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Esquisse d'une sociologie des sociologues


par Florian Bertrand
Université de Poitiers - Master 2018
  

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Chapitre 5 : Le devenir professionnel des diplômés de

Sociologie

Traiter de la question du devenir professionnel d'une catégorie d'individus renvoie inéluctablement à envisager cet objet par le prisme de « l'insertion professionnelle ». Historiquement, la sociologie de l'éducation des années 60 a traité les questions d'insertions professionnelles à travers le prisme de l'adéquation formation/emploi. Cependant les axes de recherche se sont élargis depuis. Des études mettent à jour des variables sociales qui modulent l'insertion professionnelles (Dubar, 1991 ; Galland 1991 ; Nicole-Drancourt et Rouleau-Berger, 1995 ; Heinz, 1991) et qui remettent en question le postulat d'une adéquation stricte et mécanique de la relation formation-emploi. De telle sorte que l'insertion professionnelle se présente comme un objet complexe difficilement appréhendable. La définition de l'insertion proposée par un collectif de chercheurs (Bordigoni, Demazière & Mansuy, 1994) rend bien compte de cette dimension plurielle : « l'insertion est un processus socialement construit dans lequel sont impliqués des acteurs sociaux et des institutions (historiquement construites), des logiques (sociétales) d'action et des stratégies d'acteurs, des expériences (biographiques) sur le marché du travail et des héritages socio-scolaires » (Dubar, 2001 : 34). Dans cette perspective, l'accès à l'emploi ne peut être réduit à des mécanismes économiques. Il doit être analysé comme la résultante de variables complexes qui se situent à deux niveaux : à un niveau institutionnel et sociétal et à un niveau plus réduit, où l'on s'attache à recueillir l'expérience des agents pour reconstruire leurs parcours d'insertion. L'analyse sociologique doit tenter d'articuler ces deux niveaux, prendre en compte les institutions, les logiques économiques et administratives qui dessinent un cadre historiquement déterminé qui pèse sur les conduites des agents qui déploient des pratiques elles-mêmes structurées par leurs valeurs, leurs aspirations et affinités culturelles, elles-mêmes façonnées par leur socialisation. Il est alors temps pour nous de centrer notre analyse sur les modalités d'insertion professionnelles des diplômés de sociologie (débouchés, chômage, salaires, etc.). Nous nous sommes intéressés dans un premier temps à ce que Hughes (1971) nomme les contreparties socioéconomiques.

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1. Les contreparties socioéconomiques de l'engagement dans un cursus de sociologie

Cette dénomination désigne traditionnellement plusieurs enjeux socioprofessionnels et économiques que soulève l'entrée dans une quelconque formation : le taux de chômage, l'accès au statut de cadre, la rémunération, le taux d'emplois précaires. Pour Hughes (1971) l'avenir des disciplines académiques est dépendant des capacités des formations à assurer aux étudiants des revenus et/ou des prestiges professionnels satisfaisants.

La question du chômage

Les discours alarmistes associant les disciplines de sciences humaines à des filières « sans débouchés » ne sont pas rares. A titre d'exemple, Geneviève Fioraso (ancienne ministre de l'éducation et de l'enseignement supérieur) déclarait en 2013 : « Dès la seconde, les jeunes doivent savoir que des filières, comme l'histoire, la sociologie ou la psychologie, connaissent des difficultés d'insertion. Ils doivent être prévenus43 ». De tels propos, relayés par l'arène médiatique peuvent très vite participer à propager des a priori concernant les sciences humaines et lettres, présentées comme des filières désuètes, accueillant des publics égarés, indécis et peu compétents, encadrés par des enseignants déconnectés des « vrais enjeux » (les intérêts pécuniers) faisant de ces disciplines des « usines à chômeurs »44. Nous avons élaboré des matériaux pour éprouver cette assertion car dans les faits, il est possible que les choses se passent tout autrement.

A ce sujet, une enquête du CEREQ (2010) qui s'intéresse au devenir professionnel des diplômés de LSH montre que ces derniers n'ont pas grand-chose à envier aux autres filières. Les résultats de l'enquête montrent que la proportion des diplômés LSH qui obtiennent un emploi stable et rapide45 s'élève à 62 %, taux qui ne se révèle pas significativement différent des filières des « sciences dures », du « droit et de l'économie et de la gestion » qui s'élèvent respectivement à 64 % et 61 %. Par ailleurs cette même étude montre que le « chômage persistant » (c'est-à-dire au-delà de trois ans à la suite des études) ne concerne pas

43 Le figaro.fr, 20 mars 2013.

44 Comme le dénonçaient Baudelot, Benoliel, Cukrowicz et Establet avec leur ouvrage Les étudiants, l'emploi, la crise, Paris, Maspero, 1981.

45 Dans les six mois.

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significativement plus les filières LSH (8 %) que le « droit, l'économie et la gestion » (8 %), « les sciences dures » (7 %), « les écoles de commerce ou d'ingénieur » (5 %) ou encore « les filières professionnelles, industrielles et tertiaires » (8 %). Ces données en provenance d'une enquête du CEREQ (2010) ne corroborent pas les conceptions qui stipulent qu'un cursus de LSH entraîne irrémédiablement des difficultés d'insertion professionnelle. Qu'en est-il de la sociologie en elle-même ?

Si l'on s'intéresse aux diplômés de sociologie, l'échantillon de diplômés en provenance de l'enquête Génération 2010 nous renseigne sur les modalités de l'insertion professionnelle. Nos analyses montrent que ces diplômés accèdent rapidement à un premier emploi à la suite de leurs études. Pour 132 réponses, les indices de tendance centrale sont bas : on observe une moyenne de 3,1 (ET46 = 5,06) un mode et une médiane à 0. Aucune raison de penser que ces diplômés de sociologie aient de quelconques difficultés à obtenir rapidement un emploi à la suite de leurs études. Pour autant, rien n'indique que ce premier emploi soit en lien direct avec leur branche de formation. L'étude qualitative que nous avons menée nous a conduits à constater qu'effectivement, ces agents trouvent rapidement un emploi mais pour beaucoup d'entre eux, ils continuent une activité professionnelle qu'ils avaient déjà en formation. D'autres commençaient une recherche d'emploi où il était fréquent que les candidatures s'orientent vers des postes qui stricto sensu, n'avaient pas grand-chose à voir avec la sociologie (hôte de caisse, animation, assistant d'éducation...). Pour les diplômés ayant trouvé un poste que l'on peut rattacher à un cursus de sociologie (cf. Chapitre 5.2) nous avons relevé que la recherche d'emploi s'était étalée de 1 à 6 mois. De plus, elle n'aboutissait qu'en de rares cas sur l'obtention d'un CDI.

Concernant le chômage à proprement parler, sur 132 répondants de l'enquête Génération 2010, la moyenne du nombre de mois passés au chômage 3 ans après la certification s'élève à 5,3 mois (ET = 7,1 mois) pour une médiane et un mode qui s'élèvent respectivement à 2 et 047. Ces résultats confirment que l'échantillon des diplômés de l'enquête Génération 2010 n'est pas touché massivement par le chômage. Là encore, l'étude qualitative que nous avons menée donne du crédit à nos résultats puisque que sur 40 participants, seulement 4 sont concernés par la recherche d'emploi (cf. Annexe 6). A ce propos, il convient de préciser que toutes ces personnes ont l'attribut commun d'entrer ou de sortir de formation. La période où nous les avons rencontrés représentait pour certains un « break » bien mérité. D'autres étaient

46 Ecart-type : la moyenne des écarts à la moyenne.

47 La valeur la plus rapportée dans les réponses.

83

dans la recherche d'un emploi satisfaisant leur permettant d'aménager leur projet de thèse. D'autres encore, étaient des docteurs récemment titrés qui utilisaient le chômage à la suite de leur contrat doctoral pour consolider leur « dossier » de chercheur (rédaction d'articles, communication, qualifications, etc.) pour ensuite postuler à des postes dans la recherche publique. Tous ces éléments n'incitent donc pas à penser que les diplômés de sociologie sont fortement touchés par le chômage. En revanche, comme nous l'avons précisé, rien ne porte à croire que ces agents trouvent rapidement un emploi stable lié à leurs compétences et à leurs aspirations.

A ce sujet, nos résultats indiquent que durant les 3 années qui suivent la certification, nombreux sont les diplômés qui n'obtiennent pas une stabilité professionnelle, c'est-à-dire un emploi occupé sur une période de 3 ans ou plus. En effet, parmi les 132 répondants de l'enquête Génération 2010, 63 % ont été (durant les 3 ans qui suivirent la certification) concernés par une période de non-emploi faisant suite à une fin de contrat, un licenciement, une démission... Ces résultats ne nous permettent pas de considérer que derrière un cursus de sociologie, on obtient rapidement une stabilité professionnelle. A ce propos, d'autres données collectées viennent renforcer ce constat. Elles concernent le temps d'accès au premier emploi CDI. Pour un total de 110 répondants, on obtient une moyenne de 11,3 mois (ET = 11, 4) pour un mode lui aussi élevé : 8 mois. La stabilité professionnelle symbolisée par l'obtention d'un CDI peut, à la vue de ces données, nécessiter du temps pour ces catégories de diplômés. Délai qui, à travers notre enquête qualitative, s'explique par plusieurs raisons. Notamment par les conditions d'accès aux emplois typiques qui sont à rattacher à un cursus de sociologie (recherche, enseignement, emplois praticiens) où l'obtention d'un contrat stable se révèle difficile dans la mesure où les postes de l'enseignement et de la recherche s'obtiennent par la réussite à un concours qui exige un temps de préparation conséquent. En ce qui concerne les emplois types « praticiens », là encore les diplômés peuvent se retrouver confrontés à plusieurs difficultés, du fait notamment que l'obtention d'un emploi stable exige des certifiés qu'ils consolident un réseau et se fassent reconnaître au sein du champ professionnel convoité. Tout cela nécessite du temps, d'autant plus que la compétition pour ces emplois est rude et expose beaucoup de diplômés à des déconvenues qui les conduisent dans certains cas à se reconvertir (cf. Chapitre 5.2 « les réorientations professionnelles ») et dans le même temps, à retarder l'obtention d'une situation professionnelle stable qui leur convient.

Pour en revenir à la question du chômage, les résultats acquis auprès de 132 diplômés de la Génération 2010 après 3 ans de vie active montrent que 15 % déclarent qu'ils n'ont pas

84

d'emploi à la fin de l'enquête. Proportion qui est plus importante que celle des diplômés d'un niveau 1 de LSH (9 %) rapportée dans l'étude du CEREQ (2010) sur la Génération 2004. Cette différence peut, nous semble-t-il, s'interpréter par différents facteurs.

Premièrement, comme nous l'avons évoqué, il faut concevoir que la sociologie, par sa récente autonomisation et la spécificité de son développement, est faiblement professionnalisée. Si bien que le marché du travail ne semble pas encore en mesure de connaître et de reconnaître les compétences et aptitudes derrière un cursus de sociologie. D'autre part, des études comme celle du CEREQ48 (2014) montrent qu'en l'espace de 10 ans, le chômage n'a cessé d'augmenter et ce, dans un contexte de réforme LMD qui pousse les étudiants à continuer leurs études jusqu'à un niveau master. Selon cette enquête, cette réforme a comme conséquence d'augmenter significativement les effectifs des diplômés master (en voie professionnelle notamment) sans pour autant endiguer l'augmentation du chômage. Dès lors, il est possible que la sociologie n'échappe pas à cela d'autant plus qu'elle est l'une des disciplines les plus concernées par des exigences de professionnalisation (Piriou, 2008) dans un contexte où les étudiants se « ruent » vers ses filières sans pour autant qu'il y ait d'ouvertures professionnelles clairement identifiées et des offres d'emplois suffisantes pour couvrir les effectifs des diplômés. Enfin, le taux important de réponse relatant une situation de chômage pour la Génération 2010 peut aussi s'expliquer par le fait que beaucoup d'itinéraires de ces diplômés représentent un enchaînement d'emplois précaires traduisant l'attente d'un statut stable dans le même milieu où un secteur voisin.

La précarité dans les emplois

Pour objectiver la question de la précarité dans les emplois occupés par les diplômés, nous nous sommes attachés à l'étude des variables qui concernent le « type de contrat obtenu à la fin de l'enquête » et « le temps de travail occupé dans l'emploi ». Malheureusement nous n'avons pas d'éléments de comparaison à présenter par rapport à nos données que nous exposerons d'un point de vue purement descriptif.

Concernant la stabilité dans l'emploi, nous l'avons étudiée à travers l'indicateur « du type de contrat à la fin de l'enquête ». Nos résultats indiquent qu'à l'issue des 3 ans d'activité,

48 Bref n°322 septembre 2014.

85

on observe que 48 % des enquêtés obtiennent un emploi stable (à durée indéterminée) dans la fonction publique (17 %) ou dans le privé (31 %) contre 47 % qui déclarent avoir un contrat à durée déterminée (cf. Tableau 6). On peut donc conclure que sur l'ensemble de notre échantillon de diplômés de la Génération 2010, seulement la moitié obtient une situation professionnelle stabilisée autour d'un contrat indéterminé. Là-encore, le corpus de diplômés que nous avons rencontré retranscrit bien ce phénomène puisque seulement 15 des enquêtés avaient un emploi stable au moment de l'entretien49 (cf. Annexe 6). Ainsi presque les deux tiers du corpus cherchent encore à se stabiliser sur le marché. Il est intéressant de relever par ailleurs que la situation la plus rencontrée chez ces diplômés est le « CDD publique » ce qui n'est pas neutre puisqu'elle transpose bien certaines situations professionnelles précaires pour les diplômés, pouvant être liée à une activité de recherche temporaire (contractuels, ATER, vacataires, etc.). Qu'en est-il du temps de travail ?

Tableau 6 Type de contrat des diplômés de l'enquête Génération 2010

Type de contrat à la fin de l'enquête (N = 124) 10 Niveaux de réponses

Intérim

7 %

Fonctionnaire

17

%

CDI secteur privé

31

%

CDD secteur public

30

%

CDD secteur privé

10

%

Parmi les répondants de l'enquête Génération 2010 (N = 120) 78, 3 % déclarent avoir obtenu un contrat avec un temps complet contre 21,6 % de réponses concernant un temps partiel. A ce propos, dans le corpus de diplômés avec qui nous nous sommes entretenus, seulement trois enquêtés travaillent à temps partiel (cf. Annexe 6). Echanger sur cette question avec eux nous a permis de prendre conscience que pour ces trois personnes, cette configuration de travail n'était pas voulue. Ils aspirent à travailler à temps complet mais les situations professionnelles qui les concernent ne leur permettent pas d'augmenter progressivement leur temps de travail notamment parce que ce sont des emplois provisoires (recherche contractuelle, assistant d'éducation, etc.).

Pour en revenir à la question de la stabilité dans l'emploi, l'étude des situations d'insertion des diplômés de notre corpus nous a conduit au constat que l'état le plus courant en début de vie professionnelle différée (c'est-à-dire après une période de recherche d'emploi) se

49 A côté de cela, l'étude des contrats de notre corpus de diplômés montre qu'un CDD dans le public est la situation professionnelle la plus commune de l'échantillon. Cela peut s'expliquer notamment du fait que tout un pan du corpus soit dans une situation de contrat doctoral.

86

rattache à un emploi précaire. Quant aux modes d'accès à une stabilité professionnelle (cf. Annexe 6) par rapport au parcours universitaire, on constate que les diplômés types « homogène » (14/24) et « transfuge » (7/8) sont les plus nombreux à occuper un emploi précaire à l'insertion. Sans doute parce que ce sont eux principalement qui se tournent vers les métiers de la recherche et de l'enseignement, ce qui nécessite du temps et le passage par des emplois déterminés qui diffèrent l'accès à une situation stable. Alors que, les sociologues « convertis » réussissent mieux que les autres à accéder à un emploi stable (6/7). Cela peut s'expliquer du fait que majoritairement, ces diplômés avaient déjà, durant le temps de leur formation continue, une activité professionnelle consolidée et qu'ils y reviennent (ou sont promus) une fois certifiés.

L'accès à la position de cadre et les rémunérations

L'analyse du taux d'accès aux statuts cadres50 montre que les diplômés de la Génération 2010 accèdent dans une moindre proportion à l'encadrement que l'ensemble des diplômés de lettres et sciences humaines si l'on se fie aux résultats du CEREQ (2010) édifiés à partir de la Génération 2004 (cf. Tableau 7).

Tableau 7 Position professionnelle à l'issue de l'enquête

Position professionnelle à la fin de l'enquête

CSP

Diplômés de sociologie d'un niveau 1 Génération 2010 (N = 120)

Diplômés LSH d'un niveau 1 Génération 2004

Employés et ouvriers

50, 8 %

11 %

Professions intermédiaires

26, 3 %

39 %

Cadres supérieurs

22, 5 %

47 %

L'étude de la position professionnelle au moment de l'entretien retranscrit bien ce phénomène (cf. Annexe 6) puisque majoritairement les diplômés avaient le statut d'« employés » au moment de l'enquête (20/40) même si l'on retrouve une part non négligeable qui ont accédé à un statut professionnel plus élevé51 (12/40). Le parcours universitaire semble avoir son importance. Les profils types « convertis » semblent être ceux qui accèdent le plus facilement à ce statut (5/7) ce qui semble plus rare pour les parcours homogènes (7/24) et inexistant pour les « transfuges » (0/8). En définitive, l'obtention d'un emploi relatif à un statut « cadre » à la suite d'un cursus de sociologie semble rare et est à pondérer avec le type de

50 Professions intermédiaires ou cadres supérieurs.

51 Professions intermédiaires et Cadres.

87

parcours du diplômé. A côté de cela, conformément à la visée de notre enquête, consistant à clarifier les conditions professionnelles des diplômés de sociologie, la question des rémunérations nous semblait importante à aborder.

Le salaire médian relevé auprès des diplômés avec qui nous nous sommes entretenus (cf. Annexe 6) semble être inférieur (1450 euros) à celui relevé auprès des diplômés de sociologie de la Génération 2010 (1500 euros) et celui des certifiés de LSH de la Génération 2004 (1590 euros). Globalement, si on se fie à ces indicateurs, les salaires obtenus par les diplômés de sociologie et de LSH de niveau 1 sont inférieurs à ceux d'autres disciplines (cf. Tableau 8) comme les « écoles de commerces et d'ingénieurs » où les rémunérations médiantes s'élèvent à 2170 euros.

Tableau 8 Salaire médian des diplômés de sociologie en comparaison à d'autres disciplines

Salaire médian à l'issue des enquêtes

Enquête
qualitative (N

= 40)

Enquête des
diplômés de
« Sociologie »
de niveau 1
Génération
2010
(N =
120)

Enquête des

diplômés

« LSH » de

niveau 1
Génération

2004

Enquête des
diplômés
« Droit, Eco. et
Gestion » de
niveau 1
Génération
2004

Enquête des diplômés « Sciences dures de niveau 1 » Génération

2004

Enquête des diplômés « d'Ecoles de commerce ou d'ingénieur » de niveau 1 Génération 2004

1450 euros net

1500 euros net

1590 euros net

1920 euros net

1900 euros net

2170 euros net

Pour en conclure avec ce chapitre, il apparaît que la sociologie n'est pas une « usine à chômeur » puisque les diplômés ne présentent pas de complication pour obtenir un emploi rapidement. Néanmoins, comparativement à d'autres filières, les diplômés éprouvent des difficultés pour accéder à une stabilité professionnelle et à un statut de cadre. Ce qui explique sans doute pourquoi les salaires de ces individus sont moins élevés que ceux observés dans d'autres filières.

Ce travail ne se résume pas à l'étude des conditions d'insertion socio-économiques des certifiés de sociologie. Une des visées centrales de notre recherche consiste à entrevoir les destinés professionnelles qui se dessinent derrière un cursus de sociologie de niveau 1. Pour mener à bien ce travail, il nous semblait important de commencer par faire un état des lieux des offres d'embauche concernant les postes d'enseignants-chercheurs : modèle de métier

88

largement promu en formation, susceptible d'apparaître aux yeux des diplômés comme un « cadre » par rapport auquel ils s'adaptent et aménagent leurs pratiques d'insertion.

L'offre de postes dans la recherche publique

Le travail de Dubar (in Lahire, 2002) montre le secteur académique représente une faible part des horizons professionnels qui se dessinent pour les diplômés. Malgré cela, le nombre de productions de thèses qui destinent au métier de chercheur ne cesse d'augmenter (Dubar, 2004). Il est alors tout naturel de questionner les dynamiques d'offres d'emplois qui concernent la recherche publique.

Malgré une courte période de politique incitative de recrutement au début des années 2000 (gouvernement Jospin), l'effectif des offres de postes ouverts aux concours reste faible. Pendant la période des années 2000 à 2007, la moyenne des emplois à pourvoir (CNRS et académie confondus) est minime puisqu'elle s'élève à 56 (Journal officiel CNRS, 2012). Un épineux problème se pose à la sociologie et à ses diplômés concernant l'équilibre entre les offres de postes académiques et la demande reposant sur le nombre de thèses produites en moyenne par an dans la discipline. Quant à cette question, Piriou (2008) montrait qu'en moyenne 150 thèses étaient produites en sociologie depuis les années 2000. En parallèle, une étude du CEREQ (2001) montrait que 70 % des thésards participant à l'étude souhaitaient intégrer le secteur de la sociologie « académique ». Or, celui-ci n'offre guère plus de 40 à 50 postes par an depuis les années 2000. Si l'on se fie à ces données, seulement 1/3 de doctorants au mieux trouvera un emploi dans la recherche. Tous les autres diplômés (master et thésards confondus) doivent alors chaque année prospecter en dehors du secteur académique. Le constat est saisissant puisqu'en termes d'emplois stables, la part du secteur de la recherche publique est infime. De plus, les chiffres qui nous permettent de tirer ces conclusions sont quelques peu anciens, il est tout à fait possible qu'à l'avenir ces perspectives de carrière soient encore plus réduites.

La rareté des emplois stables dans le secteur public est synonyme d'un taux conséquent d'emplois précaires. Par exemple, l'enquête du CEREQ (2004) montrait, concernant les recrutements de l'année 2001, que 27 % des docteurs intégraient le monde de la recherche avec un statut précaire ou temporaire (contractuel, ATER, vacataire, etc.). Une autre enquête menée par Piriou et Hély (in Dubar, 2004) montrait que sur 65 docteurs inscrits à des concours pour entrer dans la recherche publique, seulement 50 % obtenaient un emploi stable. L'autre moitié

89

maintenait une activité d'enseignement ou de recherche sur des statuts précaires alternant des séquences de chômages et d'activités. Ces situations d'emplois semblent très largement répandues. A titre d'exemple, dans les laboratoires associés CNRS en Ile de France, la population de personnels permanents représente seulement 39 % du total des membres (Dubar, 2004). La grande majorité des salariés semble être constituée de doctorants, de personnels non permanents, ATER, post-doc, chercheurs sur contrat...

Si on en croit les propos tenus par nos enquêtés, ce contexte institutionnel est présent dans les esprits de ces derniers qui étaient conscients des difficultés relatives à la question de l'obtention d'un emploi stable dans le domaine de la recherche publique. Ce « cadre » pouvait auprès de certains, être déterminant dans les pratiques d'insertion déployées comme le montrent les propos de Thomas (34 ans, DIS, parcours homogène) :

Enquêteur : Tu n'as pas voulu faire de la recherche ?

Enquêté : J'aurais pour ainsi dire... J'aurais adoré enseigner à la fac. Simplement... j'ai considéré alors là... [...] On va dire que le rapport coût/avantage me semblait trop incertain. Alors je me suis dit, même si ça peut être hyper intéressant intellectuellement, ça peut matériellement être des années de galère. J'avais aussi envie d'accéder à une certaine indépendance, je me suis dit « part sur quelque chose » de plus sûr. Thomas (34 ans, DIS, parcours homogène).

A l'image de Thomas, nombreux étaient les diplômés à ne pas faire de plans de carrière tournés vers le monde académique. Beaucoup orientaient ou réorientaient leurs aspirations et leurs projets vers des domaines professionnels ou des secteurs d'emplois autres que la recherche publique. Parmi ces diplômés, nous allons voir que certains ont obtenu des postes de cadres ou d'experts dans une organisation leur permettant non pas d'être des « sociologues attitrés » mais de faire de la sociologie dans leur emploi. D'autres ont éprouvé des difficultés (certains en éprouvent encore) à s'insérer professionnellement dans leurs branches. Ces déconvenues ont conduit des diplômés à se reconvertir professionnellement. Il conviendra alors pour nous d'analyser les motifs de ces « revirements ».

