, semble t'il, l'importance de l'ancrage dans l'univers
scientifique : avoir un bureau attitré, enseignant la sociologie pour le
département, travailler au contact de sociologues qui le reconnaissent
comme un pair... Tous ces facteurs sont susceptibles d'avoir une influence
conséquente quand il s'agit de se sentir légitime à
s'identifier sociologue à notre contact. D'autres l'insinuaient de
manière détournée, en faisant référence
à une logique de titres scolaires comme l'attestent les propos de Noah
(docteur en sociologie) :
Enquêteur : Y'a une hiérarchie
institutionnelle ?
Enquêté : Oui y'a une
hiérarchie institutionnelle mais pas entre les docteurs, les postes doc
et le reste... Il n'y a pas de hiérarchie en ces termes. La
hiérarchie c'est... Ba y'a le passage de la soutenance de thèse
à l'université. C'est vraiment un rite de passage. Dès que
tu as ta thèse tu fais partie de ce monde-là et quand tu ne l'as
pas, tu n'en fais pas encore partie. C'est vraiment un rituel très
symbolique. Donc une fois que l'on est docteur on est sociologue.
Enquêteur : Tu l'as ressenti ? C'est du vécu ?
Enquêté : C'est comme ça
que le perçois d'une façon générale. C'est comme
ça que j'interprète le rituel de soutenance, c'est un rituel de
passage. C'est quelque chose de très important. Il y a ceux qui l'ont et
ceux qui ne l'ont pas. Ceux qui sont en doctorat, qui vont la passer et ceux
qui l'ont. Si y'a une hiérarchie, c'est plus là-dessus qu'elle se
joue. Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en
sociologie).
Si on se fie aux propos de Noah, la thèse semble tenir
une importance conséquente dans le cheminement socio-cognitif qui
dispose le diplômé à notre contact, d'être
légitime à se prétendre sociologue. Un moment de
l'échange que nous avons eu avec Patrick (41 ans, ACCEES, converti,
formateur) semble confirmer notre intuition :
Enquêteur : Tu te dirais sociologue ?
Enquêté : Après le
problème c'est que t'as pas le droit (rire). Non mais tu n'as pas le
droit. Tu n'as pas de titre protégé, où en
général tu te définis sociologue quand tu as ton doctorat.
Donc ne l'ayant pas je ne vais pas me clamer sur tous les toits que je suis
sociologue. Je me dis « formateur ». Après je me sens
très sociologue à l'intérieur de moi en termes de lecture
du monde. Voilà.
Enquêteur : Aux yeux de tes
collègues tu es formateur, sociologue ?
165
Enquêté : Un peu les deux ouai.
Formateur sociologue. Mais je ne brandis pas la carte « je suis sociologue
». Il y en a qui le font. Je me souviens d'une prof en formation qui
était maître de conf, on ne l'aurait pas dit comme ça. Et
un collègue pendant le tour de table où l'on devait se
présentait avait dit : « bonjour je suis sociologue ». Elle
avait répondu simplement « ah bon d'accord ». Et quand il a
appris qu'elle était Maître de conférences ça
l'avait calmé. Bref tu vois....
Enquêteur : Être sociologue c'est
à partir de la thèse ?
Enquêté : C'est con ce que je te
dis mais c'est comme ça que je le vis. Jamais je n'irais mettre que je
suis sociologue sur une carte de visite tu vois. Ça ne se fait pas trop
chez les sociologues. Ou y'en a qui mettent une carte « sociologue
consultant » en entreprise. Alors que les psychologues le font puisqu'ils
ont un titre. Chez nous ça ne se fait pas, parce que ce qui prime c'est
la consécration du doctorat. Même si je pense que la sociologie tu
peux la penser mieux sans doctorat. C'est des petits problèmes
identitaires... C'est une logique de classement scolaire, de hiérarchie
sociale en termes de classement. Et ça peut être dangereux de se
prétendre sociologue. Comme y'a pas de titre, tout le monde peut
l'être et c'est un danger pour les établis.
Si l'on s'attache à reconstruire la logique identitaire
de Patrick, on s'aperçoit que malgré le fait qu'il soit
sociologue pour lui-même (« je me sens très sociologue
à l'intérieur de moi ») et pour ses collègues,
ce sont des logiques statutaires qui priment (« la consécration
de la thèse », le statut de maître de
conférences). D'autres enquêtés, pourtant docteurs ne se
sentaient pas légitimes à rapporter, qu'à travers leur
activités professionnelles (autres que scientifiques) ils sont
sociologues même si là encore, pour eux-mêmes ils semblent
l'être :
Enquêteur : Dans votre position
actuelle vous êtes sociologue ?
Enquêté : D'un certain
côté si. Je me sers de cadres d'analyses sociologiques. J'en ai
besoin ça m'aide. Pour faire une carte scolaire anticipée par
exemple. Après on peut voir ça aussi à travers la
manière dont on travaille avec les acteurs. Il y a une forme de
sociologie des organisations autour de ça. Comment on mobilise, comment
on coordonne les personnes sur les mesures. Ça m'aide à
intervenir là-dedans. Un travail d'explication, de démonstration
auprès des administrations. Y'a un travail d'expertise c'est sûr.
