Conclusion
Pour conclure ce mémoire, nous souhaitons relever les
principaux apports, limites et prolongements possibles de cette recherche. De
manière générale, les analyses de ce travail permettent
d'y voir plus clair quant au devenir des diplômés de sociologie
d'un niveau master, en réinscrivant cette question dans les mutations
récentes qui touchent la discipline. Ces deux aspects semblent
être liés puisque dans un contexte d'explosion des flux de
certifiés, nous interrogions la possibilité que la sociologie
entre dans une nouvelle étape de professionnalisation destinant les
diplômés à oeuvrer de plus en plus en dehors du secteur
public. Nos résultats indiquent qu'effectivement, le panel des horizons
professionnels de ces diplômés ne se cantonnent plus aujourd'hui
au monde de la recherche et de l'enseignement.
Notre travail donne du crédit à des travaux de
sociologues des professions qui stipulent qu'aujourd'hui, la sociologie peut se
décliner à travers 3 postures professionnelles : le chercheur,
l'enseignant et le praticien. En reconstruisant les trajectoires d'insertion
des diplômés, on s'aperçoit qu'un taux
non-négligeable oeuvre professionnellement dans le secteur privé
dans des champs tels que la production d'études appliquées, la
formation d'adultes, le conseil en développement local, en entreprise...
Ces agents que nous qualifions de « praticiens » qui
détiennent un haut niveau d'études en sociologie, sont conduits
dans leurs emplois non pas à faire de la science mais à
réaménager le savoir disciplinaire dans leurs activités.
Alors qu'historiquement la discipline s'est professionnalisée à
travers son segment académique et par la pratique scientifique du
métier, le « tournant praticien » semble conduire
inexorablement de plus en plus de diplômés à constituer un
segment professionnel différent plus orienté vers l'application
du savoir à des fins utilitaristes et pratiques. Leur posture
professionnelle peut se caractériser par un double ancrage : à la
fois dans le milieu professionnel et dans la tradition sociologique.
L'utilisation du savoir disciplinaire peut recouvrir plusieurs formes et est
à pondérer avec la singularité de chaque conjecture
professionnelle. Mais schématiquement, nous avons relevé que
l'usage que font ces professionnels de la sociologie oscille entre une pratique
d'expertise et une sociologie publique. Fréquemment ces praticiens sont
conduits à user de la sociologie dans le cadre de « diagnostics
» qui sont des études comportant des visées
opératoires. Alors que les sociologues scientifiques s'attachent
à expliquer les causes d'un phénomène, les recherches
praticiennes, ancrées dans une relation avec un commanditaire,
s'attachent avant tout à « décrire » leur objet dans
une perspective de résolution de problèmes, de changement et
d'une recherche d'efficience et d'efficacité.
170
Néanmoins, notre recherche montre que leur
démarche « sociologique » ne s'arrête pas là. Les
expériences professionnelles rapportées par ces agents
dénotent qu'en règle générale, ils ne conduisent
pas l'action mais l'accompagnent, coconstruisent et conseillent. Ils cherchent
à initier une relation dialogique avec les publics avec qui ils sont en
contact et ont en toile de fond l'exercice démocratique. Ils tentent de
créer l'émergence d'un débat public à travers
lequel la dynamique de changement s'opérera. Dans des espaces
régis par des logiques de pouvoir, les praticiens à travers leur
autorité professionnelle (technique ou hiérarchique) adoptent une
posture d'extériorité à partir de laquelle ils feront
circuler l'information, faciliteront la confrontation et l'échange entre
différents partis directement concernés par l'action
politique93. Ils endossent alors un rôle de « passeur
» ou de médiateur qui aident les agents en présence à
clarifier les enjeux et favorisent le débat, le consensus, la
négociation... En somme, ces praticiens semblent sollicités dans
leurs activités à contribuer par leur analyse à
l'élucidation de problèmes sociaux et à la mise en place
de dispositifs institutionnels adaptés sans rompre
inéluctablement avec la tradition critique de la discipline.