2. Les horizons professionnels des étudiants de sociologie

Les secteurs d'activités

Pour Chenu (2002), la sociologie a longtemps été représentée comme fortement professionnalisée dans le secteur public. Or il est possible que la faible représentativité du

90

champ de la recherche dans les débouchés des sociologues fasse plus largement écho à celle du secteur académique. L'analyse des données Génération 2010 montre que, sur 10 niveaux de verdicts, les taux de réponses les plus importants concerne l'Education Nationale (26, 6 %), une activité professionnelle à l'étrangers (12 %), les collectivités territoriales (10 %) et enfin le secteur privé (44, 3 %). Ce dernier semble bien être le secteur qui recrute le plus certifiés d'un niveau 1 de sociologie (cf. Tableau 9).

Tableau 9 Nature de l'entreprise des diplômés de L'enquête Génération 2010

Nature de l'entreprise (10 niveaux de réponses)

N = 124

Type d'entreprise

%

Education Nationale

26,

6 %

Travail à l'étranger

12

%

Collectivité territoriale

10

%

Secteur privé

44,

3 %

Si l'on s'attache à clarifier les horizons professionnels des diplômés à partir de l'enquête Génération 2010, seuls quelques rares débouchés ressortent clairement. Si l'on se fie à la variable « activité principale de l'entreprise codée en NAF52 » (cf. Tableau 10) où l'on recueille plus de 20 niveaux de réponses, seules quelques activités semblent poindre clairement, tels que l'enseignement (39, 5 %) ou les administrations publiques (17 %).

Tableau 10 Activités des entreprises des diplômés de l'enquête Génération 2010

Activités principales de l'entreprise Codée en NAF (23 niveaux de réponses) N = 124

Types d'activités

%

Commerce de détail

7 %

Recherche, développement scientifique

7 %

Administration publique

17 %

Enseignement

40 %

Action sociale

10 %

Ces résultats nous ont conduits à constater que majoritairement, les diplômés s'orientent vers le secteur privé mais quand il s'agit de discerner des emplois types, seuls les débouchés relatifs au secteur public semblent identifiables (recherche, enseignement, administration publique). Malgré tout, ces résultats ont l'avantage de confirmer que l'enseignement est et reste le principal débouché à la suite d'un cursus de sociologie.

De ce point de vue, nos données de l'enquête Génération 2010 ne nous permettent pas d'identifier clairement des débouchés professionnels autres que celui de l'enseignement ou de la recherche. Malgré cela, des travaux pionniers traitant des compétences sociologiques

52 Nomenclature d'activité française.

91

appliquées au monde du travail (Legrand et Vrancken, 1997) montrent qu'il existe une correspondance entre la spécialité de formation et des postures professionnelles types, qualifiées de « praticiennes ». Si l'on se fie à ces travaux, l'enseignement et la recherche ne seraient pas les seuls débouchés typiques faisant suite à un cursus de sociologie. C'est avec ce bagage théorique et conceptuel en tête que nous sommes allés à la rencontre de praticiens. Mais avant cela, nous nous sommes intéressés brièvement aux débouchés en lien avec l'enseignement et la recherche.

L'enseignement et la recherche

L'enseignement et la recherche sont les seuls débouchés qui apparaissent clairement identifiables aux vues des données de l'enquête Génération 2010. Ces résultats ne surgissent pas ex nihilo car, si l'on se réfère au corpus de diplômés de notre enquête qualitative, la recherche et l'enseignement sont bel et bien représentés significativement (cf. Annexe 6). Sur nos 40 enquêtés, 16 occupent ou ont occupé une activité de recherche ou d'enseignement et bien souvent, ils sont conduits à faire les deux à la fois (14/16). Quand nous parlons d'une « activité de recherche », nous insinuons une situation où des personnes, au moment de l'enquête, étaient entrées dans un 3ème cycle de sociologie (la thèse) et étaient intégrées dans un laboratoire de sociologie agréé pour effectuer ce travail sous la tutelle d'un directeur. La thèse sera considérée dans ce mémoire comme une activité professionnelle standard notamment parce qu'elle couvre tous les aspects du métier de chercheur et que le doctorant est intégré dans une dynamique de laboratoire qui est, si l'on y réfléchit bien, un univers professionnel sui generis.

Comme nous le stipulions, on retrouve significativement l'enseignement dans les destins professionnels des enquêtés où tous ses degrés sont représentés : 4 enquêtés ont exercé dans le primaire, 4 dans le secondaire et la plupart ont été conduit à enseigner dans le supérieur. Concernant la recherche, elle est elle aussi significativement présente puisque 15 personnes ont été inscrites dans un 3ème cycle de sociologie (hors abandon) et parmi elles, trois ont soutenu leur thèse.

En somme, l'étude des trajectoires des diplômés de notre corpus montre que l'enseignement et la recherche sont des situations professionnelles courantes à la suite d'un cursus de sociologie. Néanmoins, en ce qui concerne la recherche, à la vue des offres de postes dans le secteur public (cf. partie offre de postes dans le secteur public) rien n'encourage à penser que

92

les thésards, une fois diplômés, soient nombreux à vivre de la recherche. L'enseignement stricto sensu (instituteur, CAPES, agrégation) est plus rare et envisagé comme nous le verrons (cf. reconversion) après une déception conduisant l'étudiant à renoncer à l'ambition de poursuivre dans la recherche. Même si ces secteurs d'activité représentent pour une bonne part l'avenir des diplômés de sociologie, ils n'éludent pas à eux seuls la question du devenir, notamment pour ceux qui chercheraient, avec leurs attributs de diplômés de sociologie, à trouver un emploi en dehors de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur.

Les emplois typiques de praticien

Un colloque intitulé Compétences de sociologues et dynamiques de société s'est déroulé à Nancy en 1996. Cette rencontre était axée sur l'étude des savoirs sociologiques aménagés par des professionnels hors du monde académique. Le travail de publication qui paracheva cette journée (Legrand et Vrancken, 1997) expose comment des « praticiens » s'inspirent de savoirs accumulés en formation de sociologie pour mener leurs activités professionnelles. Un des apports centraux de ce colloque était la mise en évidence de 4 profils types d'exercices sociologiques extra-académiques (Legrand et Vrancken, 1997) : le formateur-consultant, le chargé d'études, le conseiller et le manager-encadrant.

Munis de ces connaissances, nous sommes allés à la rencontre de ces praticiens afin d'une part, d'étudier leurs activités professionnelles, estimer s'ils usent de la sociologie et d'autre part, questionner leur insertion dans le monde du travail.

Le chargé d'études

La pratique professionnelle

Cette figure professionnelle, se retrouve significativement dans les emplois obtenus par les diplômés de notre corpus à la suite de leur certification. Une dizaine d'enquêtés a occupé une activité professionnelle rattachée à cette activité (cf. annexe 6 et 7).

Schématiquement, le rôle de chargé d'études consiste à construire des données dans le but de produire de la connaissance sociologique par un travail d'analyse. Cette activité est désignée le plus souvent dans le champ extra-universitaire par le terme de diagnostic : une enquête à visée opératoire. Le chargé d'étude co-effectue sa recherche (à toutes les étapes) avec

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un commanditaire et se doit d'impliquer ce dernier dans son travail. Ce professionnel loue ses compétences « d'expert sociologue » (questionnaire, sondage, entretien, exploitation de résultats, analyse de contenu...) à un bailleur de fond soucieux de clarifier un problème qui se pose à lui. Dans ce genre de configuration, les compétences du chargé d'études consistent à contextualiser la demande, à l'interpréter, à relever les enjeux (logiques de pouvoir) que la démarche soulève, négocier une reformulation et entraîner le commanditaire suffisamment dans la dynamique de la recherche sans se contenter de transmettre uniquement les résultats (Hirschhorn in Legrand & Vrancken, 1997).

Cette compréhension des enjeux et des logiques de pouvoir qui entoure le diagnostic et cette capacité à agir en conséquence en redéfinissant la problématique initiale relèvent d'une conduite proprement sociologique issue d'une tradition du « dévoilement ». Pour Legrand et Vrancken (1997) cette disposition distingue les chargés d'études sociologues de leurs concurrents, car elle est le fruit d'une posture largement développée en formation de sociologie qui privilégie la mise en oeuvre de cadres d'analyses et d'élaborations conceptuelles. Cette attitude se retrouvait dans les propos de ces professionnels comme le relate Claire :

Enquêtée : Les enseignants avaient bien insisté dans le master. La première chose à faire est de reformuler la problématique et de veiller à ne pas être instrumentalisé. Moi je fais toujours un peu de sociographie [...] analyser les gens qu'il y a derrière la commande. Et puis après tu reformules le questionnement. [...] Tu fais comprendre que tu as bien compris leurs intérêts mais qu'il faut qu'ils te laissent un peu de marge, d'autonomie [...] pour leur montrer les choses telles qu'elles sont. (Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement chargé d'études).

Les échanges que nous avons tenus avec ces professionnels dénotent un ancrage pratique et cognitif dans la tradition sociologique. Cependant, leur posture s'éloigne de celle de l'enseignant chercheur, plus autonome, car il ne travaille pas au contact d'un commanditaire. A ce sujet, plusieurs chargés d'études rapportaient que le rapport qu'ils avaient avec leur commanditaire ne leur permettait pas toujours de se décaler comme ils le souhaitaient. Car la commande requiert en général du chargé d'études des exigences pragmatiques. Contraintes susceptibles d'apparaître dans toutes les différentes étapes de l'étude : cahier des charges, analyses, travail de communication et de réflexion sur des objectifs tenus par des acteurs d'influence gravitant autour de l'étude :

Enquêtée : Moi ma boss, quand je lui fais un topo...et je dois fréquemment lui en faire, que ça soit quand je fais un cahier des charges ou autres... quand je lui parle de l'avancée de la recherche, elle est toujours en train de me demander « à quoi ça sert, à quoi ça sert ? ». [...] Donc maintenant je cherche toujours des intérêts à en retirer et je fais des préconisations. Des choses concrètes... (Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement chargé d'études).

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Enquêté : Actuellement, là, ma rédaction a signé un contrat avec la Région pour que l'on participe à une étude sur l'E-Sport. [...] J'ai construit un questionnaire que l'on va envoyer à des associations, etc. [...] J'avais prévu de faire une partie où l'on s'intéressait au profil du répondant. Mais ça n'a pas été accepté. Ce qu'ils veulent c'est qu'on leur fournisse des éléments pour réfléchir par la suite à des leviers d'action. [...] Donc la partie construction du problème, voilà le côté décalage des prénotions y'a pas là. [...] C'est surtout un travail de description et on attend de moi après que je pèse dans les discussions que j'apporte une dynamique de changement sans doute. (Romain, 27 ans, DIS, parcours homogène, directeur adjoint d'une revue d'e-sport et chargé d'études).

Comme le laissent présager nos enquêtés, les chargés d'études sont souvent sollicités par leurs collaborateurs à opérer des registres d'actions sur leur objet d'étude. Pratiques de recherches qui se rattachent sous certains points, à un modèle de type « appliqué » qui brade en quelque sorte, la posture de neutralité fortement promue depuis Max Weber sur laquelle la sociologie scientifique fonde sa pratique. A ce sujet, nous avons relevé dans nos entretiens que nos questions ayant trait aux préconisations pouvaient être source de dissonance pour ces professionnels soucieux d'inscrire leurs pratiques dans une tradition sociologique comme l'illustre cet échange avec Claire :

Enquêteur : C'est ton rôle de faire des préconisations dans tes recherches ?

Enquêtée : Moi j'ai l'impression que quand je préconise je suis normative. Donner de bonnes pratiques y'a pas plus normatif quoi. C'est dire : « bah voilà le cahier des charges, la marche à suivre ». [...] Mais d'un certain côté, moi qui m'intéresse à la relation entre le corps médical et les patients je vois des choses qui pour moi sont problématiques... Et c'est vrai que ça serait bien de s'attarder sur certaines choses, sur les proches par exemple qui sont complétement occultés de la prise en charge. Donc c'est vrai qu'à y penser préconiser ce n'est pas forcément mal. [...] Je suis partagée sur cette question, intervenir, préconiser ou non... A la fac on nous a toujours dit de ne pas le faire et ici on attend que je le fasse. C'est compliqué de répondre. (Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement chargé d'études).

Ces profils de professionnels semblent fréquemment conduits à accompagner l'action ou à conseiller les décideurs des conséquences possibles de leurs pratiques. De ce fait ils doivent s'appuyer sur des compétences d'« animation ». Leurs diagnostics ne valent qu'à travers une restitution aux acteurs intéressés et impliquent en général de donner son point de vue, de négocier les propositions d'actions qui seront formulées. Dans ce genre de configurations professionnelles, la participation du chargé d'études est inévitablement active.

L'insertion professionnelle

Les conditions d'insertion sont à pondérer à la zone géographique où s'est déroulée l'enquête où l'offre d'emploi de recherche appliquée pouvait être faible. Même si elle n'est pas la seule, l'université est l'institution qui recrutait le plus de chargés d'études suite à des commandes de diverses instances (Région, Municipalité, Ligue contre le cancer, etc.). Les modalités d'insertion se traduisaient dans l'ensemble par des situations précaires : temps partiels, CDD et faibles salaires. Par rapport à l'étude des trajectoires d'insertion de nos enquêtés, il semble difficile d'obtenir un emploi stable de chargé d'études car les contrats sont

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toujours déterminés. La meilleure façon d'obtenir la stabilité serait alors d'être recruté par les instituts qui répondent aux appels d'offres des bailleurs de fonds. Or, dans l'espace géographique où s'est déroulée l'étude, en dehors de l'université, elles semblent rares et exigeraient un travail pour se constituer « un réseau ». Exercice dont on connaît aujourd'hui l'importance dans le succès d'une recherche d'emploi (Granovetter, 1976) à l'image des propos de Quentin qui nous relatait une de ces déconvenues en matière de recherche d'emploi :

Enquêté : J'ai essayé de rentrer dans le milieu de l'économie sociale [...]. Et c'est trop compliqué. [...] Il faut être dans la boîte avant, connaître les personnes dedans. Il faut beaucoup de relations, un réseau que je n'ai pas quoi. Il aurait fallu que je sois bénévole ou que je fasse un stage dedans. Mais on n'avait pas fait de stage. Si t'essayes de te pointer comme ça en tout cas c'est mort quoi (Quentin, 27 ans, DIS, parcours homogène, anciennement chargé d'études).

La possibilité d'obtenir un emploi stable en tant que chargé d'études semble compliqué mais pas impossible. La solution consisterait à être recruté par un organisme indépendant habilité à effectuer des recherches ou à faire partie d'une association qui répond à des appels d'offre. Alors, il faut considérer que l'activité de chargé d'études doit se baser sur une « capacité » à aller au-devant des offres, à promouvoir ses compétences et ses savoirs faire sociologiques pour obtenir des subventions de recherche et à renouveler ces financements. Car le pilotage actuel de la recherche appliquée est lié au fonctionnement d'un marché ouvert à la concurrence dans lequel le diplômé qui aspire à vivre de la recherche « praticienne » doit savoir trouver sa place dans un monde de compétition où l'on se dispute les ressources (financements) inégalement réparties en fonction des territoires.

En guise de conclusion, notre enquête apporte du crédit aux travaux de sociologie des professions qui stipulent qu'aujourd'hui, il existe une forme de sociologie praticienne à travers cette posture de chargé d'études. Ces professionnels ancrent leurs pratiques de recherche dans une culture sociologique tout en élargissant (pour certains) leurs activités à une dynamique de changement. En cela, ces pratiques rompent avec le modèle fondamental de la recherche sociologique scientifique. Cependant il serait erroné de penser que la posture typique de chargé d'études laisse place à un ensemble homogène de pratiques. Tout cela doit être pondéré par la singularité des relations entretenues avec le commanditaire : certains vont crouler sous un cahier des charges restreignant la démarche opératoire à une visée « caméraliste » d'autres font l'expérience de trouver un véritable interlocuteur chez leur commanditaire, ouvert à la culture sociologique, leur octroyant une relative autonomie sous réserve de répondre à la question

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initialement co-construite53(cf. Annexe 8 « le cas de Claire). Comme nous l'avons précisé préalablement, la figure du chargé d'études n'épuise pas à elle seul les facettes d'une sociologie praticienne. Les travaux de Vrancken et Legrand (1997) relatent d'autres postures typiques comme le « sociologue conseiller ».

Le conseiller

La pratique professionnelle

Dans notre enquête, nous avons échangé avec trois personnes qui ont occupé ce profil type de praticien. Pour Piriou (2006), lorsqu'il mobilise la sociologie, le « conseiller » fait intervenir le savoir disciplinaire pour entre autres, aider les acteurs à faire des choix, prendre des décisions, co-construire des actions, co-conduire le changement, etc. En ce sens, ces praticiens se donnent pour but essentiellement d'éclairer et d'accompagner l'action politique54 . Cela les conduit (dans certains cas de figure) à être au coeur des dynamiques « d'actions politiques ». Dans ces configurations, le rôle de conseiller consiste à favoriser et à alimenter un dialogue entre deux parties. La spécificité de sa position réside alors dans sa proximité, non seulement avec les décideurs mais aussi avec les personnes qui composent la circonscription des autorités politiques. De cette position, ces praticiens sont conduits à « faire parler le terrain » et cela exige de leur part de prendre en considération l'ensemble des partenaires concernés par l'intervention politique. Parmi ceux-ci, les populations et les usagers font partie de ceux que le conseiller s'efforce de remettre sur scène pour leur octroyer une place dans les prises de décisions qui se répercuteront sur leur cadre de vie (Legrand, 2014). Ainsi, ce professionnel peut être conduit à traduire leurs discours devant les responsables, à identifier leurs besoins tels qu'ils les expriment et non pas tels que les politiques ou les institutions imaginent qu'ils sont. A ce sujet, nous avons rencontré Maya qui, à un moment donné, dans sa carrière, occupa à travers son poste de chargé de mission, une position transverse de conseillère :

Enquêtée : Un des premiers postes que j'ai obtenu, c'était un poste de chargé de mission dans un CCAS55 [...] Enquêteur : Ça consistait en quoi ce boulot ?

Enquêtée : Mon poste de chargé de mission ? Et bien... J'étais référente... de la branche sociale du pôle social du CCAS. [...] Donc le CCAS ça consiste à de l'aide sociale en gros. Et moi ma mission principale c'était de m'occuper de coordonner des projets communs entre plusieurs associations, d'être une sorte de passeur, je faisais circuler les informations et je faisais en sorte de toujours dynamiser la conduite de ces projets en organisant des réunions, en

53 A ce sujet, l'enquête sur la photographie dirigée par Bourdieu, Boltanski, Castel et Vendeuvre (1965) commanditée par la firme Kodak est un bel exemple des ouvertures heuristiques qu'offrent ces configurations d'études.

54 Qu'il faut entendre au sens large comme « l'exercice du pouvoir ».

55 Centre communal d'action sociale.

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faisant participer au maximum les personnes engagées sur les projets.... Notamment avec les gens du voyage, les demandeurs d'asile heu... On avait pas mal de projets avec les gens du voyage. [...] Le projet consistait à créer un terrain familial pour qu'ils l'investissent et qu'ils quittent leur bidonville. Le problème c'est qu'ils n'étaient pas du tout enchantés et ils ne voulaient pas du tout changer d'endroit, pas le souhait de changer de terrain et il y avait de grosses résistances. C'était problématique parce que les politiques s'étaient engagés dans ce plan, construire des terrains familiaux et les gens du voyage ne voulaient pas du tout. [...] Et les politiques ne comprenaient pas donc ça créait beaucoup d'incompréhension, de frustration. Et puis y'avait des problèmes avec des personnes qui habitaient dans le coin et qui tenaient à ce que le projet aboutisse. Le fait qu'ils ne veulent pas partir ça augmentait le conflit, donc pas simple. [...] Et moi, on m'avait missionnée pour aller à leur rencontre pour en gros, les faire bouger (rire). Sauf que et j'ai bien insisté là-dessus il ne suffit pas d'aller leur parler pour que ça change, ce n'est pas si simple que ça. [...] J'ai fait quelques entretiens auprès d'eux. [...] J'ai essayé de comprendre leurs parcours de vie pour rattacher çà au problème que l'on rencontrait. Mais aussi pour que l'on se connaisse plus et qu'une relation de confiance s'installe. [...] Donc j'allais fréquemment les voir [...]. Et progressivement et en me documentant aussi j'ai pris conscience que ce genre de population, par son histoire est très méfiante des institutions en général et de tout ce qui sort de leur communauté. Donc cette histoire de terrain familial ils étaient suspicieux. [...]. En tout cas, ils n'avaient pas l'air d'être enthousiasmés par le projet. J'ai cru comprendre qu'ils avaient peur qu'ils ne puissent pas continuer à vivre leur mode de vie, à accueillir comme ils le font d'autres familles, à faire ce qu'ils veulent. Si tu veux, le terrain familial avec la maison ça les obligeait à faire des concessions, à faire des démarches qu'ils n'avaient pas envie de faire. [...]

Enquêteur : Tu as fait quoi alors ?

Enquêtée : Bah pas forcément grand-chose (rire). [...] J'ai essayé de faire le lien entre les deux. De susciter un débat, de mobiliser les acteurs concernés. Les gens du voyage, leurs voisins qui se plaignaient beaucoup et les politiques, histoire de trouver des terrains d'entente. J'ai organisé des rencontres avec des outils de l'éducation populaire, le théâtre, l'animation... J'ai essayé d'expliquer les difficultés aux politiques [...]. D'être diplomate, que tous les groupes puissent être entendus, surtout les gens du voyage où s'est compliqué et où on a vite tendance à déformer ce qu'ils pensent... [...] (Maya, 31 ans, DIS, parcours homogène, anciennement conseillère d'actions publiques).

L'emploi de Maya illustre bien qu'en position de conseiller, le praticien ne pilote pas, sa fonction consiste à représenter les principaux acteurs des projets de réforme auprès d'autres agents impliqués au travers de dispositifs permettant l'échange et l'adaptation des actions au terrain. C'est pourquoi, le conseiller doit être en mesure de comprendre les différents points de vue, de mobiliser les agents concernés (chômeurs, travailleurs sociaux, usagers, élus, etc.) pour échanger sur des éléments que son travail d'analyse met au jour. Qu'il s'agisse de diagnostiquer les besoins d'une population ou d'étudier une conjoncture sociale, le rôle de ces praticiens est de faire circuler l'information de la base vers le sommet et vice et versa. Pour Blanc (1994) le fait que ces praticiens considèrent l'ensemble des points de vue de leur terrain est le produit de leur ancrage dans la discipline sociologique qui les rend sensibles à ne pas se cantonner à un rôle de « conseiller du prince ». Dans cette position, ces praticiens doivent conquérir une certaine autonomie afin d'être des passeurs (Marié, 1989) ou encore des médiateurs sociaux (Legrand, 2014). Cette posture nécessite alors des compétences « de mise en réseau » : concevoir un système politique et d'actions cohérent, à l'échelle d'un territoire, où les divers secteurs de la vie sociale et économique s'imbriquent et doivent être pensés dans leurs relations. Dans cette configuration, le conseiller est un « connecticien » (Legrand et Vrancken, 1997), il travaille à ce que les différentes parties se connectent entre elles ; il favorise la création de liens

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sociaux pertinents par rapport à un problème qu'il est capable d'objectiver par ses attributs de diplômé de sociologie.

D'autres échanges que nous avons eus avec des diplômés devenus « conseiller » dévoilent que ces praticiens usent de la sociologie partiellement pour fonder leur légitimité sur une « autorité technique ». C'est le cas de Sabine, conseillère technique en accompagnement développement social dans une CAF :

Enquêtée : Dans un certain sens mon quotidien c'est les diagnostics. Diagnostics de territoire et des projets sociaux de territoire...

Enquêteur : La sociologie vous aide pour ça ?

Enquêtée : Tout à fait. Oui y'a pas mal de liens... [...] (elle explique ensuite les liens qu'elle perçoit entre la conduite de projet et une méthodologie de recherche en sociologie).

Enquêteur : Par exemple ?

Enquêtée : Par exemple quand je fais un état des lieux... J'accompagne tous les élus et les associations qui mènent une politique sociale dans le sens global. Tout ce qui est « petite enfance », « enfant jeunesse », « parentalité », « logement » et « insertion professionnelle ». Donc on essaye à travers des diagnostics et des projets sociaux de territoire d'avancer sur ces questions-là.

Enquêteur : La sociologie elle vous sert pour tout ça ?