Mais si je suis sociologue... Dans ma position actuelle non. Ce n'est pas que
je ne me dise pas sociologue, mais je ne vais pas m'improviser sociologue. Dans
mon objet de travail je n'ai pas la liberté d'expression qu'il faudrait,
on n'a pas tous les mêmes marges de manoeuvre, la même franchise
qu'un sociologue à l'université. Antoine (52 ans, ACCESS,
converti, docteur, inspecteur de l'éducation nationale).
On sent bien à travers le discours d'Antoine qu'il use
de la sociologie dans son travail dans des logiques d'interventions qui ne
semblent pas à ses yeux correspondre à une activité de
sociologue car comme il le relate, son modèle de référence
est la figure de l'universitaire. En somme, la consécration de la
thèse semble importante quant à la légitimité
à s'identifier sociologue auprès d'autrui mais pas suffisante, le
sentiment d'appartenir professionnellement au monde académique semble
prépondérant. Ce qui peut expliquer pourquoi les
diplômés que nous qualifions de « praticiens »,
même s'ils usent de la sociologie dans leur activité, ne se
sentent pas légitimes en notre présence à se qualifier de
sociologue. La plupart du temps, pour se décrire professionnellement,
ils se réfèrent à l'intitulé de leur emploi «
chargés d'études », « chargés de missions
», « formateurs », etc... D'autres parfois, conscients tout de
même qu'ils font oeuvre de sociologie dans leur activité, se
rattachaient à des figures telles que l'ingénieur ou
l'ethnographe :
Enquêté : Je ne me
considère pas sociologue non. A la rigueur je me considère
ethnographe. Comme la sociologie je retiens que son utilité pratique.
C'est-à-dire la manière dont je fais un questionnaire, être
vigilant à la manière dont je l'élabore. Les questions,
l'ordre des questions, etc. [...] Pour les entretiens c'est pareil, je fais
attention à tout un tas de trucs. La manière dont je me
présente, comment je mène les entretiens. C'est l'utilisation
de
166
la sociologie que j'en ai [...]. Donc tu vois je me
considère plus comme ethnographe que sociologue [...]. Jamais je ne me
considérerai comme sociologue... Ma vision est peut-être
biaisée mais je pense qu'il faut au minimum avoir un doctorat avec les
félicitations du jury. Avant ça, tu ne l'es pas forcément.
Ou tu l'es à moitié (rire). (Romain, 27 ans, DIS,
parcours homogène, chargé d'étude et rédacteur
d'e-sport).
En somme, l'enquête qualitative que nous avons
menée auprès des diplômés montre que, loin de
reconnaître l'existence et la légitimité de multiples
exercices professionnels de la sociologie, ces derniers intègrent un
modèle principal de référence, celui du chercheur ou de
l'universitaire consacré par le titre de docteur. Constat qui est sans
équivoque puisque quand on leur demande de nous décrire la figure
du sociologue, ils se rattachent tous à cette représentation.
Comme nous avons pu le voir, la plupart (exceptés ceux qui
n'étaient pas prompts à répondre90)
définissent l'activité du sociologue exclusivement comme un
métier scientifique sur le mode de la rupture (voir la partie
précédente). Ce détachement s'opère avec
le sens commun mais aussi avec l'intervention, l'action, les finalités
économiques et à certains égards politiques.
Tout cela peut s'expliquer directement par l'histoire de la
discipline qui s'est institutionnalisée et professionnalisée sur
le modèle de la science. D'un point de vue statutaire, les
diplômés qui oeuvrent en dehors du champ universitaire se
disqualifient eux-mêmes, leur identité de sociologue ne se
retrouve pas dans l'usage du savoir qu'ils en font parce qu'ils se rapprochent
d'un modèle de profession appliquée, ignoré et
dévalué par le segment dominant. Certains, même
dotés du plus haut grade universitaire, mesurant l'écart entre
leur pratique professionnelle et celle de chercheur ou de l'enseignant, ne se
reconnaissent pas le droit de porter le titre. La sociologie dans ce cas ne
constitue pour ces diplômés qu'une activité professionnelle
lointaine auquel ils s'identifient culturellement ou intellectuellement. En ce
sens, être sociologue semble plus reposer sur une appartenance à
la communauté académique qu'à un passage en formation. Dis
autrement, ce qui prime dans la légitimité à s'identifier
sociologue se réfère plus à la science et à
l'appartenance à ses institutions qu'à la sociologie comme
discipline.
Même si le degré de professionnalisation de la
discipline apparaît faible (Chenu, 2002) il existe tout de même et
semble avoir suivi une tendance scientifique (Houdeville, 2007). Comme nous
l'avons vu au cours de notre partie qui concerne l'histoire de
l'institutionnalisation de la discipline, deux modèles de métier
ont été promu : un modèle « universel »
(fondamental) et « particulariste » (appliqué). Le rapport de
force s'est plutôt
90 Il ne faut pas éluder le fait que certaines
configurations d'entretiens ne se prêtaient pas à cet
échange. Nous étions là avant tout pour parler de leur
parcours et nous sentions que pour certains, parler d'autres choses ne les
enjouaient pas forcément.