Le second résultat important de ce mémoire
concerne l'insertion professionnelle des diplômés. Alors qu'il
existe un discours politique ambiant qui prétend que la sociologie
serait une usine à chômeurs, notre enquête montre que cette
assertion est loin d'être vraie. Les diplômés
n'éprouvent pas de difficultés à obtenir un emploi suite
à leurs études néanmoins, ils accèdent
difficilement à une activité professionnelle stable et à
une rémunération à la hauteur de leur niveau
d'études. Tout cela peut s'expliquer notamment par l'histoire de
l'institutionnalisation de la discipline encore récente (60 ans) et par
sa faible reconnaissance sur le marché de l'emploi. Notre enquête
montre que les diplômés, face à ces «
contrariétés » socio-économiques adoptent des
stratégies d'insertion qui sont structurées par leur
socialisation familiale. Dans le cadre de notre recherche, nous avons
observé que les logiques d'insertion se déploient avant la fin
des études, dès que les diplômés se
présentent face à la bifurcation à l'entrée du
master entre une voie recherche et une voie professionnelle. Nous avons
constaté que les agents qui avaient baigné dans une socialisation
populaire et technocratique sont plus disposés à s'orienter vers
la voie professionnelle alors que les diplômés originaires des
classes moyennes dites « intellectuelles » s'orientent
majoritairement vers les voies recherches. Les agents de milieux populaires,
développent une disposition profonde, un « goût du
nécessaire » qui se réactualise face à la bifurcation
du master et qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle
perçue comme plus sécurisante, permettant d'accéder plus
rapidement à
93 Qu'il faut entendre par l'exercice du pouvoir.
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l'emploi. Les « technocrates » quant à eux,
par leur socialisation familiale, développent des dispositions que nous
qualifions de « pragmatiques » les conduisant à rechercher des
emplois à fort prestige et fortement rémunérés ;
pragmatisme qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle
pour vendre leur opérationnalité sur le marché.
Contrairement aux « intellectuels » qui développent des
dispositions que nous qualifions de « cognitives » par lesquelles ils
cherchent sans cesse à accumuler le capital culturel sur lequel repose
leur réussite sociale ; disposition qui structure leur orientation vers
la voie recherche. Tout cela n'est pas sans incidence sur le devenir
professionnel des enquêtés car la spécialité du
master impacte significativement l'insertion : les diplômés de la
voie professionnelle s'orientent plus vers les emplois de praticiens et ceux de
la voie recherche vers les métiers de l'enseignement et le doctorat. Ce
qui affecte le renouvellement du corps des enseignants-chercheurs puisque
l'entrée en thèse - étape nécessaire pour postuler
à ces emplois- est fortement marquée socialement.
Majoritairement, les doctorants ont baigné dans une socialisation
liée à l'enseignement et dans une culture légitime
inhérente au secteur public ou parapublic.
Le 3ème volet des principaux
résultats de ce mémoire relève de l'étude du
rapport que ces diplômés entretiennent avec leur discipline. Cette
relation a été étudiée à travers une
approche compréhensive, essentiellement à travers deux dimensions
: l'utilité perçue du savoir sociologique et les modes
d'identification légitimes à la figure du sociologue. Concernant
les intérêts de la connaissance perçus, cette question
semble être très débattue au sein du champ sociologique. Un
travail à partir de l'ouvrage « A quoi sert la Sociologie ?
» (Lahire, 2002) nous a permis de dresser 3 idéaux types :
l'art pour l'art, l'engagement critique et l'interventionnisme. Dans les
entretiens que nous avons menés, même si l'on retrouve toutes les
considérations typiques, les diplômés rapportent
majoritairement un discours qui retranscrit ce que Lahire (2002) qualifie
d'idéologie professionnelle de « l'art pour art » : croyance
en laquelle le sociologue sert uniquement à produire des
vérités scientifiques sur le monde social en adoptant une posture
neutre, détachée de toute forme d'engagement. Cette conception
semble fortement promue au travers de la matrice de formation par le concept de
« neutralité axiologique » que les diplômés
invoquent pour décrire la posture professionnelle légitime du
sociologue. Cela les conduit à percevoir l'engagement comme un
écueil à la connaissance, un ancrage idéologique qu'il
faut mettre de côté pour prétendre à une meilleure
objectivité.