Enquêtée : Pas forcément sur un plan technique et financier. Pour faire des diagnostics ça m'aide parce que clairement, c'est en sociologie que j'ai appris. [...] Donc elle me sert beaucoup à penser les choses et en terme pratique, c'est surtout dans tout ce qui est conduite de projets qu'elle me sert, ce qui représente 50 % de mon travail (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement conseillère technique pour la CAF).

Les propos de Sabine suggèrent que, son rôle d'accompagnement se rattache en partie à une posture et à des savoirs acquis durant son cursus de sociologie. Connaissances qui, cumulées à des compétences budgétaires et juridiques placent notre enquêtée au rang d'experte en conseil de développement social où elle est conduite à occuper une posture intermédiaire avec une autonomie relative à partir de laquelle elle aiguille, éclaire l'action et opère une activité de « connecticienne ».

L'insertion professionnelle

Après avoir échangé avec ces « conseillers », ils semblent accéder à une relative stabilité socio-économique : deux d'entre elles56 ont aujourd'hui un CDI, la troisième termine un contrat de chargé de mission qui dura 3 ans auprès d'un ministère. Leurs salaires quant à eux sont supérieurs à la moyenne des différents corpus de l'étude (cf. Partie les rémunérations et statut de cadre). Ces emplois types « conseiller » représentent donc des perspectives encourageantes pour les diplômés qui souhaiteraient obtenir un bon statut (symbolique, économique, etc.) et/ou

56 Tous ces professionnels étaient des femmes.

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une promotion sociale à travers leurs études. De plus, parmi ces diplômés, l'une d'entre elle est aujourd'hui responsable d'une structure d'éducation populaire. Il est donc possible que ces emplois ouvrent des perspectives en termes d'évolution de carrière qu'il faut réinscrire au champ professionnel en question. Néanmoins, en nous renseignant sur les modalités de leur insertion, nous avons mesuré une fois encore l'importance du capital social. Sabine (27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement conseillère technique pour la CAF) pour obtenir son premier emploi s'est appuyée sur l'aide d'un professionnel qui avait participé à sa soutenance de mémoire. Même cas de figure pour Audrey (34 ans, DIS, parcours homogène, chargée de mission dans un ministère) qui a obtenu son emploi avec l'aide d'un de ses enseignants. Si le « réseau » semble prépondérant pour l'obtention d'un de ces emplois, il n'est pas le seul facteur à prendre en compte.

Comme le précise Blanc (1994), ces praticiens semblent être des agents facilitateurs de la démocratie participative, dans l'entreprise comme dans la cité. Dans ce cas de figure, en termes d'insertion professionnelle, le développement de ce type d'emplois est à rattacher à des conjonctures institutionnelles qui développent ce type de gouvernance dite « consultative » ou « négociée » (Legrand, 2014). Il convient alors au diplômé de sociologie qui se destine à obtenir ce type d'emplois, d'identifier et de « sociographier » les acteurs, les instances ou les collectivités qui promeuvent cette démocratie participative pour proposer son « expertise » fondée sur cette position intermédiaire « transpartite ». Autonomie relative qui sera d'autant plus facile à obtenir si le champ professionnel ou politique qui emploie des « conseillers sociologues » reconnait et tient en estime la discipline et plus largement, le monde intellectuel.

Pour conclure, ces professionnels ne peuvent pas, bien évidemment, se désancrer de l'organisation pour lesquelles ils sont employés néanmoins, ils semblent être dans une posture particulière d'où ils peuvent réaménager leurs savoirs sociologiques pour objectiver les dynamiques à l'oeuvre sur leur terrain professionnel. Qu'il s'agisse de diagnostiquer les besoins d'une population, de rendre compte d'un climat social ou autre... On retrouve une prérogative commune, celle de faire circuler l'information entre plusieurs parties afin de créer les liens nécessaires pour aller au-devant des problèmes qu'ils relèvent grâce à leurs attributs de « sociologues praticiens ».

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Le formateur/consultant

La pratique professionnelle

Nous avons échangé avec 3 diplômés qui se rattachent au profil type de formateur/consultant. Par ces dénominations, il faut concevoir des praticiens qui officient dans des instituts chargés d'assurer la formation de travailleurs adultes ou jeunes. Le panel est large, il peut s'agir de travailleurs sociaux, d'apprentis en centre de formation, de travailleurs en entreprise... Les trois diplômés en question ont tous travaillé dans un Institut Régional du Travail Social (IRTS). Sur notre corpus d'enquête, 3 personnes se rattachent à cette figure professionnelle57.

Pour Guillaume (in Legrand et Vrancken, 1997) ces praticiens sont chargés tout à la fois de tâches de formation, d'analyse et de réalisation d'actions concrètes. On retiendra pour le terme « formateur » ce qui a trait à la pédagogie et pour la dénomination « consultant » le caractère opératoire des pratiques. Dans la position de formateur, le praticien offre ses services et ses savoirs à un institut de formation afin de dispenser ses connaissances à un public soucieux de se former aux pratiques sociologiques, à accompagner des individus dans le cadre d'une formation professionnelle, à agir au sein d'une équipe pédagogique en tant qu'« expert sociologue » et à faire bénéficier l'organisme employeur de ses qualités de « consultant sociologue ». En tant que consultant, le praticien utilise ses acquis pour appuyer et accompagner des organisations dans leurs dynamiques de changement. En échangeant avec ces professionnels, nous nous sommes aperçus que la sociologie occupe une place centrale dans leurs pratiques notamment dans leur rapport avec ceux qu'ils sont amenés à former et plus largement pour penser la didactique :

Enquêté : La sociologie, je l'utilise comme une grille de lecture. Par exemple dans ma relation avec les étudiants, pour les comprendre. Réfléchir, être plus au fait sur comment est la personne en face de toi. Ça aide à comprendre, pour voir comment il fonctionne, quelle a été sa trajectoire. Et puis bon je suis très influencé par les travaux de Bourdieu et Lahire, que j'ai beaucoup lus. Donc sur tout ce qu'on leur demande de scriptural, je suis conscient de certaines choses, de l'importance de l'écrit dans nos sociétés et des inégalités face à l'écrit. [...] Donc avec les étudiants, j'essaye d'être un coach, je les accompagne, on y va progressivement. [...] A côté de cela, ça me sert aussi pour leur proposer des grilles de compréhension du monde, [...] à leur présenter en quoi la sociologie peut avoir une certaine utilité pour penser le monde. [...] En gros j'essaye de leur proposer une lecture à travers les positions sociales quoi. [...] Et ce n'est pas toujours évident de les accrocher là-dessus. La sociologie ce n'est pas la discipline la plus légitime dans le travail social. Ce n'est pas celle qui se voit le plus en formation, ce n'est pas celle qui s'utilise sur le terrain. C'est plus la psychologie. L'individu toujours. La famille, l'affect. Le père, la mère... [...] Alors moi je

57 Nous aurions pu être mis en contact avec d'autres formateurs qui étaient passés par le master mais nous nous sommes restreints à cet effectif car au cours de notre cursus universitaire, nous avons fait un stage dans cet institut qui fit l'objet de la rédaction d'un rapport où nous avons longuement étudié cette position professionnelle.

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m'attache à proposer une approche différente, à essayer de leur faire élargir leur vision, qu'ils ne restent pas figés sur l'individu (Patrick, 41 ans, ACCESS, Formateur dans un IRTS).

On ressent bien dans ces propos l'ancrage disciplinaire dans une tradition critique et le désir à s'en revendiquer ; propos qui laissent presque entrevoir un certain militantisme quand il expose sa volonté de déconditionner ses étudiants des schèmes de pensée dominants des travailleurs sociaux. Le regard qu'ils portent sur leur pédagogie atteste l'attachement à la discipline sociologique. Il ne s'agit pas pour ces professionnels de simplement transmettre des savoirs mais d'« accompagner » la personne en formation toujours avec une prudence critique. Comme l'illustrent les propos de Patrick, cette posture s'accompagne d'une volonté à dénoncer les dysfonctionnements sociétaux, les inégalités face au savoir notamment mais aussi à panser les plaies sociales des individus, revaloriser leur ego et leurs activités professionnelles :

Enquêté : Moi je m'attache beaucoup à faire de « l'ego thérapie » j'appelle ça. A valoriser les stagiaires en formation, essayer de remettre sur pied ces « ego cassés » qui pour certains, je parle des petits niveaux d'études... Pour certains ils sont paralysés dès qu'il faut écrire ou parler en public. Pour ces profils-là, la formation ce n'est pas qu'enseigner, y'a cet aspect de valorisation. Ça passe par une prise de temps où l'on s'intéresse à la personne, à son parcours, à ses difficultés [...] pour que dans l'idéal, elle devienne elle-même actrice de sa formation [...]. Mais il faut être vigilant aussi à l'accompagnement, avoir un juste milieu, toujours interroger notre pratique et si l'on n'influence pas trop le stagiaire, si on ne projette pas trop de nous-même dans notre accompagnement. Moi j'essaye d'être toujours réflexif à cela (Eric, 62 ans, docteur en sociologie, formateur dans un IRTS).

Tels des équilibristes, ces professionnels semblent être toujours à la recherche d'un juste milieu entre le rôle du formateur qui par leur pédagogie, les conduit à l'action et la sociologie qui les incite à être réflexifs et critiques sur leur pratique pour limiter en quelque sorte, le pouvoir normalisateur qu'ils peuvent exercer sur leurs stagiaires. Pour Guillaume (in Legrand et Vrancken, 1997) la conscience qu'ont ces professionnels d'agir sur le réel les conduit à s'appuyer sur la sociologie pour « agir autrement » en inventant de nouvelles modalités du rapport pédagogique qui se rattache à leur culture de « l'accompagnement ». L'imagination pédagogique dont font preuve ces professionnels pour « former » se réfère donc directement à leur formation initiale de sociologie.

En parallèle de leur activité de formateur, ces praticiens peuvent être sollicités par leur employeur pour des missions de consultants où l'analyse est présente dans leur pratique mais pas nécessairement centrale. Contrairement au praticien « chargé d'études », son travail consiste principalement à proposer des outils d'action (formation, expérimentation, groupe de travail, groupe d'analyses de pratiques...) afin d'accompagner les organisations dans la mise en oeuvre de changements et ce, souvent dans une logique d'efficience et de résolution de problèmes. Cette pratique qui relève plutôt d'une démarche de type « comprendre pour améliorer » peut selon Piriou (2006) se résumer en 3 phases : écoute, inférence et traitement (technique). Contrairement aux conseillers ou aux chargés d'études qui tentent d'adopter une

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position d'extériorité vis-à-vis de leurs commanditaires, les consultants travaillent à ce que les acteurs s'approprient leurs analyses qui résultent d'un travail effectué en amont par le sociologue dans l'organisation. Ce type de professionnel est conduit dans sa pratique à effectuer des diagnostics mais c'est avant tout l'instrumentalisation qui est au coeur de son activité car sa pratique d'accompagnement relève d'une démarche co-construite avec les acteurs qui font appel à ses services. A ce sujet, nous avons échangé avec une diplômée anciennement « assistante de recherche » au sein d'un IRTS, qui nous décrivit en quoi consiste une « recherche-action » :

Enquêteur : Tu parlais de recherche-action. C'est la même chose que l'analyse de pratique ?

Enquêtée : Non. Quoi que y'a pas mal de liens. Mais c'est surtout mon collègue qui faisait ça...

Enquêteur : Tu peux m'expliquer ?

Enquêtée : Je vais essayer mais c'est un peu lointain. Mais c'est plus xxxxxxx qui mettait ça en place et c'est une méthode d'une sociologie différente du master de xxxxxxx. C'est de Alain Touraine qui fait ça à la base la recherche-action. Mais le but c'est toujours de travailler avec des professionnels suite à un problème qui émerge dans une structure et on arrive pour réfléchir avec eux sur ce problème. C'est toujours des problèmes qui sont liés à des conflits. Et l'on travaille autour de ce conflit parce que la sociologie de Touraine c'est ça... C'est de penser que derrière un conflit on peut retirer toute une dynamique de changement. Qui ne vient pas de nous mais des professionnels...

Enquêteur : Tu aurais un exemple ?

Enquêtée : Par exemple... Une fois il y a une MAS58 qui avait fait appel à nous parce que y'avait des problèmes avec les employés qui se plaignaient des conditions de travail et y'avait des conflits entre eux et avec la hiérarchie. Donc on est venu et on a enquêté. [...] Donc au bout d'un moment, on leur a exposé nos analyses, ce que l'on avait observé. Et ça a clashé, ils n'ont pas accepté du tout ce qu'on leur disait. Mais ça fait partie du processus de la recherche action, que le conflit ce n'est pas forcément problématique. [...] Le but était que les professionnels discutent sur des choses à mettre en place. Et même si dans l'idéal on ne doit pas intervenir sur tout ça, le but c'était qu'il y ait plus de solidarité entre eux pour qu'ils prennent conscience qu'ils peuvent collectivement mettre des choses en place par rapport à la direction notamment.

Enquêteur : Et ça a fonctionné ?

Enquêtée : A mon sens oui. Enfin je n'ai pas eu l'occasion d'y retourner depuis l'enquête. Mais si je me souviens bien à la sortie de ce travail les pros avaient décidé de s'organiser pour mettre en place des roulements dans le personnel.

Enquêteur : Comment ça.

Enquêtée : C'était un institut avec 4 maisons. Ah oui et on avait observé ça aussi. Que la prise en charge des résidents n'était pas la même en fonction des maisons. Y'avait certaines maisons où y'avait beaucoup plus de travail que d'autres. Ça on l'avait dit aussi. Donc les pros avaient pensé à mettre en place un poste d'un accompagnant qui navigue entre les maisons. [...]

Enquêteur : Et ça avait été mis en place ?

Enquêtée : Oui je crois, il n'y a pas de raison. Et puis la recherche action débouche sur un rapport. Donc on note tout ça dans le rapport, toutes les discussions que l'on a tenues avec les pros. On retranscrit tout et on fait une synthèse pour la structure. Donc on avait stipulé que cette idée était formulée par le personnel et que par rapport à ce que l'on avait observé, ça pouvait être une solution pour régler le problème de base quoi. (Prune, 28 ans, DIS, parcours transfuge, anciennement assistante de recherche dans un IRTS).

Les propos de Prune illustrent bien que, dans la conduite d'une recherche-action, c'est surtout la capacité de traduction de l'analyse en levier d'action qui est attendue (M. Legrand, 1995) derrière un rôle de consultant. Comme le précise Prune, cette « sociologie de l'action » est à rattacher à l'oeuvre d'Alain Touraine et à sa sociologie dite de « l'intervention » : école de

58 Maison d'accueil spécialisée.

103

pensée qui ne fait pas l'unanimité mais, comme le précise Cousin et Rui (2011) n'est pas marginale et bénéficie d'une reconnaissance institutionnelle notamment par la dynamique du laboratoire CADIS59. Cette érudition fonde son principe sur l'indistinction entre une production de connaissances et une volonté de transformer la réalité sociale. En cela elle rompt avec la norme de la neutralité axiologique.

L'insertion professionnelle

Les diplômés formateurs obtiennent tous une situation socio-économique satisfaisante avec un emploi stable et des salaires hautement supérieurs à la moyenne du corpus. Il serait tentant de penser que derrière ces praticiens se profilent sans doute des débouchés d'avenir pour la communauté des sociologues. Cette perspective se doit d'être nuancée par le parcours de ces diplômés qui présentent la caractéristique commune d'avoir une expérience professionnelle de travailleurs sociaux. Deux d'entre eux sont des « convertis » à la sociologie par la formation continue. Quand nous leur avons demandé de nous relater les motifs de leur recrutement dans leurs IRTS en tant que formateur60, poste qui, comme nous avons pu l'observer au cours d'un stage est très convoité, la sociologie n'était pas le principal atout qu'ils mirent en avant. A ce sujet, Hélène (55 ans, ACCESS, parcours converti, formatrice en poste dans un IRTS) nous relatait qu'à son avis, les recruteurs l'avaient retenue non seulement pour son diplôme de sociologie mais aussi parce qu'elle avait une longue expérience d'éducatrice de jeunes enfants (EJE) de presque 20 ans. Par la même, elle me confia qu'elle avait tenu à de nombreuses reprises des vacations « d'interventions »61 pour des publics de stagiaires qu'elle encadre aujourd'hui en tant que formatrice. Le fait d'avoir conduit ces vacations est implicitement valorisé dans ce milieu en ce qui concerne un recrutement ultérieur à condition d'avoir obtenu un niveau d'études suffisamment élevé comme un master 2 de sociologie dans le cas de notre enquêtée. Ainsi, l'obtention d'un tel diplôme semble loin d'être suffisant pour être recruté dans ce genre d'institution. Il n'est qu'un facteur d'une équation qui doit être complétée par une expérience conséquente d'éducateur et de vacataire qui pour cette dernière, permet de se faire connaître dans le milieu et de mettre progressivement « un pied dans la place ». De ce fait, les diplômés soucieux de travailler dans le secteur de la formation pour adultes doivent justifier une bonne

59 Centre d'analyse et d'intervention sociologique (EHESS).

60 Poste qui est très convoité. Au cours d'un stage dans cet institut nous avons pu mesurer cela. Sans prétendre avoir mené une étude sur cette institution, l'immersion en son sein nous a conduit à considérer rapidement les formateurs comme un corps d'élite culturel du champ du travail social. Comme toute élite, son intégration est difficile si l'on ne maîtrise pas les codes, si l'on n'est pas identifié comme faisant parti de la profession des travailleurs sociaux et si l'on ne peut pas s'appuyer sur un réseau de personnes ressources pouvant soutenir une candidature.

61 Expression indigène qui se rapporte à ce que qu'on appelle dans l'éducation nationale « un cours ».

104

connaissance des publics et des métiers qu'ils seront amenés à former sans laquelle il sera difficile de consolider un réseau permettant l'obtention d'un de ces postes convoités.

Le manager

La pratique professionnelle

Dans l'enquête que nous avons menée, nous avons rencontré cinq participants qui ont occupé une posture professionnelle de type « manager ». Ces praticiens fondent leur légitimité à travers une autorité hiérarchique leur permettant de mettre en application une connaissance sociologique. Cette dernière est utilisée par ceux-ci au travers d'une pratique qualifiée dans le champ de l'entreprise de « pilotage » (Vrancken et Legrand, 1997 ; Piriou, 2006).

Pour ces professionnels, le pilotage correspond à une réappropriation des savoirs sociologiques emmagasinés dans un but d'action, de transformation, de changement, etc... En cela, cette pratique peut conduire à une pluralité d'actions : renforcer ou défaire des liens, réformer un système de règles ou de normes, favoriser la communication entre différents niveaux hiérarchiques, animer des groupes de travail ou de réunion, fédérer différents partenaires « ressources » autour d'un projet, favoriser les échanges et les débats, etc... Le pilotage s'opère à travers des collectifs de travailleurs que le manager (cadre supérieur, chef de service, coordinateur, etc.) dirige et sur lesquels il a autorité. Pour ce faire, ces managers utilisent la sociologie : « Dans mon quotidien... En tant que manager... Ça fait partie de mon travail de vouloir changer les choses et de les améliorer. J'utilise des outils intellectuels que j'ai pu utiliser par le passé dans des études sociologiques à travers de multiples projets. Après c'est peut-être les mêmes techniques mais l'essentiel dans mon boulot, c'est d'améliorer à mon sens, le monde qui m'entoure et de mettre en place une dynamique de changement pour le rendre toujours meilleur. Ce qui me place toujours au coeur du changement, je participe au projet d'action et j'expérimente en faisant » (Thomas, DIS, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre supérieur dans une CAF). Là-encore, ces praticiens semblent se détacher de la figure classique du sociologue académique extérieur à son objet puisque les connaissances sociologiques qu'ils aménagent les conduisent sans cesse à ne pas dissocier la compréhension sociale de l'aménagement d'une conduite de changement. Dès lors, il y a une prise de distance avec la dimension fondamentale du savoir puisqu'il est avant tout utilisé à des perspectives d'application ; la réflexion conduit à l'action.

105

Les entretiens que nous avons tenus avec ces managers montrent que ces derniers utilisent la sociologie à des fins pratiques. Cette utilité se rattache à un volet professionnel qu'ils qualifient de « développement », de « conduite de projet » ou encore de « dynamique de changement » ; activités dans lesquelles ces praticiens ressortent leur boîte à outils acquise en formation de sociologie pour mener à bien des « diagnostics » :

Enquêteur : Tu l'utilises la sociologie ?

Enquêté : La méthodologie de recherche et la méthodologie de projet sont très proches. Il n'y a pas de différences fondamentales entre les deux. [...]

Enquêteur : Tu pourrais m'expliquer ces liens ?

Enquêté : Si tu veux, la méthodologie de projet, en tout cas il y a un lien avec l'approche que j'appellerais hypothético-déductive. C'est-à-dire que tu as un ensemble d'observations initiales, une sorte d'étonnement ou d'intuition. Puis tu bâtis, tu mènes, de façon synchronique, un travail diagnostic qui passe par un travail de construction de premières hypothèses. En science, ton objectif va être de construire ou t'appuyer sur un cadre théorique pour élaborer des hypothèses que tu vas confronter à tes matériaux. En méthodologie de projet, tu vas construire le cadre opérationnel, l'expérimentation du coup. Et ensuite, tu évalues la portée de l'expérimentation. [...] Intellectuellement, les deux démarches sont très proches. [...]

Enquêteur : Cette méthode, hypothético-déductive, tu l'as apprise en sociologie ?

Enquêté : Oui tout à fait. Je l'ai vaguement croisée en S et dans les cours de philosophie mais c'était très succinct. C'est vraiment en sociologie que ça s'est affirmé.

Enquêteur : Tu aurais un exemple de diagnostic à me donner ?

Enquêté : Oui je peux te donner un exemple concret. [...] Au niveau de la CAF il y a bien évidemment une plateforme téléphonique. Il est remonté jusqu'à moi des difficultés relatives à... sur notre capacité à satisfaire nos allocataires au niveau de nos fréquences de réponse, de nos délais de réponse et de la qualité de l'information. Donc ça, c'était les données initiales. C'était l'interrogation initiale on va dire. Travail auquel j'ai activement participé et là-dessus j'ai déployé une méthode que je n'aurais pas renier en étant en master de socio. Par contre, quand le diagnostic a été posé, j'ai pris les informations et j'ai pris ma casquette de cadre. A partir de là, ma responsabilité c'était plus de dire seulement : « voilà ce qui est ». C'était de pouvoir proposer à ma direction des évolutions pour que ça aille mieux. Donc à ce niveau-là, j'ai mobilisé un ensemble de compétences techniques et intellectuelles que j'ai pu acquérir notamment à l'université et qui m'ont permis de mettre en place un ensemble de préconisations pour que ça aille mieux sur ce problème de satisfaction. (Thomas, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre supérieur dans une CAF).

Ce type d'intervention où l'on attend du manager qu'il trouve un remède à travers son diagnostic sur un « mal » organisationnel ne représente pas exhaustivement la teneur que prennent les analyses de ces professionnels. Par exemple, Maya (31 ans, DIS, parcours homogène, responsable d'une structure d'éducation populaire) nous relatait qu'elle était conduite à faire une étude sous la forme d'un audit social dans lequel elle utilisait la sociologie dans une visée prospective afin de diagnostiquer les ressources d'un territoire en termes de formation BAFA62. Par la même, les diagnostics peuvent aussi être édifiés pour répondre à une demande éducative ou formative : derrière l'analyse du praticien (qui peut le conduire à estimer des besoins en formation par exemple) l'on attend de lui qu'il puisse mettre en oeuvre une ingénierie de formation. Le manager peut alors se retrouver dans une posture de « consultant

62 Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur.

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dynamique » (Guy Minguet in Legrand et Vrancken, 1997) où son rôle est de rapporter d'éventuels décalages entre le prescrit et le réel des pratiques de travail.

Après avoir analysé ces postures professionnelles, il convient de préciser que les activités dans lesquelles ils utilisent la sociologie semblent minoritaires. Ils sont conduits essentiellement à faire du management (ressources humaines, organisation du travail, ...) et de la gestion (matérielle, logistique, immobilière, etc.) durant la majeure partie de leur temps de travail (entre 50 et 75 % selon les propos rapportés). En somme, l'ancrage dans la sociologie de ces praticiens s'observe essentiellement pour résoudre divers problèmes qui remontent jusqu'à eux dans le but d'intervenir et d'entraîner une dynamique de changement dans une recherche d'efficience. Cette recherche d'efficacité et la capacité de la justifier et de la promouvoir semblent être primordiales pour obtenir un emploi type « manager ».