167
établi en faveur du segment académique. Les
enseignant-chercheurs semblent aujourd'hui les seuls à imposer leurs
savoir et leurs pratiques. En cela, ils contrôlent la sociologie en
matière de socialisation, de légitimité professionnelle et
de relations avec les commanditaires (Piriou, 1999) ; emprise qui, si l'on se
réfère aux travaux d'Houdeville (2007) s'est consolidée
suite à un évènement qui a chamboulé la discipline
toute entière : l'affaire Tessier.
6. L'affaire Elisabeth Tessier et son incidence sur l'exercice du
métier
Le 7 avril 2001 l'astrologue Elisabeth Tessier soutenait sa
thèse91 à l'université de Paris
V, sous la direction de Michel Maffesoli, professeur de
sociologie. Cette soutenance a suscité un véritable scandale au
sein de la « communauté » des sociologues et pas seulement,
elle a fait l'objet de nombreuses publications dans la presse. S'ensuivit une
véritable effervescence dans le champ sociologique, des échanges
vifs dans l'ASES, une profusion de messages électroniques et autres
moyens de diffusion (entre enseignants-chercheurs) et à une intense
activité épistolaire (Houdevile, 2007). Elle a également
donné lieu à des publications scientifiques92,
à une pétition à l'initiative de l'ASES et la mise en
place d'un « comité de relecture » de la thèse. Il
s'agissait pour cette commission de relever les écarts manifestes entre
la rédaction du rapport de thèse de Tessier (2001) et les canons
de l'exercice « professionnel » de la discipline. Pour Houdeville
(2007), à travers le « remous » provoqué par cette
thèse, tout un pan de la discipline s'est dressé pour expliciter
et affirmer les critères de jugement d'un travail scientifique de
sociologie. De telle sorte qu'au travers de cette « affaire », le
modèle de profession de la sociologie s'est incarné,
réincarné ou réaffirmé autour d'un modèle
scientifique (Houdeville, 2007). Autrement dit, c'est autour de ce
modèle que l'on entend juger du « professionnalisme » des
sociologues qui ne peuvent être considérés (les nouveaux
entrants) qu'aux exigences d'un travail scientifique. Pour Houdeville (2007),
cette affaire a eu pour conséquence pour certains chercheurs de
dévoiler leurs certitudes sur le métier et à les
expliciter. A travers cet événement, les chercheurs d'horizons
théoriques et d'écoles de pensées diverses se sont
accordés sur des consensus minimaux quant à la manière de
faire de la sociologie, situation sans précédent. Il semble que
pour la première fois de son histoire, la
91 Elizabeth Hanselmann-Teissier, Situation
épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence
fascination/rejet dans les sociétés post-modernes, op.
cit.
92 Bernard LAHIRE, « Une astrologue sur la planète
des sociologues ou comment devenir docteur en sociologie sans posséder
le métier de sociologue ? », dans Barnard LAHIRE, l'esprit
sociologique, op.cit.,p. 351-387.
168
sociologie scientifique peut prétendre être
unifiée autour de cadres, de normes, de paradigmes, de règles et
de capitaux scientifiques dont leur potentiel heuristique n'est plus à
démontrer.
Toutefois, pour Houdeville (2007) cette avancée
scientifique n'exonère pas la profession d'un système de
croyances professionnelles qui ne sont pas sans conséquences sur la
définition octroyée au métier :
« Les réactions des nouveaux entrants
éclairent d'une façon que nous croyons significative cet «
intérêt » à refuser d'inclure dans la «
profession » de sociologue certains usages, d'exclure hors de ce qui fait
le sérieux de la discipline certaines pratiques inféodées
à d'autres logiques, d'autres espaces [que la science],
d'écarter tout ce qui n'est pas très présentable, bref
d'établir une ligne de démarcation entre un exercice du
métier de sociologue non légitime du point de vue des
caractéristiques qui les définissent, des
propriétés qui sont les leurs. C'est tout un contexte,
aboutissement d'une longue histoire, qui se trouve en vérité
être au principe de leur prise de position. A ceux qui ont leur
carrière devant eux, s'impose la nécessité de produire et
de contribuer à reproduire le cadre d'exercice de leur métier qui
correspond aux capitaux spécifiques qu'ils ont acquis [...J. Dans cet
univers, on peut dire que la sociologie [...J peut compter actuellement sur des
représentants très fortement disposés à la
défendre dans son autonomie difficilement conquise et toujours à
produire » (Houdeville, 2007 : 301-302).
Dans une telle configuration, il serait étonnant que le
segment académique s'attarde sur la dimension appliquée des
savoirs ou au développement d'un modèle de praticien. Car il est
possible que ce tournant soit perçu comme une menace de «
déprofessionnalisation » (Heilbron, 1984) de la sociologie
scientifique chèrement conquise aux yeux de ceux qui la servent,
farouchement enclins à la défendre. Possible donc, que la
manière légitime de déclarer les débouchés,
les savoirs ou les pratiques servent avant tout à la reproduction de ce
corps et à la perpétuation de son fonctionnement.
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