Concernant la légitimité à s'identifier
sociologue, en l'absence de titre officiel, notre enquête montre que
c'est avant tout l'appartenance professionnelle à la science et à
ses institutions qui suscite le sentiment d'être sociologue. Dans les
représentations, la consécration
172
de la thèse octroie le statut mais dans les faits,
lorsque l'on demande à des docteurs qui ne pratiquent plus la recherche,
ils ne se sentent pas légitimes à s'identifier comme sociologue.
C'est donc avant tout la pratique de la recherche et l'ancrage dans ce milieu
professionnel qui confèrent la légitimité de
sociologue.
Nous souhaitons maintenant évoquer les limites de ce
travail. Une première insuffisance à soulever concerne les
tailles d'échantillons de l'enquête Génération
2010 qui se révèlent faibles par rapport aux critères
de significativité communément admis dans le champ. A l'avenir,
il conviendrait d'effectuer nos analyses sur la base d'échantillons plus
conséquents.
Une autre limite que nous voulons pointer concerne la
manière dont nous avons apprécier la socialisation familiale,
uniquement à travers les CSP des parents ce qui peut laisser place
à beaucoup d'inférences. Dans le cadre d'une poursuite de cette
étude, il conviendrait d'aller à la rencontre de la famille des
diplômés pour reconstruire de plus près leur mode de
socialisation familiale et étudier si les dispositions que nous avons
relevées se retrouvent chez leurs proches.
Par ailleurs, nous n'avons pas assez insisté au cours
de ce mémoire sur le fait que la sociologie est et reste une discipline
subalterne au sein du champ académique. Il faudrait à l'avenir
prendre plus en compte ce facteur qui n'est sans doute pas sans incidence quant
aux problèmes que nous avons soulevés. De plus, il n'y a de
sociologie que de la comparaison, alors cette étude mériterait
d'être prolongée en comparant les parcours de
diplômés sociologues avec des certifiés en provenance d'une
autre discipline.
D'autre part, il nous semble important de préciser
qu'il faut être prudent quant à l'effet « totalisant »
que peut susciter notre étude qualitative. Il faut insister sur le fait
que la sociologie est loin d'être une discipline homogène quant
à ses savoirs, ses écoles de pensées, ses
méthodes... Dès lors il faut être vigilant sur la
portée généralisatrice de nos résultats et à
l'avenir travailler sur les divergences qui existent au sein même du
champ sociologique.
Enfin, nous avons évoqué succinctement
l'importance des jugements professoraux dans la construction de la vocation et
plus largement, de son poids sur les orientations d'insertion.
Néanmoins, nous n'avons jamais évoqué la question des
écarts de performances et leurs causes. Des travaux montrent que la
culture sociologique est fortement attachée à celle des lettres
(Lepeinies, 1994) et que les inégalités face au scriptural sont
fortement marquées socialement (Lahire, 2008). Il conviendrait alors
d'élargir la question de la vocation et plus largement, de la
reproduction du corps des enseignants-chercheurs, aux inégalités
relatives à la réception du savoir sociologique.
173
Dans ces dernières lignes, nous souhaiterions exhorter
les sociologues à se pencher sur la question du devenir professionnel
des agents qui ponctuent la discipline. Nous n'avons pas l'intention de rentrer
dans un débat sur les intérêts d'évoluer vers une
professionnalisation plus appliquée ou de maintenir l'orientation
scientifique vers laquelle s'est orientée la sociologie. Nous souhaitons
simplement insister sur l'importance du contexte social qui touche la
discipline qui de gré ou de force, conduit à une nouvelle forme
de professionnalisation. L'indifférence polie dont semble faire l'objet
cette question et la dépréciation de ces nouvelles pratiques ne
risquent-elles pas à l'avenir de nuire à l'assisse scientifique
de la sociologie chèrement conquise ou à sa
crédibilité ? L'affaire récente qui concerne Jean-Claude
Kauffmann ne résulte-t-elle pas d'un désintéressement des
sociologues pour cette question ? Il y aurait tout intérêt
à travailler sur les clivages internes de la profession, à
reconnaître la diversité des segments et à songer à
des consensus minimaux sur ce que doit être une sociologie praticienne.
D'autant plus que les différents segments semblent nouer des formes
d'interdépendances et que les praticiens, au contact de divers publics
participent à faire reconnaître la discipline dans le « champ
de production large » (Bourdieu, 1979).
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