L'insertion professionnelle

En termes de conditions socioéconomiques ces emplois aboutissent à des situations stables (CDI) et à des salaires nettement supérieurs à la moyenne observée dans nos corpus de diplômés. Les échanges avec ces diplômés sur leur parcours, nous ont fait prendre conscience que s'ils avaient pu être recrutés en tant que manager, cela ne tenait pas exclusivement à leurs attributs de sociologue. Les enquêtés nous rapportaient qu'au contact de recruteurs ils avaient été en mesure de cerner les besoins de leur employeur et ainsi, ils justifièrent leur utilité par un argumentaire serré sur l'efficacité et sur l'efficience que pourraient prodiguer leurs pratiques : « J'ai joué sur le caractère opérationnel de mes savoirs L...] D'une manière générale, les sciences humaines ça n'envoient pas un signal rassurant L...] J'ai valorisé l'aspect professionnalisant de la formation. L...] J'avais conscience que dans le monde de l'entreprise, ce ne sont pas les mêmes choses qui sont favorisées » (Thomas, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre supérieur dans une CAF).

On ressent bien aux dires de Thomas, l'importance de savoir mettre en avant ses capacités opératoires dans une perspective d'être recruté pour un poste dans l'encadrement. Ce que nous avons observé auprès de Romain est valable pour d'autres diplômés. Par exemple, Dominique (53 ans, Femme, ACCESS, parcours converti, cheffe de service dans un établissement ESSAT63) nous rapportait que son diplôme était valorisé auprès de son employeur mais concernant son recrutement, c'était surtout ses capacités rédactionnelles (rédiger des rapports d'activités, des projets d'établissement), organisationnelles (travail, management

63 Etablissement et service d'aide par le travail.

107

d'équipe, recrutement, planning, etc.) et de gestion qui le justifièrent. Ainsi, la sociologie représente une garantie pour les employeurs, un niveau d'étude requis pour occuper un poste d'encadrant à condition de pouvoir justifier de compétences opératoires et d'une expérience professionnelle conséquente.

A côté de cela, la valeur qu'obtient un titre de sociologie sur le marché du recrutement des cadres est à croiser avec la culture du secteur qui emploie les diplômés. Tous les champs professionnels dans lesquels évoluaient les « managers » rencontrés, entretiennent une « passion du social » et de bons rapports avec le monde intellectuel : on y retrouve le travail social, les métiers de la sécurité sociale ou encore l'éducation populaire. Ainsi, il serait erroné de croire que le titre de sociologie suffit à lui seul pour être recruté en tant que cadre organisationnel.

Par ailleurs, pour chacun des enquêtés, l'obtention de ce statut s'est faite à la suite d'une évolution de carrière. Aucun d'eux n'a occupé directement cette fonction. Ces praticiens ont été amenés progressivement, au sein de leur organisation, à occuper de plus en plus de responsabilités qui ont exigé de leur part qu'ils se forment progressivement au management, à la gestion, etc. En somme, devenir manager avec un diplôme de sociologie s'explique par une dynamique de carrière au sein de l'institution « employeuse » qui elle, reconnaît la valeur du savoir sociologique. Cette congruence culturelle mériterait donc d'être plus interrogée, car il est possible à côté de cela qu'elle octroie au « manager » une autonomie relative lui permettant dans sa pratique de « pilotage » de faire oeuvre de sociologie (diagnostic, position de recul et d'extériorité au sein de l'organisation, etc.) et de se référer à une éthique professionnelle propre à celle-ci.

Spécificités et enjeux autour de la sociologie praticienne

Nous avons opté pour une présentation des positions praticiennes à travers une typologie de 4 profils car elle permet de mieux cerner les spécificités de chaque déclinaison pour montrer la diversité des pratiques. Cependant, ce découpage laisse croire à tort qu'il existe une délimitation franche entre ces idéaux-types. Au contraire, les diplômés avec qui nous avons échangé nous décrivaient à travers leurs trajectoires sinusoïdales, des pratiques très proches. Par exemple dans sa carrière, Maya (31 ans, DIS, parcours homogène, actuellement responsable d'une association d'éducation populaire) est conduite dans son poste de manager à utiliser, à

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l'instar du chargé d'étude, des méthodes d'enquêtes (diagnostic de territoire), à « enfiler » une casquette de formateur permettant à des salariés de monter en qualification ou encore, à être au contact de l'action politique pour l'aiguiller. Les frontières entre les différentes activités de type « praticiennes » peuvent être poreuses et donc, à rattacher à la singularité des situations professionnelles. Ce qui fait le lien avant tout entre ces praticiens, c'est l'aménagement des savoirs sociologiques dans leurs activités professionnelles.

Les multiples expériences que nous avons relatées dans ce mémoire donnent du crédit à des travaux de sociologie des professions (Sainsaulieu, 1985 ; Legrand et Vrancken ; 1997, Piriou ; 2006) qui stipulent qu'un autre type de modèle de sociologue émerge et se distingue du modèle historiquement promu du chercheur. Ce modèle de métier se caractérise par un double ancrage : à la fois dans la discipline sociologique et dans le milieu professionnel. Cette dualité se caractérise par une double compétence, à la fois opératoire et scientifique, alliant l'action et le savoir savant. Contrairement à la figure du chercheur, le praticien ne peut se limiter dans son travail à une visée « herméneutique », son action relève plus d'un savoir qui découle de la « maïeutique » où il cherche à solliciter la réflexivité de ses collaborateurs, à co-construire avec eux dans le but d'entrevoir des perspectives de changement.

Il semblerait donc que l'exercice de la sociologie pour ces praticiens allie deux dimensions : l'action et la science. La topique traditionnelle du sociologue scientifique semble en partie conservée puisqu'en échangeant avec ces « praticiens » chacun d'eux considérait que la sociologie sert à questionner, à comprendre, à voir différemment, que c'est un outil d'analyse et d'observation. Mais à côté de cela, leur travail comporte souvent un objectif de transformation du social.

Alors que certains auteurs arguent que les sociologues d'institutions perdent toute velléité critique (Lahire, 2002), nous avons constaté que nombreux étaient les praticiens qui s'en revendiquaient, s'apparentant à des utopies dans une perspective de progrès social, soucieux de participer à l'édification d'une société plus harmonieuse. Mais dans les faits, la sociologie se déclinait non pas sous la forme d'actions militantes mais dans une visée réformatrice ou technique ou performative. Par rapport à ce que nous avons observé, la sociologie praticienne sert avant tout la réforme et non la critique militante ; un travail sur les individus et non sur le système. Si posture critique il y avait, elle se rattachait moins à une conduite subversive ou militante qu'à un savoir réflexif, à une capacité et une velléité à « se

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distancier » ; résolution que les praticiens nous rapportaient et cherchaient à mettre en place dans leur milieu professionnel.

Le risque d'instrumentalisation de la pratique sociologique est important, d'autant plus si ces praticiens n'arrivent pas à convaincre des bienfaits d'un positionnement « oblique ». Au cours de notre enquête, nous avons pu observer que ces situations n'étaient pas systématiques mais elles étaient tout de même présentes. Dans ce cas de figure, en ce qui concerne le diagnostic, il prenait en général la forme de ce que Boudon (1992) décrit comme une production sociologique de type caméraliste : activité qui vise à renseigner des commanditaires sur les phénomènes sociaux plutôt qu'à les expliquer. C'est un fait que nous avons relevé durant notre enquête, la spécificité des conditions « de travail » des praticiens entraîne la modification d'un certain nombre d'aspects liés à la production de la connaissance notamment le fait que leur analyse comporte avant tout une visée « descriptive ». Pour Piriou (2006), l'une des spécificités de la posture praticienne est que l'autonomie scientifique s'en trouve généralement affaiblie mais le caractère empirique et les questions liées à son utilisation, à ses développements en lien avec la commande sont de plus en plus diversifiés et s'en trouvent renforcés. Dans ce cadre professionnel, le savoir sociologique consiste de plus en plus en une connaissance tournée vers la résolution de problèmes, engageant différents individus qui participent à définir une question particulière dans un contexte situé. Cette spécificité représente une caractéristique propre de la posture praticienne qui se distingue ainsi de la sociologie académique plus tournée vers une production « critique », « cognitive » ou « esthétique » (Boudon, 1992).

Ces situations peuvent sembler problématiques pour des scientifiques, soucieux d'être dans les meilleures conditions possibles pour mener un acte d'objectivation néanmoins ceci peut sembler quelque peu différent pour le praticien qui se donne pour objectif d'intervenir64. Car, même si ces professionnels ancrent leurs activités dans des modèles théoriques de référence, l'intervention entraîne inéluctablement une discontinuité avec les paradigmes utilisés (Minguet, in Legrand et Vrancken, 1997). Par exemple, une intervention en entreprise n'est en rien synonyme d'une application linéaire d'une sociologie de l'entreprise. Ainsi, il serait facile de conclure que les espaces de légitimation scientifique et praticienne sont complétement distincts... Mais est-ce vraiment le cas ?

64 Ceci peut être quelque peu différent pour des praticiens type « chargé d'études » où l'on n'attendrait pas d'eux nécessairement d'intervenir à la suite de leur recherche.

110

A l'instar de travaux menés autour de cette question (Legrand et Vrancken, 1997), l'analyse des situations professionnelles des diplômés devenus praticiens permet de fournir des éléments de réflexion. Nous avons pu observer dans notre enquête que beaucoup de praticiens rapportaient une proximité importante avec les publics auxquels ils s'adressaient. Dans leur exercice professionnel, les praticiens ne semblent pas faire abstraction des individus et de leur « savoir ordinaire ». C'est d'ailleurs ce que l'on observe dans beaucoup de situations rapportées par les enquêtés qui accordent une place très importante à leurs collaborateurs et mettent un point d'honneur à co-construire, à conseiller, à accompagner... De telle sorte que nos matériaux accréditent l'hypothèse du développement d'une sociologie plus « pragmatique » (Legrand et Vrancken, 1997), davantage ancrée sur les attentes des agents de terrain, moins théorique, moins académique et qui ne se cantonne pas à l'acte de la recherche. Il ne suffit plus seulement de montrer que l'on est apte à comprendre et à analyser un phénomène, il faut engager ses collaborateurs dans la démarche, proposer des prestations au double plan des moyens et des résultats. Là-encore, c'est ce que nous avons relevé dans l'étude des positions praticiennes : leurs diagnostics et leurs actions avaient toutes pour toile de fond le principe de l'exercice démocratique. Ces pratiques questionnent le « fossé » entre l'expert qui sait et le profane qui ignore, concevant plus le travail du sociologue comme délibératif, s'appuyant sur autrui pour mettre à plat un grand nombre de non-dits ou de dysfonctionnements.

Cette position est défendue notamment par des auteurs tels que Boltanski et Thévenot (1991) pour qui la perception du social des acteurs et la réalité que dévoilerait le chercheur seraient moins distantes qu'il n'y parait. Dans cette perspective, il n'y a aucune raison de penser que les acteurs « décisionnaires » entrevoient la société comme un objet monolithique mais plutôt comme une mosaïque complexe (Legrand, 2014). De telle sorte qu'en parallèle de l'action, on analyse de plus en plus les différents enjeux et les logiques qui se trament derrière les dynamiques locales. Il faut considérer alors que les champs d'exercice des praticiens à qui l'on fait appel, sont traversés de part en part par le conflit, la diversité des enjeux en présence... Les relations entre acteurs sont conçues de plus en plus comme des relations de pouvoir, de négociation, de compromis, de transaction, de consensus ... Dans de telles configurations, le praticien peut tenir le rôle d'un tiers capable de faire circuler l'information, de faciliter la confrontation, l'échange entre des logiques divergentes et conflictuelles. Ces « passeurs » (Marié, 1989) aident les acteurs en présence à clarifier les enjeux et à modifier leurs représentations du champ au sein duquel ils évoluent. Leur rôle tend vers la quête d'un accord, ils créent en quelque sorte les conditions d'émergence d'un débat public, ils servent à

111

reconstruire un « sens communément partagé » à partir d'une expérience fragmentée (Legrand et Vrancken, 1997). A travers cette posture, le praticien a le loisir d'opérer à travers une tradition sociologique, il retraduit les demandes, les besoins et les remet en perspective à partir de toute la « gamme méthodologique classique » dont il dispose. Le praticien ferait somme toute appel aux capacités réflexives des agents en s'appuyant sur des connaissances théoriques et pratiques éprouvées. A défaut de preuves ou de vérifications précises, la force d'une démonstration reposerait sur sa « vraisemblance » (Legrand et Vrancken, 1997) attestée par une forme de reconnaissance émanant d'une rencontre, d'un jeu de rhétoriques mettant aux prises le sociologue avec les autres acteurs. Somme toute, la parole du praticien apparaîtrait « vraisemblable » parce qu'elle serait destinée à être exposée à un public capable de juger, de reconnaître celle-ci et de lui attribuer une validité.

Tous ces travaux, ainsi que notre enquête, représentent de nombreux éléments qui portent à croire que l'exercice praticien de la sociologie en France (lorsqu'il s'ancre dans la tradition) puisse faire écho à bien des égards à une posture que Burawoy (2005) qualifie de « sociologie publique » : « La sociologie publique fait entrer la sociologie en conversation avec des publics, définis comme des personnes elles-mêmes engagées dans une conversation. L...J Ce que j'appelle la sociologie publique classique regroupe les sociologues qui écrivent des tribunes pour les journaux nationaux, où ils évoquent des questions d'intérêt public L...J. Il y a cependant une autre forme de sociologie publique, organique, qui voit le sociologue travailler en étroite relation avec un public visible, dense, actif, local, et qui constitue souvent un contre-public » (Burawoy, 2005). Pour l'auteur, ces sociologues travaillent dans des syndicats, des associations, des collectivités diverses, etc. Leurs buts auprès de ces publics sont de faire naître un dialogue ; un processus « d'éducation mutuelle ». Même si dans ses travaux l'auteur tend à diviser le travail sociologique en 4 idéaux types recouvrant chacun des aspects différents (cf. Tableau 11), il est possible à nos yeux et par rapport à ce que notre enquête met en évidence, de concevoir les formes d'exercices praticiens comme une oscillation entre une posture « d'expertise » sociologique et une sociologie publique. Pour la plupart des praticiens que nous avons rencontrés, leur travail ne consistait pas uniquement à offrir à leur client un savoir-faire opératoire, ils cherchaient dans la plupart des cas, à initier une relation dialogique avec les publics avec qui ils sont en contact ; situations dans lesquelles chacun se présente avec ses objectifs et s'ajuste à l'autre.

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Tableau 11 Division du travail sociologique selon Burawoy (2005)

 

Public universitaire

Public extra-universitaire

Savoir opératoire

Sociologie académique

Expertise sociologique

Savoir réflexif

Sociologie critique

Sociologie publique

Il se peut qu'à l'instar de ce qu'observe Burawoy (2005) les frontières entre les types de sociologie praticienne et académique sont plus floues qu'il n'y parait d'autant plus qu'elles se nourrissent l'une de l'autre. Pour l'auteur, elles entretiennent des formes d'interdépendance puisque les postures praticiennes puisent dans la tradition de la sociologie académique et que ces dernières, puisqu'elles rentrent en contact avec des publics divers, diffusent la culture de la discipline sur le terrain ; prosélytisme nécessaire pour « inoculer le virus de la sociologie » dans la société (Hess, 1981) afin de faire reconnaître la discipline dans « le champ large des productions » (Bourdieu, 1979) et ainsi, favoriser son développement.

Même si le contexte contemporain semble plus prompt à l'essor d'une figure praticienne (tournant praticien, création de l'APSE, etc.), il est possible qu'elle ne fasse pas l'unanimité auprès de la communauté académique. A la vue des propos de Lahire (2002), il se peut que les sociologues universitaires développent une certaine « hantise » vis-à-vis de la figure du praticien de peur que le savoir sociologique soit instrumentalisé, progressivement déconnecté de sa culture scientifique et critique d'origine. Toutes ces représentations peuvent conduire à une situation où rares sont les initiatives engagées sur la question de la sociologie praticienne, travail qui, dans une dynamique de professionnalisation, convient d'être mené dans le but d'aboutir à des consensus minimaux s'accordant sur la constitution d'un ordre plus normatif sur la manière d'envisager cette posture de « médiateur ». La partie suivante s'attachera à étudier certains matériaux pouvant rendre compte de la réception de la sociologie praticienne au sein du champ universitaire.

La réception de la figure du praticien par la communauté scientifique

Comme nous l'avons vu au cours de notre partie historique, au cours du développement de la discipline, la définition octroyée au « métier » de sociologue s'est édifiée autour de la figure de l'enseignant-chercheur. Comme le rappelle Demazière (1987), le milieu de la sociologie est extrêmement hétérogène et divisé sur les manières de faire (théories, paradigmes, thèmes, secteurs...) mais aussi sur les conceptions du métier de sociologue : rôle plutôt interventionniste

113

et technique ou rôle social et critique. Pour l'auteur, au-delà de ces divisions internes, il existe une identité commune construite autour du groupe de référence des scientifiques se démarquant simultanément des autres « sociologues » qui n'appartiennent ni au CNRS, ni à l'université. Cette clef de voûte identitaire les conduirait à se distinguer fondamentalement des « praticiens » et à instituer une frontière claire entre ces deux pratiques que l'on retrouve bien dans les propos de l'auteur : « La recherche sociologique, n'est pas la recherche action, elle n'est pas non plus une recherche pour une action, en vue d'une action. Elle comporte des finalités propres et doit être faite pour elle-même, en dehors de toute finalisation, instrumentalisation, application, opérationnalisation » (Demazière, 1987 : 43).

Or, l'émergence de la figure du sociologue praticien axé sur l'application des savoirs, renvoyant presque à la figure de « l'ingénieur » qui propose ses services à des organisations qui nécessitent une expertise sociologique moyennant finance, rompt avec le modèle scientifique historiquement promu. Jusqu'avant les années 2000, la discipline semble organiser ses formations à travers une composante humaniste et scientifique assouvissant une soif de connaissance répondant à des interrogations d'ordre personnel, intellectuel ou politique, se souciant peu des intérêts pratiques que l'on peut retirer d'une activité de sociologue (cf. Les explications apportées à l'orientation en sociologie). Ce qui peut expliquer pourquoi le degré de professionnalisation atteint par la sociologie est relativement faible65, c'est-à-dire mal reconnu sur le marché du travail (Piriou, 1999). Cependant, le contexte de réformes qui touche l'enseignement supérieur (réforme LMD, autonomisation de l'Université (LRU), réforme des structures évaluatrices et de financement) semble conduire à un ébranlement des rapports de force entre deux segments professionnels distincts : les sociologues académiques et les sociologues praticiens.

Cette évolution contextuelle parait favorable à la reconnaissance des praticiens longtemps tenus en disgrâce (Lahire, 2002). Si l'on se fie aux dynamiques associatives, un travail politique et délibératif semble être conduit par exemple au sein de l'AFS où le segment praticien de la sociologie fut représenté par le vice-président de l'association, lui-même praticien. Mais aussi avec la création du Comité d'action de la sociologie professionnelle (CAPS). Cette assemblée représentait un groupe de l'AFS favorisant l'échange, le débat et les initiatives de valorisation concernant les diverses formes de la pratique sociologique (études, recherches, enseignements,

65 Auprès d'une cohorte de plus de 200 diplômés d'un niveau 1 de sociologie, l'auteure montrait que près de 40 % des enquêtés continuaient à se former par la suite dans d'autres disciplines universitaires jugées plus « professionnalisantes ». Ces diplômés élaboraient donc des stratégies destinées à se doter d'autres diplômes pour suppléer une formation faiblement professionnalisée.

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formations, colloques, séminaires, conférences, expertises...) toutes conditions socio-institutionnelles d'exercices confondues. Les objectifs du CASP tendaient à favoriser le rapprochement entre les sociologues académiciens et les sociologues praticiens tout en traitant des conditions socio-institutionnelles d'exercice de leur métier (conditions d'emploi et de carrière, conditions de travail, relation entre les différentes pratiques...).

Cependant après un échange avec un membre hiérarchique de ce comité, nous avons appris que cette organisation s'est dissoute depuis plusieurs années même si elle reste malgré tout très mise en avant et promue sur le site de l'AFS avec l'onglet « Sociologie professionnelle »66. Quand nous avons demandé à cette personne les raisons quant à la dissolution du CASP, elle nous a répondu ceci par courriel :

« Pas de portage politique par l'AFS même si bienveillance du CE67 : pas d'accord au sein de la communauté des membres de l'AFS pour considérer la dimension praticienne de la sociologie. Cela ne s'est jamais manifesté de façon explicite ».

Ces éléments nous invitent donc à relativiser l'idée que la sociologie « praticienne » soit reconnue et globalement acceptée au sein de la communauté des sociologues académiques. Au contraire, des éléments tendent à nous faire penser qu'elle continue encore de faire débat. Les lettres de l'ASES68, sur les masters professionnels et la réforme LMD retranscrivent bien les divergences sur cette question au sein du monde académique et au fait que la professionnalisation des masters soit plus un coup de force dû aux réformes de l'enseignement supérieur qu'une volonté des sociologues académiques. D'autres éléments que nous avons amassés cette fois-ci à travers notre enquête « locale » tendent à confirmer cette impression. Dans un contexte de refondation des maquettes de formation conduisant à une mutualisation et à une indifférenciation des voies recherches et professionnelles, les enseignants sont contraints de dialoguer et de négocier le contenu des futurs enseignements dispensés. A ce sujet nous avons échangé avec un des cadres pédagogiques qui nous confiait que « pour la refonte de la maquette, la voie pro avait pris chère » :

Enquêté : Pour répondre sur la voie professionnelle, il y a tout un débat qui a lieu de manière récurrente autour de ces deux voies et là il faudrait prendre plus de temps peut-être pour en parler. Mais il est évident qu'au sein du département la sociologie telle qu'elle est enseignée, telle qu'elle est... pratiquée... on valorise la sociologie... une certaine école, une sociologie critique, une sociologie qui porte plutôt à faire une sociologie destinée à la recherche que l'on destine plutôt à une élaboration assez complexe qui nécessite tout un dispositif qui tend plutôt à faire des étudiants qui vont s'inscrire en thèse. Je ne sais pas si je suis clair.

Enquêteur : Le modèle du métier de sociologue de Bourdieu ?

Enquêté : Voilà. C'est là où je voulais en venir. Finalement il y a une forme de logique... De formation de base de l'ensemble des enseignants-chercheurs qui travaillent au sein de l'université ou dans le département où on a été formé

66 http://www.test-afs-socio.fr/drupal/casp

67 Comité exécutif

68 http:// www.afs-socio.fr/archives-aft/index.html

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pour la plupart par les écrits de Bourdieu. Et finalement on pourrait analyser ça comme un effet de reproduction, on cherche ce qu'on a obtenu en termes de reconnaissance et de méthodologie on le transmet... Même si on continu à se former... Moi c'est comme ça que je le vois... On a tendance à vouloir le meilleur pour nos étudiants et le meilleur il est plutôt dans la voie de l'excellence qui est plutôt dans la voie de recherche doctorale pour ensuite devenir chargé de recherche, chercheur où enseignant-chercheur à l'université. Et c'est un débat que l'on a eu heu... A de nombreuses reprises où moi et xxxxxx on a défendu largement la nécessité à promouvoir la voie dite « pro » pour des principes de réalité sociologique de nos étudiants. C'est-à-dire qu'aujourd'hui on a 15-20 étudiants en master. Au regard de la réalité du marché du travail, au regard de la réalité des bourses de thèse, on a une bourse tous les deux ans. Au regard aussi des trajectoires sociales de ces étudiants qui pour certains viennent... n'ont pas fait de sociologie depuis le master 1 ou viennent d'autre facultés notamment étrangères où les méthodes et les approches méthodologiques ne correspondent pas aux attendus. Il nous semblait aberrant de ne pas soutenir la possibilité d'une voie dite « pro » pour ces étudiants dont le devenir n'est pas celui de.... on ne va pas leur dire « vous n'allez jamais faire de la recherche, jamais devenir enseignant-chercheur ou maître de conférences à la fac ». Ce n'est pas ce que je dis. Mais on peut objectivement, et là les collègues l'ont entendu, il y a très peu de nos étudiants en Master 2 qui vont devenir nous semble t'il des chercheurs. Du fait du contexte encore une fois contre lequel on lutte, nous réclamons des postes chaque année. Niveau local comme national. C'est plutôt un principe de réalité qui motive notre engagement à défendre cette voie dite professionnelle. L'an prochain les maquettes changent, là on pourra rediscuter ensemble mais...la restriction budgétaire que nous impose l'université nous oblige à réduire le volume horaire et... c'est plutôt la voie « pro » qui a pris cher ! C'est nous qui sommes les plus... on s'est défendu bec et ongles mais au final il faut dire, on va être obligé de supprimer le cours d'enquête par questionnaire. Ce qui est dommageable parce que c'est une entrée méthodologique et de collecte de matériaux qui est pertinent pour ce type d'enquête collective car ça permet et vous le savez bien... de produire des matériaux originaux et statistiques, quantitatifs et statistiques qui plaisent souvent aux commanditaires et aux potentiels employeurs.

En somme, les matériaux que nous avons récoltés semblent induire que la question de la professionnalisation fait l'objet d'un accueil plutôt timoré de la part des sociologues académiques qui privilégient leur modèle de métier : la recherche scientifique69. Cette conception, selon les cas de figures, conduit les sociologues à concéder une place subalterne à la dimension appliquée des savoirs et dans d'autres circonstances, à les exclure de la définition légitime du métier sans autre forme de procès.

Même si les figures praticiennes semblent faire l'objet de contestations, ils n'en demeurent pas moins qu'elles représentent aujourd'hui des débouchés identifiables que l'on peut rattacher à la sociologie. De telle sorte qu'il est possible pour nous de prétendre qu'en matière d'insertion professionnelle il existe 3 composantes sociologiques : la recherche, l'enseignement et les activités praticiennes. Néanmoins, ces débouchés ne représentent pas exhaustivement le panel du devenir professionnel des diplômés que nous avons rencontré. En dehors des « petits boulots » exercés à la suite de la certification, nous nous sommes intéressés à des profils de personne qui s'orientèrent vers d'autres univers que la sociologie pour comprendre ces revirements. Par ailleurs, nous nous sommes attachés à étudier les réorientations de diplômés qui basculaient d'une composante à l'autre, phénomène qui peut nous renseigner sur les logiques d'insertion de ces agents.

69 Pierre BOURDIEU, « La cause de la science », Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1995.

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Les réorientations professionnelles

Qu'entendre par « bifurcations professionnelles » ? Pour réfléchir à cela, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Sophie Denave (2015) qui a consacré une enquête sur cette question. Pour l'auteure (2015) une « bifurcation professionnelle » doit comprendre 3 conditions :

On doit constater un changement de domaine professionnel exigeant par la même d'autres savoirs. Ce changement induit un déplacement transversal sur un même plan, susceptible d'entraîner un déséquilibre entre le capital économique et/ou culturel mobilisant l'agent dans l'espace social. Les agents peuvent donc emprunter des mobilités ascendantes ou déclinantes selon les fluctuations du volume global de leurs différents capitaux. Il doit y avoir un changement effectif pratique, il s'agit moins de travailler sur les aspirations des agents que sur leurs actions réalisées. Enfin, il faut travailler à partir de situation où l'on constatait une relative ancienneté dans la profession initiale. Ainsi, les trajectoires d'insertion des jeunes comme les « petits boulots » provisoires ne doivent pas être pris en compte.

Les 3 indices proposés par Denave (2015) nous serons très précieux pour développer ce chapitre. Cependant nous ne les utiliserons pas de la même manière que leur auteure puisque nous comptons les réinscrire dans le contexte d'insertion qui concerne nos enquêtés. Ainsi, le « changement de domaine professionnel » dont l'auteure parle consistera plutôt pour nous, à comprendre pourquoi des enquêtés qui pour la plupart étaient engagés depuis 5 ans dans la discipline, se tournent à un certain moment vers des emplois autres que ceux que nous avons pu relever (recherche, enseignement, figures praticiennes) ou, qu'ils se réorientent d'une composante à l'autre (ex : de la recherche à l'enseignement). Nous serons sensibles aux « changements pratiques » que les bifurcations entraînent sans toutefois renoncer à nous intéresser aux aspirations des agents. Car les « petits boulots » occupés à la sortie de la formation ne nous renseignent pas significativement sur d'éventuels désengagements envers la discipline mais ils peuvent représenter des agents de socialisation à part entière susceptibles de moduler les aspirations des diplômés. Par ailleurs, certains peuvent nous rapporter un choix en rapport à une contrainte, d'autres pourront invoquer leur libre arbitre... Il s'agit donc aussi de prendre en considération cette dissociation entre « subie » ou « voulue ». Par la même, en ce qui concerne « l'ancienneté dans la profession », il s'agira de penser cette question à travers la notion d'engagement, de comprendre les aspirations, les perspectives d'avenir qu'a fait murir le cursus de sociologie auprès des diplômés afin de les mettre en relation avec leur situation

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actuelle. Ainsi dans le cas de notre recherche, les bifurcations observées ne peuvent être dissociées du contexte d'insertion qui pèse sur nos enquêtés de telle sorte que notre démarche est à la croisée d'une sociologie de « l'insertion » et de « la réorientation professionnelle ».

En se restreignant à nos critères (changement de domaine professionnel, renoncement à faire un métier en relation directe avec la sociologie) auxquels nous ajoutons un délai de 3 ans d'insertion à la suite de la certification (critère identique aux enquêtes CEREQ) on s'aperçoit qu'un total de 10 personnes (sur 33) a vécu une « réorientation professionnelle » après un cursus de sociologie. Pour ce qui est des autres (23/30) ils ont toujours l'aspiration (certains l'on assouvi sur un temps déterminé ou indéterminé) d'obtenir un emploi en lien avec leurs qualifications.

En nous intéressant à la trajectoire d'insertion de ces diplômés, nous avons relevé deux cas de figures. Soit la bifurcation semblait être franche avec la sociologie (5/10) soit elle pouvait consister à viser une composante70 différente de celle initialement prévue (5/10). Un des aspects intéressant que nous ayons relevé est que les étudiants issus de la voie professionnelle semblent se réorienter de façon plus nette (4/10) que leurs collègues de la voie recherche qui bifurquent vers des secteurs voisins (4/10).

Les réorientations dans une autre composante

Ce type de réorientation correspond donc au passage d'une composante de la sociologie à une autre (recherche-enseignement-activités praticiennes). Chaque cas de figure rencontré comportait un caractère commun, le fait que l'enseignement (la réussite à un concours de l'éducation nationale ou une activité de vacataire) soit la position professionnelle désirée. C'est-à-dire que pour ces diplômés, les aspirations initiales concernaient soit la recherche où une position professionnelle type « praticienne » ou encore, une succession des deux aspirations. Plusieurs cheminements d'enquêtés attestent bien cela comme celui de Nicole, 26 ans, aujourd'hui conseillère principale d'éducation qui, durant son cursus s'est découvert une véritable passion pour la recherche et tout naturellement, a ambitionné d'en vivre. Cependant, elle a dû complétement revoir son projet professionnel à la suite de plusieurs complications :

70 Par exemple, aspirer dans un premier temps à faire de la recherche et s'orienter par la suite vers un concours de l'enseignement.

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Enquêteur : Pourquoi la voie recherche et pas professionnelle ?

Enquêtée : Ba mes mémoires de M1 et M2 ça a été un peu... Aller sur le terrain, faire des observations, m'entretenir avec des personnes, ça a été une révélation, j'ai adoré. Donc je me suis lancée, en me disant « tant que j'y suis, je tente le master ». Au début je songeais à la voie pro, mais je me suis tellement éclatée que le master pro j'aurais été frustrée. Donc je suis allée en master recherche, dans l'idée de continuer en thèse après.

Enquêteur : Pour vivre de la recherche après ?

Enquêtée : Oui c'était l'idée...Si si c'est ce que je voulais faire à la base. Quand j'ai fini le M2, je me suis présentée aux bourses de thèse et tout. Je me souviens c'était 1 semaine et demie après avoir rendu le mémoire, c'était la course. Donc j'avais tout fait pour rendre mon mémoire en première session pour pouvoir postuler aux bourses de thèse. Et au final, je suis arrivée 19ème sur 18... Donc ça m'a mis un sacré coup au moral... Tu fais l'effort toute l'année pour faire tout ce qu'il faut, tout rendre plus tôt pour au final, ne pas être récompensé, donc pas évident.

Enquêteur : Je veux bien le croire... Tu n'as pas réessayé après ?

Enquêtée : Ah si si. L'année d'après j'ai voulu retenter les bourses de thèse avec xxxxxxxx (un directeur différent que le premier) mais il n'a pas voulu me prendre et donc il a fallu que je repense complétement mon projet professionnel.

Enquêteur : Pourquoi il ne t'a pas encadré ?

Enquêtée : Parce que justement il ne pouvait pas m'encadrer (rire). J'avais un sale caractère. Je n'invente pas, c'est lui qui me l'a dit. Parce que je n'écoutais pas ce que l'on me disait et qu'il ne pourrait pas travailler avec moi pendant 5 ans. Et à côté de ça, il avait trouvé un autre candidat sous le coude accessoirement.

Enquêteur : Ce n'est pas forcément négatif de ne pas s'accorder sur tout...

Enquêtée : Dans l'idéal (rire). Là, on n'avait pas deux caractères qui s'accordaient, l'autre candidat ça allait mieux, c'était un homme, peut-être que ça y joue... C'était une co-direction aussi, ça lui faisait moins de travail que de m'encadrer tout seul. Et puis c'est la compét' faut pas se leurrer...

Enquêteur : Comment ça ?

Enquêtée : L'autre lui avait plus tapé dans l'oeil sans doute, ils étaient plus proches, plus d'atomes crochus, ça marche comme ça aussi faut pas croire. Enfin... Tout ça pour te dire que la recherche bah... La désillusion avec cette histoire de thèse m'a amenée à me remettre beaucoup en question. Ça faisait un an que j'étais assistante d'éducation... Donc j'ai vu avec ce boulot que j'aimais beaucoup le contact avec les gamins, qu'en tant que CPE, je pouvais beaucoup réutiliser des choses de la sociologie et du coup je me suis lancée dans le concours de CPE que j'ai eu. Aujourd'hui je suis CPE stagiaire. Je vais être titularisée à la fin de l'année, un boulot qui me plaît beaucoup. La sociologie je continue à en lire mais ça en reste-là. (Nicole, 26 ans, ACCESS, parcours homogène, actuellement CPE).

Les propos de Nicole rendent bien compte de la dimension plurielle que peut recouvrir la question de la réorientation suite à une ambition de faire de la recherche son activité professionnelle. D'une part, avant de songer à une carrière académique, il convient de mener au préalable une thèse. Cette dernière induit la question des financements qui, sans devoir recourir à des statistiques pour le démontrer, semblent très rares en sociologie71. Cette rareté aboutie inéluctablement à une augmentation de la compétition pour leur obtention et à une diminution significative des chances de se « mettre sous la dent » un financement. Dans ce schéma-là, il faudrait rechercher des fonds autres que les contrats doctoraux comme les CIFRE72. Mais objectivement ils sont rares (sur 16 doctorants rencontrés, seul un enquêté bénéficiait de ce genre de dispositif) et comme nous le précisait Noah (32 ans, docteur en sociologie, parcours homogène, ambitionne de devenir maître de conférences) ce n'est pas la « voie royale » pour devenir enseignant-chercheur, ceux qui le deviennent ainsi sont rares. Une autre stratégie consisterait à se financer seul et induit, sur une longue durée (3 à 7 ans),

71 Voir les propos de l'enseignant (cf. La partie « la réception de la figure du praticien par la communauté scientifique ») qui illustre bien cette rareté : 1 bourse de thèse tous les deux ans (pour une petite université de province), donc 1 bourse pour 40 étudiants en moyenne.

72 Convention Industrielle de Formation par la Recherche.

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d'effectuer ce travail dans des conditions matérielles pouvant être peu reluisantes et pourtant, ce cas de figure n'est pas rare (8 doctorants sur 15). Parmi eux, la plupart ont une activité professionnelle en parallèle de subsistance mais les salaires sont peu mirobolants exceptés deux personnes (un professeur agrégé et une chargée de mission dans un ministère). Ainsi, la perspective ou l'expérience vécue d'un échec à un concours octroyant des financements peut très vite rebuter un diplômé comme Nicole, aspirant à faire de la recherche son métier. Un autre point important soulevé dans les propos de notre enquêtée concerne l'importance du rapport avec les enseignants. Comme dans tout milieu professionnel, s'appuyer sur son capital social est essentiel lorsque l'on cherche à évoluer dans son champ. Ceci semble d'autant plus vrai pour la recherche qui représente un monde où les ressources qui circulent (postes, financements, etc.) semblent être disputées de par leur rareté. Dans cette conjecture, loin de nous l'idée de considérer que tout ne serait en définitive que rapports de force, jeux de pouvoir et de réseaux ; avoir l'appui et le soutien d'enseignants semble être essentiel si l'on veut poursuivre en thèse et plus largement, prétendre à une carrière académique. Cela passe nécessairement par l'instauration d'un bon « climat » avec ses directeurs où effectivement, « avoir des atomes crochus » avec ces derniers facilitera les perspectives de collaboration, ce qui ne fut pas le cas visiblement pour Nicole. Enfin, un dernier aspect des propos de notre enquêtée nous semble important à soulever, il concerne son emploi d'assistante d'éducation. « Petit boulot » qui comme l'a montré Vanessa Pinto (2014) peut être entrevu comme un agent de socialisation susceptible de moduler les aspirations professionnelles et ce, d'autant plus dans des situations sensibles comme celle de Nicole qui après une désillusion vis-à-vis de la recherche scientifique, a perçu derrière son travail « de pionne » une manière d'anticiper son avenir professionnel et de « rebondir ». En somme, le cas de Nicole exemplifie à lui seul comment et pourquoi des diplômés peuvent rapidement réorienter leurs aspirations vers des composantes en lien avec la sociologie autres que la recherche. Cependant, cette dernière ne semble pas être la seule à engendrer des réorientations professionnelles. A ce sujet, nous avons rencontré des diplômés qui là-encore se tournaient vers l'enseignement mais cette fois-ci, suite à des déconvenues essuyées après une activité de type « praticienne ».

La trajectoire d'Adeline (27 ans, ACCESS, parcours homogène, anciennement chargée d'études) qui projette de devenir CPE représente une bifurcation quelque peu différente de celle de Nicole car dès le M2, Adeline songeait à vivre d'une activité de chargé d'étude. Cependant, aujourd'hui elle a renoncé à cette ambition dans le but de devenir CPE. Comment expliquer ce revirement ? Peu de temps après sa certification, elle obtint un contrat auprès du laboratoire de

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sociologie de l'université pour être chargé d'études sur une durée conséquente (plus d'un an). A la fin de cet emploi, elle a pu bénéficier d'autres petits contrats ponctuels pour d'autres enquêtes mais cette fois-ci dans le secteur privé. Ainsi, elle a pu vivre d'une activité de chargé d'étude pendant presque deux ans sans jamais qu'on lui propose un contrat plus conséquent lui permettant de se projeter plus dans l'avenir. A côté de cela, elle nous rapportait qu'elle éprouvait des difficultés pour obtenir des contrats. Elle nous restituait des complications de l'ordre d'une inadéquation entre sa formation de sociologie et les réalités professionnelles du marché du travail ; situations où son profil s'est trouvé fragilisé au cours d'entretiens d'embauche lorsqu'elle prospectait dans des postes de chargé d'études comme elle nous le fait remarquer :

Enquêteur : Tu as l'air d'avoir quelques regrets vis-à-vis de la formation...

Enquêtée : J'ai eu le sentiment que l'on nous a fait miroiter des choses qui ne sont pas... Après je ne veux pas être méchante avec les enseignants...

Enquêteur : T'as le sentiment que tu leur dois beaucoup ?

Enquêtée : Non. Mais heu... Je pense qu'ils ne se rendent pas compte. Les enseignants ne se rendent pas compte de la réalité de l'après master.

Enquêteur : Comment ça ?

Enquêtée : On s'est fait la réflexion avec une amie. On se disait quand même, la fac c'est un univers à part. Les enseignants, mais de toutes les disciplines ne se rendent pas compte. Par exemple, j'ai fait un entretien d'embauche il y a un an de cela à xxxxxxxxxx pour un poste de chargé d'études. Ils cherchaient un sociologue. C'est ce qu'ils avaient mis sur l'annonce pour faire des enquêtes... Des études sur les publics qui traversent leur organisation. Quand je suis arrivée à l'entretien d'embauche je me suis rendue compte en fait qu'ils cherchaient quelqu'un avec des qualifications de statisticien. Je me souviens encore « oui il nous faudrait quelqu'un de qualifié pour faire des stats inférentielles ». Comme si je savais ce que c'est... On m'a très vite fait comprendre que ça ne le ferait pas. Moi on m'a appris à passer des entretiens, des questionnaires, du terrain mais pas des stats. Et j'ai une amie c'est la même chose, elle a eu quelques entretiens d'embauche et chaque fois on lui demandait de faire des stats. Et donc oui je pense que les enseignants ne s'aperçoivent pas de ça, que dans le privé on s'en fou de la réflexivité ou autre... Faut surtout décrire, faire des stats. Et ça moi je n'ai jamais appris (Adeline, 27 ans, ACCESS, parcours homogène).

A la suite de plusieurs déconvenues en rapport avec son activité et surtout à son « manque » d'activité de chargé d'étude, Adeline a été conduite à occuper un poste d'assistante d'éducation lui permettant de se projeter sur un temps plus long tout en ayant une rentrée pécuniaire constante. Par la même, à l'instar de Nicole, ce travail a eu l'effet de réaménager ses aspirations professionnelles, sans doute du fait qu'elle y a vu ses dispositions s'y réactualiser.

En définitive, on voit bien les logiques d'insertion qui se dessinent derrière ce genre de réorientation professionnelle où les diplômés se tournent vers des concours relatifs à l'enseignement pour plusieurs raisons. Notamment un changement d'emploi qui participe à moduler la refonte des aspirations professionnelle des diplômés où les dispositions de l'agent sont relativement congruentes avec la culture du nouveau milieu. Dans de tels contextes, l'enseignement se présente pour ces diplômés comme une voie susceptible de fournir une stabilité socio-économique tout en accédant à un statut valorisé là où la recherche (académique ou praticienne) le garantisse dans une proportion moindre.

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Les réorientations franches

Ce que nous entendons par « franche » souligne une situation d'insertion dans laquelle un diplômé d'un master de sociologie décide, 3 ans après sa certification (ou moins) de réorienter son projet professionnel vers des activités peu liées aux composantes que nous avons identifiées (éducation-rechercher-activités praticienne). Nous avons rencontré ce genre de conjoncture avec des diplômés qui plusieurs années après la fin de leurs études, déclaraient être devenu journaliste73, vendeur ou encore carreleur.

Ces trajectoires nous interpellent sur plusieurs points. D'une part, elles semblent se détacher de la sociologie et des activités professionnelles qu'on lui rattache (en termes de relation formation-emploi). En ce sens, l'existence de ces « réorientations » interrogent car les causes de ces « revirements » peuvent être variables, plurielles et contre intuitives. Ainsi, il serait tentant de présumer que ces conduites représentent des réorientations « subies », des réactions de diplômés qui, n'ayant pas réussi à percer dans leur « branche » bifurquent dans des secteurs éloignés leur permettant de se stabiliser plus facilement sur le marché de l'emploi. L'échange avec ces personnes qui opérèrent une césure franche (tout du moins en apparence) avec la sociologie, nous a permis de nous rendre compte qu'effectivement, cette opération est liée à des logiques d'insertion visant une plus grande stabilité professionnelle mais ce n'était pas toujours le seul motif. Comme nous l'avons relevé dans les trajectoires, le choix de cette réorientation peut s'expliquer aussi par le fait que les enquêtés entrevoyaient derrière leurs nouvelles activités un moyen de vivre de leur passion ou, d'avoir des conditions professionnelles propices pour allouer un maximum de temps à leur passion.

Chevalier et Dussart (2002) qui se sont toutes deux intéressées à l'insertion des jeunes relevaient l'importance des pratiques de loisirs sur cette dernière. Dans l'une de leurs enquêtes, les auteures ont relevé qu'il était fréquent que des « afficionados » transforment leur passion en vocation professionnelle. Le fait que l'on puisse qualifier notre système de « société de loisirs » n'est pas neutre : il représente aujourd'hui un ensemble de manières de s'épanouir, de se développer, à partager une expression personnelle librement consentie dans le but de se « réaliser » ... Pour certains agents, les loisirs deviennent parfois un moyen d'améliorer leur qualité de vie dans plusieurs aspects comme celui de la vie professionnelle (Chevalier et

73Certains échanges avec les enseignants laissent croire que le journalisme peut être un débouché relatif à un cursus de sociologie. Cependant, nous n'avons pas observé dans notre enquête de redondance. Donc nous ne pouvons pas conclure que le journalisme est un débouché type.

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Dussart, 2002 ; Durand et Pichon, 2001). D'autres études montrent que les pratiques de loisirs modulent de plus en plus la définition identitaire des individus (Weber, 1989) dans un contexte où la période « d'insertion » dans le monde professionnel s'élargit de plus en plus (Galland, 1991). Selon Chevalier et Dussart (2002) cela a pour conséquence que les identifications sociales et professionnelles héritées du passé perdent de leur importance. De nos jours, les individus recherchent un équilibre entre leurs passions, leurs emplois et leurs loisirs. De telle sorte que dans certaines situations on constate que des passions se convertissent en vocation. Nous avons rencontré des enquêtés pour qui ce fut le cas.

La trajectoire de Romain (27 ans, DIS, parcours homogène) aujourd'hui rédacteur en chef d'une revue d'e-sport illustre bien l'importance des loisirs dans les trajectoires d'insertion. Après avoir obtenu son diplôme de sociologie (voie professionnelle) il a candidaté à des emplois relatifs à une activité de « chargé de mission » ; recherche qui s'est révélée peu fructueuse. A côté de cela, il a déménagé, ce qui a eu l'incidence de l'éloigner du réseau édifié dans sa ville de formation. Visiblement décidé à entrevoir son avenir à travers la sociologie, il s'est réinscrit dans un master mais cette fois-ci spécialisé dans la recherche, sans doute était-il décidé à poursuivre par la suite en thèse. Cependant, des complications sont survenues durant son année de telle sorte qu'il n'a pu aller jusqu'au terme de sa recherche et après cette « déconvenue », il n'a pas souhaité rééditer. Par la suite Romain a fait quelques mois d'intérim pour subvenir à ses besoins tout en étant vivement actif dans une association d'e-sport74 où il finira par travailler. L'extrait d'entretien ci-dessous permet bien de retracer le cheminement de Romain, d'éclaircir la conjoncture et les facteurs qui lui permirent d'occuper aujourd'hui son poste de rédacteur en chef :

Enquêteur : L'intérim c'était pour manger ?

Enquêté : (rire) Oui c'est ça pour survivre quoi. Et à côté de ça, j'étais bénévole dans une boîte, où je travaille maintenant qui s'appelle xxxxxx. C'est un média de presse, un média web presse qui travaille sur le sport électronique.

Enquêteur : D'accord.

Enquêté : Et en fait. Pour t'expliquer comment je suis rentré là-dedans... Je ne sais pas si tu connais les franchises de bar e-sport ?

Enquêteur : Non.

Enquêté : C'est des bars où... En fait... Il y en a en fait bars de jeux vidéo et de l'eSport mais il y une franchise qui s'appelle le meltdown qui consiste en gros... C'est un bar où tu as... Des consoles, des pc, et tu peux jouer à ce que tu veux et il suffit de consommer pour avoir accès à tout ça et c'est mon frère qui m'avait fait découvrir un établissement comme ça à Paris. Et il y en a un qui a ouvert à xxxxx. Pas très loin de chez moi et j'y allais beaucoup car j'adore les jeux vidéo. C'était vraiment un plaisir d'aller dans un bar où je pouvais jouer à des jeux vidéo et rencontrer des gens qui avaient les mêmes intérêts que moi, la même passion. Dans ce cadre-là, j'ai rencontré un mec qui était salarié d'une association d'eSport là-bas et j'ai candidaté en tant que streamer, c'est-à-dire, un mec qui va jouer à un jeu vidéo et qui va retranscrire ce qu'il joue sur internet. [...] Donc j'ai fait ça pendant 1 mois, 3 fois par semaine, c'était des sessions de 3 heures. Donc en gros je streamais sur un jeu... Il y avait des viewers. Je ne sais pas si ça te parle ?

Enquêteur : Si si, je fais partie de la génération geek aussi.

74 Secteur d'activité qui connait depuis quelques années un fort développement.

123

Enquêté : Okay. Donc voilà, j'ai fait ça pendant 1 mois. Après je suis passé « caster ». Ça veut dire commentateur de jeux. Ça consistait à commenter des tournois d'autres mecs sur la structure, pour commenter les matchs, c'était le lundi de 21 h à 23 h. J'ai commenté pendant pas mal de temps. Et à ce moment-là je faisais de l'intérim. C'était hyper contraignant parce que je n'étais jamais sûr que l'on aller m'appeler. Donc en attendant les coups de fil, j'allais sur la plateforme avec les collègues pour commenter les matchs. Et un jour j'en ai commenté un avec le directeur de la rédaction où je travaille aujourd'hui qui m'a dit alors qu'il cherchait un rédacteur. Et tu penses, j'ai tout de suite accepté, être rédacteur dans l'eSport le rêve...

Enquêteur : Tu es devenu salarié alors ?

Enquêté : Non pas encore. On m'a demandé de couvrir des jeux, de couvrir leur actualité. J'en ai fait plusieurs progressivement. Dès que l'on me demandait quoi que ce soit j'acceptais, j'acceptais tout le temps. En plus je m'entendais bien avec tous les autres rédacteurs... Et au bout d'un moment, la région xxxxx a mis en place une étude sur l'eSport. Et je pouvais être pris pour ça.

Enquêteur : Comment ça ?

Enquêté : Parce que, comme j'avais un master en socio, que j'avais fait des études et que j'étais compétent pour l'étude et j'étais compétent pour le faire et bien... Mon association m'a proposé un CDI pour que je m'occupe de l'étude et que par la suite, je devienne rédacteur en chef.

Enquêteur : Ils t'ont recruté en CDI en tant que chargé d'études ?

Enquêté : Non... Excuse moi je ne suis pas clair. Y'a eu un appel d'offre de la région sur une enquête qui concernait l'eSport. Mon association a candidaté pour répondre à cet appel et on l'a eu. Sauf que personne ne savait mener une enquête sauf moi. Et à côté de ça, la personne qui était rédacteur en chef allait partir. Donc tout ça juxtaposé, ça a fait qu'ils m'ont embauché en CDI pour que ba, l'appel d'offre avec mes compétences de socio, je puisse faire ce que l'on nous demandait pour l'enquête mais surtout pour remplacer l'ancien rédacteur en chef. Au final, je travaille à la fois sur l'étude et je dirige la rédaction de xxxxxx. Je suis amené en gros, à gérer entre 20 et 30 personnes qui sont rédacteurs bénévoles, « contributeurs » on dit, puisqu'on est une société maintenant (Romain, 27 ans, DIS, parcours homogène).

Cette trajectoire exemplifie bien l'importance que peuvent tenir aujourd'hui les loisirs/passions dans les cheminements d'insertion des diplômés. Comme l'atteste le parcours de Romain, certains certifiés à la suite de leur parcours de sociologie, répondent à leurs besoins de subsistance par leur passion. Cependant, tout cela est à pondérer avec la singularité des situations. Dans le cadre de Romain, tout semblait propice pour qu'il convertisse sa passion en vocation. En effet, aujourd'hui son activité professionnelle est liée à son hobby mais ce dernier ne justifie pas à lui seul l'obtention de son emploi. Si on analyse les raisons de son recrutement, il s'explique premièrement par un long (7 mois) et important ancrage dans l'association qui le recrutera par la suite. Avec le temps, il a pu nouer des liens importants avec les différents acteurs décisionnaires de l'organisation. En s'appuyant sur son réseau, dans un contexte où la Région soumettait un appel d'offre d'une recherche sur l'E-sport, susceptible d'être extrêmement prolifique pour l'association (apports pécuniers, rapprochement avec les autorités politiques, promotion de l'E-sport, facilitation d'éventuelles collaborations futures, etc.) il parut comme l'homme de la situation en faisant reconnaître son savoir sociologique et en le proposant à sa rédaction afin qu'elle soit légitime à participer au projet. Enfin, son recrutement fut précipité par le départ de l'ancien rédacteur en chef et après avoir rendu de nombreux services, cette place vacante lui fut réservée. Ainsi, si l'on s'en tient à la réorientation de Romain, les revirements en lien avec une passion existent mais peuvent reposer sur des concours de circonstances où le hobby n'explique rien en soi et où, la sociologie se révèle plus importante qu'au premier abord. Par ailleurs, après avoir discuté de son emploi avec Romain, notamment sur le fait qu'il encadre toute une équipe de rédacteurs bénévoles, il se peut que sa situation

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réponde plus à l'idéal-type du « manager » et alors, il n'y a pas inéluctablement une rupture « franche » avec le savoir sociologique. A ce sujet, nous n'avons pas toujours observé cela chez tous les diplômés qui se réorientaient par passion comme l'atteste la trajectoire d'insertion de Quentin (27 ans, DIS, parcours homogène) actuellement carrossier :

Enquêté : (il parle de son projet avec un rythme très soutenu). J'ai essayé de rentrer dans le milieu de l'économie sociale et solidaire pour tout ce qui était insertion sociale. Et c'est trop la merde. J'ai laissé tomber, c'est impossible de trouver un boulot là-dedans, un truc à temps complet... Rien que ça, ce n'est pas joué. Mais admettons... Tu arrives à trouver un CDI à temps complet. Ba... C'est des SMIC. C'est mal payé. Et c'est rare qu'il y en ait. La seule chose que tu peux avoir c'est des mi-temps en CDD, au SMIC, wouhou... L'insertion, les boulots là-dedans c'est bouché. Impossible à trouver.

Enquêteur : C'est des boulots dans l'associatif ?

Enquêté : Il se stop en me regardant un peu gêné.

Ouai excuse... Je ne t'ai pas expliqué tout ça, je parle vite en plus, j'essaye de dire plein de choses à la fois désolé. (La situation de l'entretien se passe dans un café étudiant et Quentin a la gentillesse de nous accorder un entretien après une matinée de travail, activité qu'il doit reprendre après son déjeuner (il est 12 : 30). « Petit coup de barre » qu'il faut prendre en compte d'autant plus qu'il semble vouloir me dire plein de choses, quant à cela, il maintient un débit important depuis le début de l'entretien. J'ai pu paraitre un peu mal à l'aise vis-à-vis de cela, ce que mon interlocuteur a dû ressentir au bout d'un certain temps. Suite à cette réaction, l'entretien s'est prolongé avec un rythme plus mesuré).

Enquêteur : Je veux bien que tu m'expliques.

Enquêté : Je parlais des associations comme les chantiers de l'insertion. Comme la mission locale.

Enquêté : Ce n'est pas bien payé tu disais ?

Enquêteur : Je ne trouve pas ou sinon il faut avoir des relations, des gens que tu connais. Et moi je n'avais pas. Si tu te ramènes comme ça s'est mort quoi. A côté j'avais trouvé un boulot à xxxxx , un poste de chargé d'études, à mi-temps. Au bout d'un moment, un meilleur contrat allait se libérer CDD à temps plein. Mais je ne l'ai pas eu. Au final c'est quelqu'un d'autre qui a été pris, qui était là depuis plus longtemps que moi. Mais j'ai failli être pris, et derrière je ne trouvais rien. Ça m'a soulé. Au bout d'un moment ça m'a tellement soulé que j'ai complétement abandonné l'idée quoi. L'association, la socio, j'ai fait une croix dessus.

Enquêteur : Qu'est ce qui t'as soulé ?

Enquêté : Faire 6 ans d'études et tu t'attends à trouver quelque chose sans trop de problèmes. Et les seuls trucs que tu as c'est des mi-temps où on te paye le SMIC. Parce que à ce moment-là, j'avais deux mi-temps, un taf de pion et un mi-temps de chargé d'études chez xxxxxx. Et au bout d'un moment je n'ai pas pu continuer les études... Enquêteur : Ça a duré combien de temps cette période où tu as cherché du taf ?

Enquêté : Au bout de 1 an et demi j'ai vu que c'était mort. J'avais peur de devoir me dire au bout de cinq ans en paniquant : « merde je n'ai rien trouvé ». J'avais à côté de cela un autre projet, vague.... Parce que c'est toujours dur de se dire « je vais changer ». Et pardon... ça a duré presque deux ans. (d'un coup il change radicalement de sujet). Et en fait je collectionne des voitures depuis longtemps, ça fait une dizaine d'année que je collectionne des voitures. Que je bricole chez moi, que je fais un peu de mécanique. C'est une passion que j'ai et j'avais réfléchi à bosser là-dedans.

Enquêteur : T'as appris toi-même ?

Enquêteur : Oui et non. Depuis ma formation oui (il s'est reconverti). En fait j'ai demandé... Je me suis inscrit à pôle emploi en demandant un financement de formation à pôle emploi. [...] J'ai fait un financement de formation pour devenir carrossier. Au bout d'un moment j'ai eu le financement et ma formation, ça s'est bien goupillé. Y'a eu un désistement donc j'ai pu avoir ma formation à la fin de l'année. J'ai fait des stages etc... J'ai cherché du boulot pendant deux semaines et j'ai été embauché. Et ça va faire deux ans que j'y suis.

Enquêteur : Tu travailles où ?

Enquêté : Carrosserie xxxxxxx et peinture. Mes patrons sont supers cool, bonne ambiance, je n'ai jamais été aussi content. J'ai bien fait de changer.

Enquêteur : Tu es satisfait ?

Enquêté : Ah ba oui, ça n'a rien à voir par rapport à avant. C'est l'incertitude tout le temps et en permanence, tu ne sais pas si tu vas trouver de la matière derrière, tu ne sais jamais quoi. Là je fais ce que j'aime, je bricole, je retape une voiture. A côté de cela on a acheté une maison avec ma copine, donc tout roule pour le mieux perso. Enquêteur : Ton boulot de carrossier tu l'as obtenu combien de temps après le master ?

Enquêté : 3 ans.

Si l'on s'intéresse au parcours de Quentin et particulièrement à sa réorientation, plusieurs éléments nous interpellent. Premièrement, on s'aperçoit qu'il a éprouvé des difficultés pour obtenir des emplois relatifs à ses aspirations professionnelles. Ces propos transcrivent par exemple qu'il n'a pu être recruté sur des « chantiers d'insertion » car cela nécessitait de

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connaître des personnes « ressources », de s'appuyer sur un réseau qu'il n'avait pas eu l'occasion d'édifier. A la suite à cette déconvenue et occupant un emploi précaire (6 mois à mi-temps) de chargé d'études, il s'est donc rabattu sur l'idée de vivre de cette activité en espérant signer un meilleur contrat moins précaire (temps plein avec une durée de travail déterminée conséquente). S'ensuivi une autre déception lorsque l'emploi fut obtenu par un autre chargé d'étude qui avait plus d'ancienneté que lui. Dans cette conjoncture, il aurait fallu pour Quentin qu'il persévère à rechercher ce genre d'activité, en continuant par exemple, à travailler sur des emplois précaires en attendant une meilleure opportunité ; excepté que, comme nous le précisait Quentin, il semble très sensible à ses conditions matérielles et on sent dans ses propos qu'il est avant toute chose, préoccupé à obtenir une situation professionnelle stable et convenable (CDI, acheter une maison, « ne pas être dans l'incertitude tout le temps »). De telle sorte que l'attente pour se stabiliser autour d'une activité professionnelle en lien avec le cursus de sociologie, qui semble nécessaire, ne s'est pas prolongée pour Quentin au-delà de 1 an et demi. A côté de cela, comme nous l'a précisé notre enquêté, il a développé un hobby pour les automobiles et plus précisément pour les collectionner après les avoir « retapées ». Si l'on s'en tient à ce qu'est devenu Quentin, nul doute que sa passion ait pu moduler ses aspirations quand il a fallu pour lui se réorienter professionnellement, situation qui « n'est pas simple » comme il le confie. A l'instar de Romain et sa passion des jeux vidéo qui s'est convertie en vocation, il est possible que la situation soit analogue pour Quentin qui, à travers son hobby pour les automobiles a rebondi sur les manières d'envisager son avenir professionnel.

Ainsi, comme le précise Chevalier et Dussart (2002), les loisirs semblent pertinents à étudier lorsque l'on s'intéresse aux trajectoires d'insertions des diplômés car comme nous l'avons vu, il arrive qu'ils soient un facteur significatif sur lesquels les agents se reposent pour « rebondir » et/ou réaménager leurs aspirations en fonction de leurs différentes ressources. Néanmoins, nous avons rencontré des cas de figure où la réorientation professionnelle représentait avant tout un moyen d'obtenir une activité de subsistance stable permettant à la personne en parallèle de son emploi, d'exercer au maximum sa passion. A ce sujet, nous avons rencontré Christophe (26 ans, DIS, parcours homogène), passionné de musique qui nous déclarait qu'il n'avait jamais cherché à faire de la sociologie son métier :

Enquêté : La sociologie à quoi ça me sert ? Ba moi j'ai trouvé ça super riche et intéressant, j'ai appris plein de choses moi qui n'y connaissais rien... Un sens critique, une manière de voir les choses différemment. Après dire que ça m'est utile... D'ailleurs je n'ai jamais trop su en quoi ça consistait la sociologie. Si tu vis de la sociologie c'est que t'es prof pour moi. Moi j'ai fait 5 ans parce que ça me plaisait mais jamais j'ai pensé à en vivre. Je ne sais pas trop vers quoi ça débouche, on n'en parlait pas trop d'ailleurs. C'était pas du tout mon but d'en vivre en tout cas, c'est pour ça qu'après j'ai fait autre chose. Et je ne regrette pas du tout (Christophe, 26 ans, DIS, parcours homogène).

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Après la fin de son cursus, Christophe a surtout essayé d'exercer au maximum sa passion : la musique. Pendant quelque temps il a travaillé dans l'animation et en tant qu'assistant d'éducation, emplois qui représentaient pour lui un bon moyen d'avoir une activité de subsistance tout en l'aménageant avec sa passion en lui permettant de faire beaucoup de musique. Par la suite, aspirant petit à petit à accéder à une stabilité professionnelle, il fera une formation de couvreur. Travail qui lui permet aujourd'hui de bien « gagné sa vie » avec un emploi qui lui « correspond » puisqu'en parallèle notamment, il trouve suffisamment de temps pour exercer sa passion. Le cas de Christophe montre bien que le hobby impacte la réorientation professionnelle sans nécessairement qu'elle se convertisse en une vocation.

Cependant, nous avons rencontré des diplômés s'étant stabilisés professionnellement suite à une réorientation et qui rationnalisaient ce choix à leur manière : « la sociologie, la vie de bohême c'est bien beau quand tu es jeune mais il faut que ça passe. Les bonnes choses ont une fin. Là moi je suis vendeur dans une BioCoop, j'apprends le commerce et ça me suffit. A côté de cela j'ai ma copine, on s'est installé ensemble, je n'ai plus envie de cette vie de bohême. On compte voyager avec ma petite-amie, il faut travailler pour ça ». (Olivier, 30 ans, ACCESS, parcours homogène). Ainsi, si l'on prend en compte ces remarques, la réorientation professionnelle peut se croiser notamment avec le besoin d'obtenir une stabilité professionnelle pour en finir « avec cette vie de bohême », se consacrer à son ménage et à des intérêts autres comme les voyages ; en finir en quelque sorte avec l'âge de « postadolescence » décrit par Dubar (2001).

Ainsi, tout au long de ce mémoire, nous nous sommes efforcés d'éclaircir la question du devenir des étudiants de sociologie. Nous avons montré qu'elles sont les contreparties que l'on peut retirer d'un cursus de sociologie et quels sont les déclinaisons professionnelles qui se dessinent pour les diplômés qui traversent la discipline. Par ailleurs, nous avons pu constater que les trajectoires d'insertion de ces agents étaient très différentes. Il convient alors pour nous d'interroger et d'analyser ces disparités. Travail que nous avons opéré à travers le prisme de la socialisation.

3. Socialisation, choix de la spécialité et poursuite en thèse

Les sociologues des professions qui prennent l'insertion comme objet d'étude sont catégoriques sur le fait que c'est un phénomène trop complexe pour que l'on puisse prétendre

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que ce sont uniquement des facteurs structuraux qui façonnent les modalités de la transition vers « l'âge du travailleur ». Pour Trottier (2001) le processus d'insertion constitue en lui-même un objet de recherche tellement large, que l'on ne peut se restreindre à analyser uniquement la position d'arrivée des jeunes insérés dans la stratification sociale par rapport à leur trajectoire scolaire. S'intéresser à l'insertion professionnelle, c'est aussi tenter de mettre à jour les différents facteurs qui construisent et façonnent la transition du système éducatif au système productif.

Pour en revenir à notre objet, tout au long de ce chapitre, nous n'avons eu de cesse à présenter les modalités d'insertion des diplômés en mettant la focale notamment sur les débouchés typiques qui se rattachent à la sociologie. Nous avons pu constater que l'horizon professionnel qui se dessine pour les diplômés s'ouvre sur de multiples composantes. Néanmoins, en ce qui concerne le « métier de sociologue », il semble toujours communément admis qu'il se rattache à l'activité historiquement promue par la sphère académique de la recherche (cf. La partie Domination du modèle académique). En matière d'insertion professionnelle ce constat n'est pas sans importance, il suscite des interrogations quant aux profils sociologiques des personnes qui seront conduites à occuper un emploi dans la recherche et qui peuvent de ce fait, être légitime à s'identifier et à être identifié comme sociologues.

Dans notre enquête, nous nous sommes attachés à reconstruire les parcours des diplômés afin de dégager les effets des socialisations diverses dans l'élaboration des décisions prises par ces agents au cours de leur itinéraire scolaire et professionnel. Tout cela dans le but d'objectiver les éventuels déterminismes qui pèsent sur la question de la poursuite en thèse, étape scholastique qui prédestine à obtenir le statut de sociologue. Pour mener ce travail, nous avons choisi d'opter pour un postulat généralement admis en sociologie : les modes de socialisation déterminent (en partie) les destins sociaux, scolaires et professionnels des individus. Les travaux de Darmon (2010) arguent que les modes de socialisation varient selon les contextes sociohistoriques, les configurations familiales, les groupes sociaux et sexués ainsi que les générations. Or dans ce travail, nous avons essentiellement traité la question par le prisme de la « socialisation familiale » même si d'autres facteurs seront évoqués, essentiellement pour rendre compte de trajectoires « atypiques »75.

75 Dans le sens où un modèle de reproduction sociale n'explique pas à lui seul la trajectoire.

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Le poids de la socialisation familiale sur les choix de parcours

Le poids de la nécessité

Conformément aux théories portant sur la socialisation, il est à envisager que l'origine sociale module les décisions que doivent prendre les agents sociaux face aux bifurcations scolaires qui se dressent face à eux. Concernant nos diplômés, ils ont tous été confrontés à l'entrée dans leur formation de master 2 au choix entre une voie « professionnelle » et une voie « recherche ». Cette bifurcation a une incidence importante sur leur destinée puisqu'intégrer la voie professionnelle réduit significativement les opportunités de continuer par la suite en thèse (seulement 2/15 doctorants étaient issus de la voie professionnelle)76. Inversement, opter pour la « voie recherche » limite le panel des horizons professionnels possibles puisque comme son nom l'indique, le contenu de cette formation destine essentiellement au métier de chercheur et son intitulé ne raisonne pas comme un critère d'adaptabilité auprès des recruteurs du secteur privé friands de certifications « professionnalisantes77 ». A côté de cela, en échangeant avec les diplômés, s'engager dans la voie recherche correspond aussi à entrevoir une poursuite d'étude dans un 3ème cycle de sociologie alors que bifurquer en voie professionnelle correspond souvent au souhait « d'en finir » avec la faculté pour chercher à intégrer le monde du travail comme l'exprime bien les propos de Sabine :

Enquêtée : J'ai des parents ouvriers qui m'ont toujours inculqué le fait de travailler rapidement et d'être autonome rapidement. C'est ce qui explique sans doute pourquoi je me suis lancée dans le master professionnel. L'idée de faire une thèse me plaisait mais je n'avais pas envie de me lancer dans un trop longtemps on va dire. Voilà ça fait déjà 5 ans d'études [...] c'est long 5 ans... J'avais envie de me frotter à du concret, de me frotter au monde professionnel voilà... D'acquérir une certaine autonomie et voilà de me lancer dans la vie vraiment. [...] C'était synonyme d'évolution pour moi alors que rester à la fac pas du tout. Voilà pourquoi j'ai voulu me lancer professionnellement dans... Une forme de déclinaison de la sociologie (Sabine, 27 ans, parcours homogène, DIS, conseillère d'action technique dans une CAF, père ouvrier).

Cette volonté « d'en finir » avec les études rapidement peut être corrélée, comme le fait si bien remarquer notre enquêtée, à son origine sociale populaire qui, comme l'a identifié Bourdieu (1979), entretient un rapport étroit avec une « nécessité » d'ordre socioéconomique :

76 Ces cas particuliers peuvent s'expliquer par le parcours « homogène » de ces diplômés, trajectoires qui les ont conduits au cours de leur maîtrise à faire un travail de recherche très « concluant » pour les enseignants qui les supervisèrent et qui de ce fait, les encouragèrent à l'issue de leur master 2, à continuer en thèse. Néanmoins, si l'on n'effectue pas un travail préalable remplissant les critères professoraux attendus suscitant pour les enseignants un relatif intérêt, il semble plus difficile pour les diplômés de la voie professionnelle de nouer des liens avec les chercheurs étant donné qu'ils ne sont pas amenés à collaborer avec eux de manière « standard » : leur mémoire s'effectue en groupe, ce qui change radicalement la donne.

77 A ce sujet, voir Piriou (2006) qui relate une différence significative d'insertion entre des certifiés d'un DESS et d'un DEA.

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« La proposition fondamentale qui définit l'habitus comme nécessité faite vertu ne se donne jamais à éprouver avec autant d'évidence que dans le cas des classe populaires puisque la nécessité recouvre bien pour elles tout ce que l'on entend d'ordinaire par ce mot, c'est-à-dire la privation inéluctable des biens nécessaires. La nécessité impose un goût de nécessité qui implique une forme d'adaptation à la nécessité et, par-là, d'acceptation du nécessaire [...J » (Bourdieu, 1979 : 433). Pour l'auteur de la Distinction, ce rapport à la nécessité entraîne une disposition profonde et durable susceptible, dans le cas des agents qui en font l'expérience, de se réactualiser et de structurer leur orientation. Dans le cas présent, ce goût du nécessaire se traduit par une orientation vers la voie professionnelle dans un contexte où la fin du cursus marque aussi celle de la clôture des droits de bourses, aide financière qui représentait pour certains étudiants (notamment d'origines populaires) « le Pérou » :

Enquêté : Comment je finançais mes études ? J'ai toujours été boursier échelon maximum et ça me suffisait largement pour vivre. Y'a une année où j'ai été en coloc' donc on partageait le loyer... Mais globalement moi tu me donnes 476 euros ça va. Je sais bien gérer mon budget. En plus l'été à chaque fois je bossais. Comme j'ai le BAFA, je faisais des colos... J'étais moniteurs. C'était cool j'adorais ça. J'avais aussi fait une année de la cueillette de melon, ça c'était dur... Donc ba cet argent j'essayais de le mettre un peu de côté. Ça et les bourses j'arrivais à gérer. A financer mes études. Mais si je n'avais pas eu les bourses, jamais je n'aurais fait un master à mon avis (Christophe, 27 ans, DIS, parcours homogène, aujourd'hui carreleur, élevé en famille d'accueil).

Derrière les propos de Christophe, on peut concevoir que les bourses sont capitales pour beaucoup d'étudiants qui souhaiteraient effectuer des études sur un temps long. Dès lors, la dernière année de master est aussi synonyme pour eux de la fin d'une relative autonomie financière fournie par leur bourse. Alors ils se devaient d'anticiper l'avenir au travers de la bifurcation qui se présente à eux, entre une voie professionnelle qui dans les représentations, permettrait de retrouver plus rapidement une relative autonomie financière et une voie recherche qui elle, ne semble pas être un gage de stabilité professionnelle et pécuniaire.

Ce goût de la nécessité émergeait de manière récurrente dans les propos des diplômés d'origines modestes, visiblement plus « disposés » à s'orienter en voie professionnelle. C'est ce que montrent nos matériaux, que nous avons rapportés sous forme de tableau (cf. Tableau 12) auxquels nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous. Pour objectiver la question de l'origine sociale, nous avons pris comme indicateur la « catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage ».

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Tableau 12 Origine sociale et spécialité du master (N = 40)

CSP du chef de ménage

Voie professionnelle

Voie recherche

Artisans, commerçants

2

0

Cadres, prof. Int. Sup.

4

4

Prof.Int.

4

12

Employés

1

0

Ouvriers

5

1

Agriculteurs

0

2

Abs.Rép.

5

Total

16

19

Comme nous pouvons le constater, sur l'ensemble de notre corpus, les diplômés d'origine populaire semblent être moins représentés que les classes intermédiaires. Peut-être y'a-t-il une éviction significative tout au long du cursus, néanmoins les données de l'enquête Génération 2010 ne nous portent pas à croire cela (cf. Chapitre 4.1). Peut-être étaient-ils moins disposés à répondre à nos sollicitations... Cependant, sur le faible nombre d'enquêtés de classes populaires, on observe qu'effectivement, la plupart se sont orientés vers la voie professionnelle (5/6). Régularité qui, comme nous l'avons évoquée, peut être rendue intelligible par « ce goût du nécessaire ». Dès lors, le cas « atypique » (1/6) nous a interpelé. Il s'agit de Sophie (32 ans, voie professionnelle, parcours homogène, père cantonnier) actuellement sous contrat doctoral qui ne réfute pas l'idée de devenir enseignante-chercheuse. En échangeant avec elle, ses aspirations professionnelles et scolaires nous ont quelques peu désorientées car l'on ne retrouvait pas dans ses propos ce « goût du nécessaire ». Alors que, si l'on se fie aux CSP de ses parents (père ouvrier et mère employée) et à la discussion que nous avons eue avec notre enquêtée, tout indique qu'elle a beigné dans une socialisation populaire. Néanmoins, il convient de relever que les parents de Sophie ont tous deux le statut de fonctionnaire ce qui, si l'on se fie au travail de Gollac (2005) n'est pas sans incidence sur sa trajectoire. L'auteure montre à travers son enquête, que l'accès à la fonction publique donne le sentiment aux agents de classes populaires d'échapper à l'insécurité économique. Une fois le statut de fonctionnaire obtenu, ces parents qui accédèrent à une plus grande stabilité financière, développeraient une confiance importante envers les institutions étatiques comme l'école. Considérant fortement que cette dernière est un moteur de promotion sociale et se sentant moins concernés par les affres de la nécessité, ces parents enjoignent leurs enfants à investir la sphère scolaire afin qu'ils accèdent à des statuts plus élevés comme ceux de cadres ou de professions intermédiaires. Nous avons pu échanger à ce sujet avec Sophie qui nous relatait des anecdotes sur ses parents qui avaient

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eu grand soin de veiller à sa scolarité, à l'inscrire dans des écoles de pédagogies alternatives Freinet, à militer fortement chaque année pour que ces établissements restent ouverts... Le statut comme celui de fonctionnaire occupé par les parents derrière leur CSP semble donc recouvrir une importance non négligeable sur la destinée des diplômés sans doute plus disposés par un rapport moins étroit à la nécessité, à s'engager sur des études longues et plus hasardeuses en termes d'insertion professionnelle comme les voies recherches.

Les intellectuels et les technocrates

Classiquement en sociologie, lorsque l'on cherche à déterminer l'impact de l'origine sociale dans le devenir des agents à travers le concept de « classe », on distingue les catégories « populaires » des couches « moyennes supérieures ». Concernant cette dernière catégorie, des travaux récents de Van Zanten (2010) montrent qu'il est possible, en termes de cultures et de pratiques pédagogiques, de distinguer deux fractions distinctes des classes moyennes supérieures.

L'auteure qualifie la première section de « technocrates », groupe qui englobe des ménages dont la profession du père relève des CSP « professions libérales », « cadres administratifs et commerciaux d'entreprise » auxquelles peuvent s'ajouter les « chefs d'entreprise ». Ces agents se caractérisent par la possession d'un capital économique et culturel élevé (ce dernier est mis cependant au service de fins instrumentales) et par le fait d'oeuvrer professionnellement dans le secteur privé. Ces dimensions favorisent leur attachement à des valeurs telles que la réussite, l'efficacité, la technicité, le pragmatisme ou encore la responsabilité individuelle (Van Zanten, 2010). Le second groupe qualifié d'« intellectuels » se rattache aux familles dont la profession du père correspond aux CSP « cadres de la fonction publique », « professeurs, professions scientifiques », « professions de l'information, des arts et des spectacles » ainsi que les « professions libérales » exerçant des métiers traitant directement de l'humain et du social (les « psys » sous toutes leurs déclinaisons par exemple). Pour Van Zanten (2010) l'identité de ces agents, moins dotés en capital économique, s'édifie sur une forte valorisation de la connaissance, de l'autonomie professionnelle, de l'égalité méritocratique liée à la détention d'un capital culturel très élevé, à la nature intellectuelle de leur travail et à son exercice plus fréquent au sein du secteur public.

132

Dans son étude, Van Zanten (2010) montre qu'en matière de pratiques éducatives, des différences significatives apparaissent entre ces fractions et ont de lourdes répercussions sur les destins scolaires et sociaux de leurs enfants. En effet, même si l'auteure a centré son analyse sur les pratiques éducatives, elle stipule que ces choix pédagogiques sont prépondérants dans les stratégies développées par ces catégories d'agents pour reproduire et « clôturer » leurs groupes. Pour cette sociologue, ce phénomène s'appuie sur un travail d'appariement entre les aspirations de ces classes, leurs valeurs et l'appréciation de leurs enfants. Les pratiques pédagogiques et les modalités scolaires choisies (choix d'établissement, injonctions de filière, etc.) jouent un rôle déterminant sur les compétences et dispositions que les enfants acquerront et qui participeront à structurer les bifurcations des agents. Plus largement, si l'on raisonne en termes de déterminisme, il est possible que cela entraine une reproduction des modèles culturels et sociaux de ces sections des classes moyennes supérieures (Ball, 2003).

Ainsi, il est possible que les enfants d'intellectuels soient disposés - par leur appartenance à des catégories socioprofessionnelles en affinité avec le monde intellectuel, de l'enseignement, de la culture et du social - à s'orienter vers des filières leur permettant d'intégrer des professions qui partagent jusqu'à un certain point leurs valeurs (autonomie, l'intérêt collectif, l'esprit critique, etc.). Il en va de même pour les technocrates, excepté que leurs stratégies sont plus orientées vers l'obtention d'emplois à fort prestige, leur octroyant un statut élevé rattaché à des postes organisationnels hiérarchiquement hauts, dotés d'une forte rémunération. De telle sorte que pour nos enquêtés technocrates et intellectuels, il est possible que l'on observe des disparités d'orientation relatives à leur fraction d'appartenance. L'étude des trajectoires des enquêtés accrédite notre hypothèse puisque l'on observe l'existence des différences de bifurcation entre les « technocrates » qui investissent plus la voie professionnelle que les « intellectuels » qui s'orientent essentiellement vers la recherche ; disparités que nous avons rapportées sous forme de tableau où l'on précise la spécificité de la CSP du chef du ménage (cf. Annexe 7) auquel nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous :

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Tableau 13 Spécificité de la culture d'appartenance des « classes moyennes supérieures » par rapport au choix de la spécialité du master (N = 24)

CSP du chef de
ménage

Culture de référence relative à la section d'appartenance des classes
moyennes supérieures en lien avec la CSP du chef de ménage

Voie

professionnelle

Voie
recherche

Cadres,
Prof.Int.Sup

Total

4

5

Technocrates

4

1

Intellectuelles

0

4 78

Prof. Int.

Total

4

11

Technocrates

2

1

Intellectuel

2

10

Total

24

8

16

En ce qui concerne les technocrates, nos matériaux indiquent qu'ils sont plus disposés à s'orienter vers la voie professionnelle (6/8) que la voie recherche (2/16). Cette orientation peut être rendue intelligible nous semble-t-il, par les spécificités culturelles dans lesquelles ont baignées ces agents durant leur socialisation familiale. Leur culture et leurs pratiques technocratiques les disposent, face aux bifurcations qui se présentent à eux, à s'orienter vers les filières les plus sécurisantes et professionnalisantes, leur permettant après leur certification, de promulguer et de faire reconnaître leur « pragmatisme » et le caractère opératoire de leurs savoirs sur le marché du travail. Tout cela, afin d'obtenir des statuts hiérarchiquement élevés, assouvissant une aspiration pour « la réussite sociale » se traduisant par l'obtention de gains matériels élevés :

Arrivé en M2, il a fallu choisir entre la voie professionnelle pour avoir du boulot et la voie recherche d'autre part... Ce qui ne m'interdisait pas non plus de préparer un concours de l'enseignement à côté. Et à côté, il y avait la voie recherche pour après faire une thèse. Néanmoins, j'étais convaincu à l'époque et je le reste plutôt ma foi... La thèse au-delà des efforts qu'elle demande pendant un certain nombre d'années avec une précarité matérielle on ne va pas se mentir... Les garanties de voir ce travail récompensé après l'obtention d'un poste reste pour le moins faibles. Etant d'un naturel... D'un tempérament je veux dire, naturel c'est essentialisant... Etant d'un tempérament plutôt prudent, je ne me voyais pas m'orienter sur cette voie-là. Et puis si tu veux dans le monde académique, peut-être que j'en ai une vision réductrice... Une fois que tu as une thèse, si tu veux donner du sens à cette thèse-là, c'est labo ou enseignant-chercheur quoi. Dans l'entreprise c'est rare d'avoir des docteurs, ça doit être rare et y'a pas de trajectoires en lien. Si on se demande si ça apporte un supplément à un dossier par rapport à un M2, je ne suis pas sûr honnêtement... Ça peut même être mal vu en fonction du recruteur qui peut vite penser que dès qu'on va faire de l'opérationnel ça va être compliqué [...]. Moi par exemple, l'étiquette de M2 pro a pu gommer ces craintes-là. Il faut être honnête, en entretien j'ai joué là-dessus [...]. J'ai mis en avant une logique professionnelle, mes capacités opératoires [...] (Thomas, 34 ans, DIS, parcours homogène, actuellement cadre supérieur dans une CAF, père cadre dans une banque).

Là où je travaillais, il y a eu des complications d'encadrement. Et comme j'étais (silence) ... dans une dynamique d'évolution on va dire... On m'a proposé de devenir responsable sur le lieu dans lequel j'exerçais... Je n'étais pas nommé officiellement mais en réalité je faisais fonction de cadre, sans le statut et le salaire, pas très confortable mais bon... Donc j'ai fait ça 4 ans. Et au bout d'un certain temps j'ai voulu aller voir si l'herbe n'était pas plus verte ailleurs. Mais je n'avais pas le diplôme me permettant de prétendre à des postes de chef de service. Il fallait avoir un master et être formé à la conduite de projet, je n'avais jamais bossé ça dans les formes. Tout ce qui était gestion, planning, organisation du service ça allait, je me débrouillais mais il me manquait certaines compétences. Donc j'ai repéré le master de xxxxxx qui formait à la conduite de projet où l'on m'a dit que j'avais un dossier intéressant et

78 Parmi ces enquêtés nous avons fait le choix (arbitraire) d'intégrer un enquêté fils d'un capitaine d'armée de terre.

134

donc on m'a prise (Judith, 33 ans, DIS, parcours converti, actuellement cheffe de service d'une structure du travail social, père directeur de maison de retraite).

Contrairement à une socialisation populaire, la culture technocratique développerait « un goût » pour des conditions matérielles d'existences élevées, cumulées à un « appétit » prononcé pour les rétributions symboliques octroyées par des statuts hiérarchiquement élevés. Là encore, on peut entrevoir une disposition durable que l'on pourrait qualifier de « pragmatique » qui, dans le cas présent pour nos enquêtés, s'activerait quand ils s'agiraient pour eux de s'orienter entre une voie professionnelle ou recherche ; dispositions qui les disposeraient à bifurquer vers une filière plus professionnalisante, plus technique, plus opérante et donc plus « vendeuse » sur le marché du travail afin d'assouvir des aspirations qui se rapportent à leur mode de vie. La plupart des diplômés technocrates n'avaient pas un parcours homogène, ce qui peut expliquer pourquoi ils bifurquaient vers la voie professionnelle après une autre expérience que la sociologie. Cependant, deux diplômés répondants à ce profil avaient pourtant fait le cursus de la licence jusqu'au master. Leur orientation vers la sociologie qui n'est pas réputée pour être une voie royale vers « l'ascension sociale » peut s'expliquer par des facteurs autres que leur origine comme une attirance pour les métiers de l'enseignement. Ce fut le cas de Thomas (34 ans, DIS, parcours homogène, cadre supérieur dans une CAF, père cadre en banque) qui s'est orienté initialement en sociologie avec le souhait de devenir instituteur. Néanmoins, au cours de la licence il a suivi un parcours dédié à la découverte des métiers de l'enseignement et il sera fortement déçu par ce module où il a pris « conscience » que ce n'était pas pour lui. Il pensera pendant un temps à préparer le CAPES mais trouvant rapidement un emploi de cadre fonctionnel dans une CAF, il réaménagera ses aspirations complétement. Sans doute peut-on considérer que les dispositions « pragmatiques » de Thomas s'étant cristallisées au cours de sa socialisation primaire l'ont rattrapées et se sont réactualisées pleinement dans le cadre de son activité professionnelle en entreprise.

En ce qui concerne la voie recherche, le croisement entre l'ordonnancement de la CSP du chef de ménage des diplômés avec la spécialité du master montre que majoritairement, les intellectuels s'orientent plus vers la voie recherche (14/16) que la voie professionnelle (2/8). A l'instar des technocrates, il nous semble possible de rendre intelligible cette orientation par les spécificités culturelles dans lesquelles ces agents sociaux ont baigné. Parmi les 14 diplômés que nous avons rencontrés, ils présentaient l'attribut commun d'avoir au moins un des deux parents du ménage (fréquemment les deux) ayant le statut de fonctionnaire d'une part, dans le domaine de l'enseignement d'autres part. Si l'on se rattache au concept de « nécessité » théorisé par Bourdieu (1979), tout porte à croire que la stabilité financière induite par le « fonctionnariat »

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module le rapport que ces agents entretiennent face au « lendemain » ; étant moins sensible à la dimension économique, ces diplômés seraient disposés à repousser sur un temps plus long leurs études. Ce qui peut rendre compte (partiellement) de leur orientation plus franche pour les voies recherches et expliquer pourquoi l'« incertitude professionnelle » les rebutent moins. A côté de cela, il est important de rapporter que la quasi-totalité de ces diplômés ont au moins un des deux parents dotés d'une CSP relative à une activité d'enseignement79 (13/14). Ces corps professionnels possèdent la particularité d'attacher une importance conséquente à la transmission efficace de leur capital culturel auprès de leurs enfants afin qu'ils incorporent sous forme de connaissances les dispositions nécessaires pour « coloniser » le champ scolaire (Bourdieu, 1979 ; Van Zanten, 2010). Cette spécificité n'est pas des moindres puisqu'à travers elle, les intellectuels détachés des enjeux pécuniers, cherchent avant tout des positions sociales où ils pourront grossir leurs capitaux culturels, sociaux et symboliques contrairement aux technocrates qui cherchent des emplois cumulant un fort prestige et de fortes rémunérations. Le cas de Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, aujourd'hui docteur en sociologie, père éducateur spécialisé fonctionnaire) que nous avons joint dans l'encadré ci-dessous, exemplifie cela :

Noah est originaire d'une famille de classe moyenne. Ses parents oeuvraient tous deux dans le travail social. Son père était éducateur spécialisé et sa mère quant à elle, monitrice éducatrice. Durant sa socialisation primaire, ses parents semblent s'être investis conséquemment dans son éducation. A titre d'exemple, ils l'ont inscrit dans des écoles alternatives privées. A côté de cela, Noah nous confiait que ses parents étaient de grands amateurs de livres et qu'ils participèrent à l'initier à la lecture : « il y avait des milliers de livres chez nous, c'était important pour nous... ». Noah découvrit la sociologie durant son BAC ES passionné par les cours d'un professeur agrégé qui le marquèrent. Encouragé par son frère aîné, qui lui-même avait suivi un cursus de sociologie, il s'inscrit en première année avec l'idée vague en tête de faire par la suite maître des écoles. Néanmoins, la première année fut une révélation pour lui, il décida alors de réorienter son projet professionnel vers le métier de maître de conférences. Il n'en démordra plus. Il validera toutes ses années universitaires d'une traite jusqu'au doctorat qu'il obtiendra avec brio. Questionné sur les raisons de son succès, il nous confiera que ce sont les « conditions matérielles et économiques qui y ont joué ». En effet, tout au long de son cursus, Noah n'a jamais eu besoin de travailler pour subvenir à ses besoins de subsistances. Conditions de vie estudiantines qui expliquent selon lui là où il en est aujourd'hui :

« Alors pendant mes études je n'ai pas travaillé, je n'ai jamais eu d'emploi. D'ailleurs je n'ai jamais voulu travailler. Je n'ai eu aucun job d'été, rien. Si je me souviens bien, j'avais travaillé dans une usine où... Il fallait entasser des palettes. J'ai fait ça qu'une journée, je n'y suis pas retourné, je m'ennuyais trop. Et puis en fait, j'avais des revenus suffisants pour vivre. Au niveau du logement, je vivais dans une maison qui appartenait à ma famille à xxxxxx (ville locale où se trouvait la faculté) que mes parents avaient acheté mais dans laquelle ils ne résidaient pas. Ce qui faisais qu'à l'époque je n'avais aucun loyer. Comme mes parents sont séparés, à l'époque j'avais une bourse sur critères sociaux. J'avais aussi une bourse alimentaire de la part de mon père. Ce qui faisait que j'arrivais presque à 800 euros par mois. Et en M1, j'ai eu une bourse au mérite en plus de ça. Mes parents ne me poussaient pas trop à avoir un emploi. Donc j'ai pu me consacrer pleinement à mes études. Durant la licence par exemple, je n'ai fait que ça. Et pour le doctorat j'ai obtenu un contrat d'allocation de recherche donc là encore j'étais dans de très bonnes dispositions pour mener ma thèse. Mais je l'aurais fait même sans financement. »

79 Dans ce constat sont inclus les métiers du travail social comme les éducateurs spécialisés ou encore les moniteurs éducateurs.

136

Pour Van Zanten (2010) la socialisation familiale dans laquelle baignent les enfants d'« intellectuels » façonne chez eux un goût et des dispositions durables vis-à-vis de la connaissance que l'on pourrait qualifier de « cognitives ». Cet « amour du savoir » sur lequel ils « misent tout », cherchant sans cesse à accumuler le capital culturel sur lequel repose leur réussite sociale, les disposerait à investir des activités professionnelles comme celles de la recherche ou de l'enseignement engagées dans des fins de pure connaissance (Kevles, 1979) et en adéquation avec leur mode de vie détaché des intérêts pécuniers. Ainsi, ces agents seraient plus portés à éviter les filières et les professions appliquées ou pratiques de type classique, perçues à bien des égards comme structurées par les logiques expansionnistes du marché incompatibles avec leur quête de connaissance et de rétributions symboliques (Bourdieu, 1975) ; dispositions se traduisant dans le cas de nos diplômés en un choix d'orientation se portant vers les voies recherches.

L'origine familiale des enquêtés semble donc tenir un rôle important face à la bifurcation qui se présente en fin de cursus. Par ailleurs, sensible dans ce travail à la question des facteurs sociaux qui façonnent l'entrée en thèse, activité de recherche reconnue par l'institution académique qui prédestine au statut légitime de sociologue (Piriou, 1999) nous avons fait le choix délibéré d'étudier, à l'issue de la formation, quels sont les profils sociologiques qui se projetèrent comme « sociologue », et qui entamèrent un doctorat.

La poursuite en thèse façonnée par l'imbrication d'une pluralité de facteurs

Au cours de notre enquête nous avons échangé avec 16 personnes qui ont été inscrites à l'école doctorale. Parmi ces 16 personnes, 3 avaient terminé la thèse, 1 avait abandonné, les autres étaient en train de travailler à leur recherche au moment de l'entretien. A la vue de nos matériaux, certaines variables sociologiques s'imbriquant entre elles semblent pouvoir rendre compte de l'entrée dans un 3ème cycle de sociologie.

Le parcours

Concernant l'entrée en thèse, il nous semble que l'itinéraire universitaire fait place à une grande tendance : ce sont les sociologues avec un parcours homogène qui s'inscrivent le plus en thèse. Même si, comme nous le verrons ultérieurement, la socialisation familiale semble être

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prépondérante sur la question de la poursuite en doctorat, l'itinéraire universitaire semble être important lui aussi. Ainsi, nous avons pu constater durant notre enquête que les sociologues « transfuges » et « convertis » étaient peu à continuer en thèse. Les deux exceptions pour les « transfuges » s'expliquent du fait que l'intégration du master 2 correspond à un complément de formation, une année transitoire leur permettant de préparer sereinement leur future thèse. Alors que les « transfuges » qui intégraient la voie professionnelle qui ne connaissaient rien ou presque de la culture sociologique devaient « s'acculturer » en très peu de temps. Dans ce contexte, difficile de se sentir apte à continuer en thèse comme l'illustre les propos d'Antoinette :

Enquêtée : La thèse ? C'est sûr que faire de la recherche c'est plaisant. Mais on ne me l'a pas proposé et puis je n'ai pas cherché. Je ne sais pas si j'en serais capable aussi. J'ai fait qu'un an de sociologie, c'est un peu du vol d'ailleurs. Imagine, je fais un an de sociologie et je commence une thèse. Ça serait de l'arnaque quand même. (Antoinette, 25 ans, DIS, « Transfuge »).

Pour ce qui est des « convertis », les rares poursuites en thèse peuvent s'expliquer par les propriétés spécifiques de ces diplômés. En effet, nous avons pu observer que deux « convertis », instituteurs de formation, ont pu s'inscrire en thèse en bénéficiant d'un dispositif de « détachement ». Il permet à des personnes fonctionnaires souhaitant faire un doctorat d'être recrutées et rémunérées par un laboratoire ou un département de recherche. Ce fut le cas pour deux des enquêtés qui bénéficièrent de ce dispositif qui leur permit de conduire une thèse avec à la clef des perspectives d'évolution professionnelle. Par exemple, pour Antoine (52 ans, ACCESS, Converti), son travail portant sur la carte scolaire lui permis de faire la différence à un concours pour devenir inspecteur de l'éducation nationale. Monique quant à elle (50 ans, ACCESS, Convertie), projette à l'avenir d'obtenir un poste dans un ESPE80 lui permettant de former les futurs enseignants tout en ayant en parallèle une activité de recherche. L'éducation nationale semble donc développer des dispositifs intéressants et efficaces qui facilitent sur un temps conséquent (5 ans) l'accès à une activité de recherche intégrée dans une dynamique de laboratoire aboutissant sur la validation d'un doctorat. Pour ce qui est des « convertis » qui ne travaillent pas à l'éducation nationale on a pu observer chez eux aussi une appétence à vouloir poursuivre en thèse mais qui ne s'est jamais concrétisée pour la plupart. Enfin, nous avons rencontré un thésard que nous avons catégorisé de « duettiste » puisqu'il mène un travail de recherche avec une thématique au croisé des frontières disciplinaires de la sociologie et de la géographie. En somme, quand on affine l'analyse sur les modalités de parcours universitaire, on s'aperçoit que l'entrée en thèse semble être le lot de diplômés qui peuvent justifier d'un

80 Ecole Supérieure du Professorat et de l'Education.

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bagage de sociologie solide et étoffé sur un temps conséquent. Néanmoins, certains de nos matériaux portent à croire que le parcours est loin de rendre compte à lui seul de la poursuite d'études en thèse et qu'il s'imbrique avec d'autres facteurs tels que l'origine sociale.

L'origine sociale

En s'intéressant à l'origine sociale des diplômés qui poursuivent en thèse, on s'aperçoit que, sur les 14 enquêtés qui acceptèrent de nous exposer leurs origines sociales, la plupart d'entre eux ont au moins un des deux parents qui occupe une CSP que l'on peut rattacher à la fraction des « intellectuels » (11/14) décrite par Van Zanten (2010). Parmi ces diplômés, beaucoup d'entre eux (8/11) ont au moins un parent qui tient une activité d'enseignement stricto sensu. Toutes ces informations ont été rapportées dans l'annexe 7 auquel nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous :

Tableau 14 CSP des parents des enquêtés inscrits dans un 3ème cycle de sociologie (N = 14)

 

CSP du père

CSP de la mère

Au moins un
parent
fonctionnaire

Socialisation
(cf. Van
Zanten, 2010)

Enquêté entré dans la

parentalité

Etat de la thèse

1 32 ans

?

Educateur spécialisé

Monitrice éducatrice

Oui

Intellectuelle

Non

Soutenue

2 32 ans

?

Cardiologue

/

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

3 32 ans

?

Cantonnier

Titulaire agent
territorial

Oui

Populaire

Non

En cours

4 50 ans

?

Professeur d'Histoire-
Géographie

Professeur de gestion
et de comptabilité

Oui

Intellectuelle

Oui 3 enfants nés avant les études de sociologie et la thèse

En cours

5 52 ans

?

Instituteur

Secrétaire

Oui

Intellectuelle

Oui 2 enfants avant la thèse

En cours

6 29 ans

?

Professeur en économie
sociale et familiale

Médecin

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

7 36 ans

?

Professeur / directeur de
Mutuelle

Infirmière

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

8 27 ans

?

Ouvrier

Ouvrier

Non

Populaire

Non

En cours

9 41 ans

?

Instituteur/ dir. Mutuelle/ Maire

Professeure agrégée

Oui

Intellectuelle

Oui 1 au cours de la thèse

Abandon

10 33 ans

?

Receveur des postes

Employée territoriale

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

11 27 ans

?

Professeur en BTS
informatique

Orthophoniste

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

12 32 ans

?

Agriculteur exploitant/
Maire

Agricultrice
exploitante

Non

Autre

Non

Soutenue

13 26 ans

?

Ingénieur

Institutrice

Oui

Intellectuelle

Non

En cours

14 52 ans

?

Professeur de
mathématiques

Educatrice spécialisée

Oui

Intellectuelle

Oui 3 enfants avant la thèse

Soutenue

139

A la vue de nos matériaux, si l'on s'intéresse à la socialisation familiale des doctorants, on s'aperçoit que l'enseignement est significativement très présent. On peut alors faire un lien avec les travaux de Charles et Clément (1997) qui avançaient que la familiarité avec la condition enseignante explique l'engagement dans ces branches et que cela engendre un effet d'« endoreproduction ». Tout porte à croire que l'on assiste à un phénomène analogue en ce qui concerne la recherche qui semble entretenir une relation étroite avec le champ scolaire et que les prédispositions sociales qui conduisent un agent à la position de chercheur sont corrélées à une socialisation étroitement liée à l'enseignement. A l'instar de ce que Charles et Clément (1997) relèvent en rapport avec les trajectoires d'enseignants, mener une thèse en sociologie serait à rattacher au fait que l'on ait baigné par sa socialisation familiale dans « la culture légitime » inhérente au champ scolaire, au secteur public ou parapublic et plus largement, dans les milieux sociaux où l'école et le monde intellectuel sont valorisés et reconnus.

Même si le paradigme de La Reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) semble rendre compte de la redondance des profils qui entrent en doctorat, il n'en demeure pas moins que l'on observe des atypies. Ces singularités concernent trois diplômées qui ont toutes trois en commun d'être des femmes et d'être originaires d'un milieu modeste qui de prime abord, semble éloigné de la culture scolastique. Ce constat nous a conduit à interroger les facteurs qui expliqueraient pourquoi la trajectoire de ces diplômées ne répond pas au modèle de reproduction que nous invoquons. Cela nous a conduit à être particulièrement sensible aux pratiques genrées.

Le genre

La sociologue Nicole-Drancourt (1992) a travaillé sur les modes d'insertion des jeunes de milieux populaires. Elle montre que ces agents déploient des pratiques d'ordres genrés. Plus précisément, elle stipule que le rapport à l'activité qu'entretiennent les agents sociaux est un construit social qui est modulé à la fois par la classe et le genre.

Pour ce qui concerne le genre masculin, nous avons remarqué qu'au sein de notre corpus de doctorants, aucun homme n'est originaire d'un milieu modeste. Dans ses travaux, Nicole-Drancourt (1992) montre que les jeunes de milieux populaires sont sujets à élaborer des dispositions qui les conduits à s'insérer rapidement sur le marché du travail : « Quand le modelage a pris, les jeunes l'expriment dans leur discours par un fort désir à se mettre à l'épreuve le moment venu, sentiment alors conçu comme naturel et évident » (Nicole-Drancourt, 1992 : 56). Cela peut faire écho à ce que nous relations sur les choix de bifurcations

140

des diplômés d'origines modestes plus disposés à s'orienter vers la voie professionnelle afin de s'insérer rapidement ; disposition qui peut se voir renforcée par leur attribut d'homme à l'image des propos de Quentin (27 ans, DIS, parcours homogène, carrossier, père ouvrier) :

Enquêteur : Pourquoi la voie pro ?

Enquêté : Parce que je voulais bosser ! J'en avais marre. Je ne voulais pas faire un doctorat, j'avais envie de travailler, de rentrer dans la vie active. J'avais 23 ou 24 ans à la fin du master, il fallait que je bosse.

La fin des études annoncée, ses jeunes développent un rapport positif à l'activité qui se traduit par une quête active d'un emploi qu'il faut considérer selon Nicole-Drancourt (1992) comme le vecteur principal de réalisation personnelle. Cela peut expliquer partiellement pourquoi des hommes d'origine populaire s'orientent moins vers la poursuite d'étude en thèse. Pour Quentin, son fort rapport à l'activité l'a conduit à chercher à se stabiliser professionnellement le plus rapidement possible. Les emplois de chargés d'études qu'il occupa quelques temps ne lui permirent pas cela. C'est pourquoi, afin de « faire ses preuves » et d'accéder à une stabilité professionnelle, il se reconvertira vers un métier de carrossier en adéquation avec sa passion pour la mécanique (développée à travers son mode familial de socialisation « pratique »81) compatible avec la gamme d'emplois proposée par le marché (cf. La partie « réorientation professionnelle).

Concernant le genre féminin, Nicole-Drancourt (1992) montre qu'il est possible que des femmes de milieux populaires, développent à travers des expériences socialisantes une opposition franche à la fonction féminine de référence : qui est et reste la prise en charge du travail domestique de « production anthroponomique ». De ces expériences socialisatrices, les femmes développeraient une disposition durable que l'auteure qualifie de « rapport à l'activité positif ». Cela les dispose à s'engager corps et âme dans leur profession qu'elle considère comme un domaine privilégié par rapport à tous les autres notamment « domestique ». Pour l'auteure, le rapport à l'activité professionnelle des femmes est d'autant plus fort que le rejet de l'alternative domestique est important. Les agentes qui développent ces dispositions entretiennent un bon rapport à l'activité se traduisant par un engagement très prononcé pour leur profession, percevant leur emploi comme le vecteur principal de leur réalisation personnelle. A ce sujet, le travail de Nicole-Drancourt (1992) fait résonance au profil d'une des 3 enquêtées d'origine modeste pour qui son travail de chargé d'études représente plus qu'une activité professionnelle, c'est « sa passion ». Il s'agit de Claire (27 ans, DIS, parcours homogène, doctorante, père et mère ouvrier) qui nous confiait dès le début de l'entretien que,

81 Il a toujours été « manuel » et a appris le bricolage auprès de son père ouvrier avec qui il a « retapé » ses premières caisses.

141

si son choix s'est porté vers les études de sociologie c'est parce qu'elle se sentait très concernée par la cause féministe et qu'elle était très sensible à la question de la domination masculine. En échangeant avec elle sur le fait d'envisager d'être parent elle nous livrera ce petit extrait d'entretien où ses propos dénotent bien, nous semble-t-il, la réactualisation de la disposition décrite par Nicole-Drancourt (1992) « de rapport positif à l'activité » :

Enquêteur : Tu as des enfants ?

Enquêtée : Des enfants (rire). Non je n'en ai pas et je n'en veux pas. Enfin je n'en veux pas maintenant peut-être que ça viendra un jour mais là actuellement je ne le conçois pas. C'est peut-être aussi parce que j'ai une soeur qui est mère. Elle est mère célibataire... Et je vois la galère que c'est... Y'a des bons côtés c'est sûr mais elle n'a pas de temps pour elle. Moi j'ai besoin de travailler je sais que ce n'est pas pour tout le monde comme ça mais... Moi mon boulot c'est ma passion, j'adore ce que je fais, la sociologie c'est ma vie. C'est pour ça à la sortie du master pro lorsque xxxxxx est venu me chercher pour me proposer le boulot j'étais heureuse je me suis dit « chouette c'est l'occasion de continuer de faire de la sociologie ». (Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, doctorante, père et mère ouvrier).

On sent bien dans les propos de Claire, notamment lorsqu'elle évoque le cas de sa soeur, son rejet pour le modèle de la mère au foyer, que la seule chose qui compte à ses yeux est de se réaliser à travers son emploi qui, comme elle nous le confie, occupe tout son temps et son énergie. Cette abnégation dans son travail n'est pas neutre, elle est à rattacher à son ambition de percer dans le monde de la recherche ; professions extrêmement dures à intégrer qui, pour Battagliola (2001) peut représenter une forme de sacerdoce, un dévouement et un investissement complet ainsi qu'une grande disponibilité. Les modèles masculins de réussite professionnelle concurrentielle inhérents à ces professions exigent « toujours plus » d'investissement, ce qui exclue une majorité de femmes qui cherchent à harmoniser leur carrière et leur vie de famille. De telle sorte que dans sa position de femme, l'ascétisme dont fit preuve Claire tout au long de son cursus, en réussissant brillamment toutes les épreuves scolaires qui se présentaient à elle82, a concouru à son entrée en thèse et à braver les déterminismes relatifs à ses origines. Tout cela ne fut possible qu'à condition qu'elle diffère son entrée dans la vie domestique, délai qui, dans la perspective de trouver un emploi d'enseignante-chercheuse peut s'étaler sur de nombreuses années. On peut faire une analogie avec le travail de Bourdieu (1979) qui avance que la quête d'une ascendance sociale est lourde de conséquences pour les agents d'origine modeste : « Ce qui est exigé du transfuge, c'est un renversement de la table des valeurs, une conversion de toute l'attitude L...J c'est renoncer à la conception populaire des relations familiales et des fonctions domestiques L...J (Bourdieu, 1979 : 389). Renoncement à une vie domestique que toutes les enquêtées n'étaient pas prêtes à faire comme l'atteste les

82 Maîtrise obtenue avec mention Bien et les Master 2 mention Très Bien.

142

propos d'Adeline (27, ACCESS, parcours homogène, Assistante d'éducation, ambitionne de devenir CPE, père commercial itinérant) :

Enquêtée : Moi au début j'ai voulu faire de la recherche mais j'ai changé d'avis, c'est trop contraignant. Quand je vois des profs qui répondent à des mails à 4 heures du matin ou qui travaillent le 31 décembre au soir faut être un peu maso... Enfin moi je ne peux pas être comme ça. Je connais quelqu'un que j'ai rencontré en soirée elle vient de finir sa thèse. Elle vient d'avoir 36 ou 37 ans. Au cours de la soirée elle m'a dit « oh bah dans 4-5 ans je me verrais bien avoir des enfants. Dans ma tête je me suis dit que ce n'est juste pas possible pour moi. Attendre tout ce temps pour avoir une vie de famille... La recherche en fait c'est avant tout ton boulot. Ça ne peut pas me convenir, moi avant tout c'est le privé, les amis, la famille, mon copain, ma maison, mon chat.... Maître de conf ce n'est pas compatible avec ça, ça t'amène à mettre ça de côté. C'est la recherche au premier plan, c'est ta vie. Adeline (27, ACCESS, parcours homogène, Assistante d'éducation, ambitionne de devenir CPE, père commercial itinérant).

Les propos d'Adeline donnent du poids à nos interprétations puisqu'elle semble entretenir un rapport à l'activité différent de celui Claire. La première semble privilégier un mode de vie « hédoniste » privilégiant dans son existence la recherche du plaisir et de la vie domestique tandis que la seconde, semble avoir développé par ses expériences socialisatrices, une disposition « ascétique » indispensable pour assouvir son voeu de percer dans la recherche. Ainsi, il est possible que le sacerdoce qu'embrassent les doctorants de sociologie les éloignent, sur un temps différé du moins, de la parentalité ; facteur alors susceptible de structurer la question de la poursuite en thèse.

La parentalité

Si l'on se fie aux matériaux synthétisés dans le tableau 14, on s'aperçoit que les doctorants entrés dans la parentalité sont minoritaires (4/14). Trois d'entre eux ont la caractéristique commune d'être entrés en 3ème cycle de sociologie alors que leurs enfants sont adultes. Par ailleurs, tous trois sont des enseignants de métier : deux instituteurs et un professeur agrégé. Les deux instituteurs ont pu bénéficier d'un détachement de formation pour effectuer leur thèse leur permettant d'être rémunérés et d'assumer la subsistance de leur ménage. Pour ce qui concerne le professeur, ses enfants ont un âge avancé et sont autonomes. De telle sorte que la parentalité ne représente pas un écueil pour ces agents désireux de s'engager sur un doctorat. Cependant, il n'en va pas ainsi pour tous les thésards que nous avons rencontrés. A ce sujet, Patrick (41 ans, ACCESS, Converti, Formateur dans le travail social, père d'un enfant) nous relatait qu'il n'avait pas pu continuer en thèse car avec son activité de formateur et son rôle de père, il n'arrivait pas à travailler suffisamment sur sa recherche. Il aurait fallu pour lui qu'il consacre moins de temps à l'enfant en bas âge qu'il avait eu quelques années auparavant. Tout porte à croire que l'entrée dans la parentalité de Patrick explique partiellement son abandon. Ce phénomène ne semble pas insolite, d'autres de ces manifestions sont apparues au cours

143

d'échanges comme celui que nous avons eu avec Noah (32 ans, ACCESS, docteur en sociologie) dans lequel ce dernier nous relatait les raisons de l'abandon d'une de ses amies : « J'avais une amie qui était inscrite en doctorat et qui a abandonné. Entre temps elle est devenue mère et ce n'était plus possible pour elle de concilier les deux. Mais moi je pense qu'elle a abandonné aussi parce qu'elle n'avait pas les conditions matérielles nécessaires. Elle n'avait pas de financements contrairement à moi ». On peut faire un parallèle avec les travaux de Galland (1996) qui montraient que les agents sociaux sont susceptibles de ne pas prendre les mêmes décisions concernant leur choix de formation et d'insertion en fonction des responsabilités familiales qu'ils occupent. A ce propos nous avons rencontré Etienne (35 ans, DIS, Parcours homogène, professeur de français, 3 enfants) qui aurait beaucoup aimé faire une thèse mais la vie en a décidé autrement :

Enquêteur : Ça vous a plu la recherche ?

Enquêté : Oui ! Enormément. Au début je ne voulais pas faire la voie pro, je voulais faire un doctorat. Mais il a fallu que je fasse d'autres choix.

Enquêteur : Comment ça ? Ça n'allait pas avec votre directeur ?

Enquêté : Ah non non du tout, j'ai eu un directeur de mémoire super. Il m'a fait grandir à la fois en sociologie mais aussi au niveau personnel. Si je devais faire une thèse je retournerais vers lui sans hésiter.

Enquêteur : D'accord. Vous ne vous êtes pas engagé parce que c'est trop de temps, trop d'efforts ?

Enquêté : Oui exactement. Moi j'ai bien vu en faisant mon mémoire en M1 le temps qu'il fallait y consacrer. Et à la fin du M1 j'ai eu ma fille et ça m'a fait me poser beaucoup de questions. Il a fallu que je trouve des solutions, que je fasse des choix. Et donc oui la recherche j'ai mis une croix dessus avec mes responsabilités. Il a fallu que je trouve un emploi, que je travaille pour m'occuper de ma famille. C'est pour ça que je me suis orienté en pro. Si je n'avais pas eu d'enfant ça n'aurait pas été la même. Je me serais engagé dans la recherche je pense.

(Etienne, 35 ans, DIS, Parcours homogène, professeur de français, 3 enfants).

La question de la parentalité semble être lourde de conséquence en ce qui concerne l'entrée en doctorat car comme le dit notre enquêté, être responsable d'un ménage composé de jeunes enfants induit de lourdes responsabilités qu'il semble difficile de tenir à bien des égards lorsqu'en parallèle on mène un doctorat. La faible part des doctorants à être entrer dans la parentalité semble donc pouvoir s'expliquer par l'instabilité de leur situation professionnelle sur les marchés du travail et de la recherche.

A côté de cela, il est possible de faire un parallèle avec ce que Bourdieu (1979) disait de ceux qu'il qualifiait de « petits bourgeois ». Catégorie qui correspond, à la vue des profils sociologiques « intellectuels » des diplômés, aux agents originaires d'une position intermédiaire de l'espace public ou parapublic, dotés d'un habitus qui structurerait chez eux un penchant par lequel leur trajectoire ascendante tendrait à se prolonger, développant une « prétention » à accéder à la culture de la classe dominante qui dans le cas présent, correspondrait à l'élite des sociologues. Ce qui pour l'auteur, n'est pas sans incidence sur la fécondité de ces catégories : « Etant parvenus à s'arracher au prolétariat, leur passé, et prétendant accéder à la bourgeoisie, leur avenir, ils doivent, pour achever l'accumulation

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nécessaire à cette ascension, prélever quelque part les ressources indispensables pour suppléer à l'absence de capital. Cette force additionnelle, penchant inscrit dans la pente de la trajectoire passée qui est la condition de la réalisation de l'avenir impliqué dans cette trajectoire, ne peut s'exercer que négativement, comme pouvoir de limitation et de restriction [...J qu'il s'agisse « d'économies », comme dépenses refusées, ou de limitation des naissances, comme restriction de la fécondité naturelle ». (Bourdieu, 1979 : 388).

L'importance du cursus dans la construction de la vocation

En sociologie, la vocation représente un concept qui remonte à Max Weber. Pour ce dernier, elle ne concernait pas uniquement la dimension religieuse, il accordait une place importante à l'idée qu'il puisse exister une « vocation professionnelle » : l'individu réalise à travers une activité, la fonction qu'il doit assumer au sein de la société (Chevandier, 2009). Pour les sociologues compréhensifs qui prennent comme objet les professions, l'analyse ne doit pas se restreindre aux déterminants sociaux des vocations. On doit par la même mettre en perspective le milieu de socialisation, les enjeux individuels ou collectifs et le cheminement qui fait qu'un sujet se sent appelé (ou non) pour l'exercice d'une profession donnée. Travail que nous avons cherché à faire mais qui consiste plus en réalité à une ébauche, une invitation à prolonger ultérieurement ce questionnement.

Dans son article, Chevandier (2009) précise que la vocation c'est d'abord un discours que le groupe professionnel tient sur lui-même qui permet de se distinguer afin de pouvoir construire ou affermir une identité. Et ce qu'un groupe affirme croire, il le croît bien (Chevandier, 2009). Par exemple, les policiers perçoivent la fonction de leur métier comme une vocation à défendre leurs concitoyens et à veiller à l'application du droit. Comme nous allons le voir dans la partie suivante, la vocation de sociologue est indissociable d'une vocation de scientifique et donc d'une vocation à objectiver les faits sociaux : « la sociologie a pour objet l'objectivation » ; « la sociologie c'est voir les choses comme elles sont et pas comme elles devraient être » ; « La sociologie c'est répondre à des questions qui restent sans réponse. Des phénomènes qui ne font pas sens et on reconstruit ce sens. C'est notre boulot » (propos recueillis auprès de différents cadres de l'équipe pédagogique).

Comme nous avons pu le voir dans la première partie (cf. Chapitre 4.6) aucun de nos enquêtés rapporte avoir entamé le cursus en se destinant à être sociologue. Il est alors possible

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que l'orientation vers cette activité apparaisse sur le tard. Dès lors, on peut formuler l'hypothèse que la formation et tout ce qui s'y déroule en interne sont autant de facteurs qui participent à faire naître ou à confirmer une vocation de sociologue.

Dans l'ouvrage Les Héritiers, Bourdieu et Passeron (1964) ce sont intéressés à la question de la construction d'une vocation intellectuelle. Les auteurs stipulent que les étudiants de sciences humaines83 et de lettres n'ont pas besoin d'être convertis à la culture savante puisqu'ils ont « une aspiration plus ou moins avouée à entrer dans la classe intellectuelle » (Bourdieu et Passeron, 1964 : 66)84. Bourdieu et al. (1964) décrivent les études comme un espace où les estudiantins travaillent leur vocation d'intellectuels car elles assurent les techniques et les pratiques qui leur permettront de se sentir comme tels. Néanmoins, les auteurs précisent que ce travail sur soi est soumis aux jugements professoraux à travers lesquels les étudiants cherchent les signes de leur « élection ». De telle sorte que l'on pourrait presque parler de « vocation par les notes » où le sentiment de se sentir « apte à devenir sociologue » se construirait aussi à travers les verdicts scolaires. Plusieurs échanges que nous avons eus avec les enquêtés dénotent l'importance des verdicts sur leur orientation vers la recherche (spécialité du master ou poursuite en thèse) :

Enquêté : En arrivant en sociologie je n'étais pas sûr d'avoir les capacités d'y arriver. La licence j'ai complètement adhéré, et puis les notes ça allait. Donc je me suis dit « allez, je tente le master ». Ensuite le master ça a été compliqué parce qu'à xxxxx y'a les deux voies du master. Au cours du M1 je ne savais pas du tout quoi faire... Mais heu... Ba je me suis dirigé vers la recherche parce que... J'ai beaucoup aimé l'enquête et que mon mémoire il avait été vachement valorisé par le jury, j'avais eu une superbe note. C'est à partir de là où la recherche j'ai foncé (Thibault, 26 ans, ACCESS, chômage, doctorant, chef du ménage ingénieur).

Enquêtée : Moi j'ai fait la voie professionnelle parce que j'avais eu 0 au mémoire [dans une autre fac]. Ma directrice avait décrété que ce n'était pas soutenable. J'ai validé l'année quand même avec un zéro. [...]. Après je suis arrivée à xxxxxxx et je n'ai pas demandé la voie recherche, je ne m'en sentais pas capable. (Leslie, 26 ans, DIS, hôtesse de caisse, chef du ménage artisan).

Enquêtée : Au début je voulais faire la voie professionnelle. Mais à la fin du M1 j'ai fait ma soutenance et tous les profs m'ont dit que c'était super, qu'il ne fallait pas que je lâche. Que je ne gâche pas tout ça quoi. [...] Et en M2 j'ai eu une note pourrie. Un été j'avais passé tout mon temps sur mon mémoire et il a fallu que je change presque tout. [...] J'avais eu 17 en M1 et 15 en M2. On te demande d'avoir 16 minimum pour continuer en thèse. (Adeline, 27 ans, DIS, assistante d'éducation, chef du ménage monitrice éducatrice).

C'est à travers les retours de leurs productions que les enseignants restituent sous formes de notes que les diplômés85 semblent entrevoir leur valeur scientifique. Sous réserve d'atteindre un certain degré d'exigence, ils reçoivent une forme de bénédiction de la part des enseignants qui les convient à poursuivre vers la recherche. Dans le cas inverse, nous avons remarqué que

83 Elles n'existaient pas en ces termes à cette époque.

84 Pour ce qui est de la sociologie, l'étude de Millet (2004) laisse entrevoir que c'est surtout le cas pour les étudiants qui continuent au-delà de la licence et de la maîtrise.

85 Qui ont tous développé un grand intérêt pour la recherche (cf. Chapitre 3.4 « un partenaire confirmatif d'une communauté de destin).

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dans la plupart des cas, l'ambition de poursuivre en recherche ne prenait pas forme ou s'estompait sans pour autant que cela soit formalisé entre les différents partis. Cela peut s'interpréter nous semble-t-il, par le fait que les diplômés intériorisent les attendus universitaires mais aussi parce que les notes les amènent à se comparer entre eux :

Enquêté : J'avais fait mon mémoire sur les liens entre la pratique assidue de l'islam et la politisation [...]. J'avais fait mon terrain à la grande mosquée de xxxxxx. J'avais adoré, c'était super intéressant. Par contre j'avais pas eu une superbe note, j'avais eu 13... C'était un peu moyen, j'avais des potes qui avaient bien plus... Donc ce n'était pas top quoi. Je n'ai pas continué la recherche. Ce n'est pas grave je ne voulais pas faire de doctorat [et pourtant l'année d'après il se réinscrira dans un master recherche dans une université voisine]. Et puis la voie pro c'était super intéressant. (Romain, 27 ans, DIS, rédacteur en chef, chef de ménage en invalidé de travail).

Toutes les épreuves scolaires qui se présentent dans le cursus semblent être autant d'évènements dans lesquels les diplômés cherchent à mesurer leur « valeur ». Ainsi, l'approche anthropologique ne doit pas être évacuée lorsque l'on étudie les professions où l'on produit du symbolique plutôt que de la marchandise (Chevandier, 2009). Il faut alors repérer les situations professionnelles qui peuvent représenter en réalité des rites d'initiation. Comme Noah (32 ans, ACCESS, chômage, docteur) qui nous précise que la soutenance de thèse est « un rite de passage », il est possible que celles des mémoires soient elles aussi extrêmement chargées symboliquement et qu'en leur sein se jouent les préliminaires d'une « élection » par laquelle la vocation se construit à travers une succession d'épreuves académiques.

La partie suivante sera consacrée à l'étude du rapport que les diplômés entretiennent avec leur discipline et nous verrons à cette occasion que la formation joue à nouveau un rôle non-négligeable.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld