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Esquisse d'une sociologie des sociologues


par Florian Bertrand
Université de Poitiers - Master 2018
  

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Chapitre 1 : Construction de l'objet

1. Sociologie de la sociologie et de ses publics

Dans la lignée des recommandations de Bourdieu qui exhorte les sociologues à investir les arcanes de la sociologie, un article de Gérard Mauger (1999), intitulé Pour une sociologie de la sociologie : Notes pour une recherche retranscrit bien, d'une certaine manière, une préoccupation partagée des sociologues quant à l'objectivation de leurs propres pratiques. Dans ces lignes, l'auteur effectue une ébauche d'un travail de sociologie de la sociologie et exhorte la communauté des sociologues à investir ce champ. Mauger énumère de nombreux enjeux et intérêts scientifiques qu'induirait une telle démarche. Premièrement, par « sociologie de la sociologie » il faut entendre un travail d'objectivation de l'activité des sociologues, de leurs trajectoires, de leurs ressources, de leurs positions dans le champ, etc. Tout cela pour objectiver les dispositions qui orientent les chercheurs dans leurs choix théoriques et méthodologiques, etc. En ce sens, une telle approche conduit le sociologue à envisager l'éventualité que : « les débats internes à la Sociologie ne soient le plus souvent qu'une projection dans « l'espace des idées » de l'espace des positions indexées par les trajectoires qui y mènent (c'est-à-dire aussi par les dispositions des agents qui les occupent), définies par la distribution du « capital scientifique »L...J ».

Un autre intérêt de la sociologie de la sociologie tient au fait qu'elle questionne le lien entre la pratique sociologique et le politique. Pour Mauger, schématiquement, on peut rendre compte de l'impact de cette relation par l'examen de trois pôles de positionnements sociologiques : l'expertise, l'engagement et l'autonomie. L'auteur invite les chercheurs à se pencher sur les spécificités de ces postures et des personnes qui les occupent. Il s'agit d'étudier le rapport que les sociologues entretiennent avec ces différents pôles en fonction de leur position dans le champ et des trajectoires qui les y ont conduits. Cela revient à interroger les conditions institutionnelles de l'exercice du métier et les divisions internes qu'elles engendrent.

Pour l'auteur, l'examen de la morphologie du champ implique parallèlement de traiter la question du recrutement social des sociologues : l'origine sociale, les trajectoires scolaires qui y conduisent (titres & capitaux scolaires), les déterminants du choix du métier (les « vocations ») ainsi que les procédures et les flux de recrutement. Tout cela, en questionnant les

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critères légitimes par lesquels le métier est défini tout en interrogeant sa construction dans sa dimension historique. Même si l'article de Gérard Mauger a le mérite de poser finement les bases d'un programme d'une métasociologie, on n'observe pas une production foisonnante de recherches s'inscrivant dans ce champ d'études.

Un état des lieux du champ nous a conduit à constater que les travaux majeurs s'inscrivant dans notre domaine sont rares et pour la plupart déjà anciens. Pour ce travail, nous avons répertorié 4 ouvrages importants. Le premier correspond au Métier de sociologue en France depuis 1945 de Gérard Houdeville (2007) dans lequel l'auteur s'attache à examiner l'ensemble des institutions et des pratiques qui définissent la sociologie comme discipline universitaire. Le second, auquel on doit l'ouverture du champ, est le livre Homoacademicus de Pierre Bourdieu (1984) dans lequel, l'auteur analyse la structure du champ universitaire, ses lois de fonctionnement et les transformations dont elle fait l'objet. Le troisième est celui de Jean Philippe Bouilloud (2009) intitulé Devenir sociologue dans lequel, à travers le prisme d'une sociologie clinique et de l'étude de récits autobiographiques, l'auteur réinscrit les choix théoriques de 27 sociologues dans leur parcours de vie. Enfin, le dernier ouvrage est celui d'Odile Piriou intitulé La sociologie des sociologues (1999) dans lequel l'auteure s'attache à démontrer que la sociologie s'est professionnalisée en se conformant au modèle de la science ce qui n'est pas sans incidence sur la formation, la définition du métier, sur l'accès à l'emploi et au titre universitaire. Cet ouvrage est de loin le plus important pour nous car il pose les bases de notre ancrage paradigmatique à travers un courant de pensée que l'on qualifie de « sociologie des professions ».

La sociologie des professions

Dans un manuel consacré à la sociologie des professions, Dubar, Tripier et Boussard (2011) précisent que ce courant est issu du fruit de travaux de la Sociology of the Professions dans laquelle les termes anglais profession, occupation, expertise, competence occupent une place essentielle et possèdent cependant des sens très différents de leurs homonymes français. Même s'il y a un manque de vocabulaire unifié qui engendre des malentendus, il est possible pour les auteurs de se fédérer autour de notions essentielles.

Premièrement, d'un point de vue terminologique, le mot « professer » a à voir avec celui du terme anglais calling (vocation) ou du terme allemand Beruf (à la fois le sens de l'activité et

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le chemin vocationnel) utilisé par Max Weber (1904). Ce courant étudie les intérêts d'ordre ethico-culturel que les individus cherchent à satisfaire. Elles sont des formes historiquement situées d'accomplissement de soi, des cadres d'identification subjective et d'expression de valeurs d'ordre éthique. Par ailleurs, il faut entendre par profession l'occupation par laquelle on gagne sa vie. Elle est en ce sens l'activité qui apporte la subsistance grâce à un revenu économique. En cela, pas de grandes différences avec les concepts de « métier » ou de « travail ». A ceci près que la profession renvoie aussi à un groupe de personnes exerçant un même métier. De telle façon qu'il faut concevoir le terme de profession comme proche du mot « corporation » ou de « groupes professionnels ». Ainsi, appartenir à ces groupes relève pour les agents d'un enjeu politique car les professions représentent des formes historiques d'organisations sociales, de catégorisation d'activités de travail inséparables de la question des rapports entre l'Etat et les individus, ce que l'on qualifie traditionnellement depuis Durkheim de « groupes intermédiaires ». Enfin, à travers les professions se jouent des enjeux d'ordre économiques et symboliques puisqu'elles sont des formes historiques de coalition d'agents qui défendent leurs intérêts. Pour ce faire, elles essayent de maintenir un cloisonnement de leur marché du travail, un monopole pour leurs activités, leurs clientèles et la reconnaissance de leur expertise. Pour cela, les professions opèrent un recrutement sélectif des entrants et une transmission réglementée du métier.

Ainsi pour les auteurs de la Sociologie des professions ce courant de pensée se dote d'un triple objet : l'organisation sociale des activités professionnelles, la signification subjective de celles-ci et les modes de structuration des marchés du travail. Par conséquent c'est une discipline transversale, elle recoupe partiellement les objets d'une sociologie du travail et ceux d'une sociologie des organisations tout en s'inscrivant dans une sociologie de l'éducation (par l'étude des formations professionnelles) et des sociologies politiques et religieuses (intérêt pour les croyances professionnelles).

Même s'il est possible de s'accorder sur les objets qui « passent à la loupe » de ce courant sociologique il n'existe aucun modèle universel de ce que doit être une profession et pas de définition scientifique univoque de ce qu'est un groupe professionnel. Aujourd'hui, on assiste à un pluralisme conséquent de modèles théoriques : fonctionnaliste, interactionniste, néo-marxiste, néo-wébérien... Tous ne se posent pas les mêmes questions, ne découpent pas le même type de données. En ce sens, il n'existe pas une sociologie des professions mais des approches sociologiques des groupes professionnels dans des acceptions variables. C'est pourquoi, penser la sociologie à travers ces types d'approches nécessite des clarifications,

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concernant notamment les concepts théoriques employés pour penser notre objet comme une profession et non plus seulement comme un métier.

La sociologie : métier ou profession ? Une prise de position autour du concept de professionnalisation.

Si certains auteurs prétendent que l'étude des groupes professionnels est peu démocratisée en France, ce constat est d'autant plus vrai lorsque l'on se penche sur les études qui ont analysé la sociologie comme une profession. Il existe quelques rares travaux mais Odile Piriou (1999) stipule qu'ils prennent souvent la forme d'une défense d'une sociologie scientifique ou à l'inverse, appliquée. Loin de nous l'idée de prendre parti dans ce travail, nous formulons cependant l'ambition d'adopter une posture où l'on considère la sociologie non plus exclusivement comme un métier mais une profession. Ces deux termes sont fortement polysémiques et rendent leur interprétation et leur usage très délicat, ce qui exige de notre part d'exposer les acceptions qu'ils recouvrent et pour lesquelles nous avons opté. Ce positionnement vis-à-vis des termes « métier » et « profession » doit être entendu dans le sens donné par la Sociologie des Professions de Everett Hugues (1952). Dans un article consacré à l'étude de l'institutionnalisation de la psychologie, l'auteur édifie deux modèles évolutifs des formes d'organisations sociales des disciplines académiques : le métier scientifique et la profession. Pour Claire Tourmen (2007), le métier correspond à un ensemble de savoirs faires/compétences que regroupe une activité2 professionnelle. Par exemple, il est classiquement soutenu qu'en formation les exigences présentées pour devenir sociologue sont de savoir construire des matériaux (mener une enquête de terrain), les analyser, produire et publier de la connaissance. Seulement, l'émergence et le développement d'un métier ne peuvent se faire que lorsqu'une série de paramètres est définie : existence d'une formation et d'une reconnaissance du métier à travers un collectif de personnes elles-mêmes concernées. Ainsi, le terme « profession » peut être utilisé comme un cas particulier de métier structuré par une communauté elle-même constituée autour de cette activité professionnelle. L'organisation d'un métier et d'une profession prend du temps et impose d'entrevoir cette structuration dans une dimension historique. Ainsi, comme le souligne Hugues (1952), lorsque l'on étudie le développement de la sociologie, il ne s'agit pas de prétendre qu'elle serait une profession

2 L'activité est définie comme l'exécution d'une série d'actions et des représentations qui l'accompagnent et qui la guident

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établie, mais plutôt qu'elle a connu, comme toutes les disciplines universitaires, un processus de professionnalisation qui lui-même recouvre des aspects propres aux efforts que le groupe des sociologues a entrepris pour accéder à un certain statut social (institutionnalisation, assise théorique, organisation de sa formation, création d'associations, etc.).

La théorisation du terme « professionnalisation » provient du travail de Robert Merton (1957) qui travailla sur le développement de la médecine états-unienne qui s'organisa comme une discipline scientifique. A travers ce terme, il désigne le processus historique par lequel une activité professionnelle (un métier) devient une profession lorsqu'elle se dote d'un cursus universitaire qui transforme des connaissances empiriques acquises par expérience en savoirs scientifiques appris de façon académique et évalués formellement. Ainsi, la formation spécialisée sert aussi à transmettre et à reproduire les règles professionnelles en justifiant cela par le caractère scientifique des connaissances. Dans la filiation de Merton, Wilensky (1964) stipule que la professionnalisation est un processus historique à travers lequel un conglomérat se réclamant du même métier se fait reconnaître comme profession, tout en se dotant progressivement des attributs « fonctionnels » de ce groupe à travers des règles assurant l'autonomie, des écoles spécialisées assurant la formation scientifique des membres et leur recrutement (garantissant la reproduction des règles), édifiant des associations permettant la participation des membres, les discussions sur le fonctionnement de la profession ainsi que l'application des règles et enfin, une déontologie permettant d'oeuvrer à perpétuer « l'idéal de service ». Dans cette perspective, on peut selon Heilbron (1986) analyser une dynamique de professionnalisation grâce à 3 indicateurs : la production des professionnels (renouvellement du corps professionnel) et la question du titre (1), l'étude des demandes et des contraintes du marché du travail (2) et la création d'associations (l'étude de leurs membres et de leurs vocations) et de revues (3).

Penser la professionnalisation d'un point de vue fonctionnaliste à travers l'idéal-type de la médecine (Merton, 1957) est intéressant et utile pour penser le développement d'une discipline universitaire comme la sociologie. Cependant, ce paradigme a été remis en question par les interactionnistes du travail. Pour ces sociologues, il n'existe pas de profession « unifiée » mais des segments professionnels plus ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins concurrentiels. Dans cette perspective de lutte, les groupes professionnels jouent ainsi autant sur les facteurs d'intégration, réunissant ce qu'ils disent être proche, que sur les facteurs de différenciation, séparant en se distinguant de ceux qui semblent différents. Ils incluent autant

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qu'ils excluent au sein même parfois d'organisations qui se présentent comme des systèmes d'intégration.

Pour les interactionnistes, afin d'objectiver les logiques inhérentes aux professions, il convient de se détacher des argumentations de travail que le sociologue doit entrevoir comme des croyances professionnelles. Possible donc, que les argumentations contribuent autant à faire évoluer le groupe qu'à accroître son pouvoir de normalisation à l'égard des profanes comme des pairs appartenant à des segments différents (Pareideise, 1985). Plus un « segment » occupe une position supérieure à l'intérieur du métier, plus il maîtrise les rhétoriques et mieux il est en mesure d'imposer au public et aux professionnels une argumentation servant de bannière sous laquelle est sensée se ranger l'ensemble des intéressés (Dubar et al., 2015).

Pour en revenir à notre objet, étudier notre discipline sous le prisme d'une théorie interactionniste des professions permet d'entrevoir une autre manière de faire de « la sociologie de la sociologie », non plus exclusivement à travers une approche épistémologique ou par le biais de la sociologie des sciences ou de la connaissance.

Jusqu'alors, les analyses qui portaient sur la professionnalisation de la sociologie française ont conduit des auteurs à affirmer sa non-professionnalisation (Chenu, 1998) ou une mimo-professionnalisation (Heilbron, 1986) entendue dans le sens d'absence d'application de la connaissance. Comme nous l'avons vu les sociologues parlaient plus volontiers de métier pour désigner la forme dominante de la pratique sociologique : l'activité scientifique. Cependant, conformément à une approche interactionniste il serait plus juste de déclarer qu'à travers l'histoire de son institutionnalisation (création d'un cursus d'enseignement universitaire, de revues, de laboratoires, d'associations, etc.) la sociologie s'est professionnalisée en misant sur son segment académique en se conformant essentiellement au modèle de la science laissant peu d'espace d'expression à un modèle « appliqué » dans des domaines extérieurs au monde universitaire (Piriou, 1999). Alors que des travaux (Sainsaulieu, 1985 ; Streicher, 2000 ; Legrand et Vrancken, 1997 ; Piriou, 2006) encouragent à penser que la discipline entre dans un nouveau tournant qu'ils qualifient de « praticien » : augmentation conséquente des flux de diplômés hautement qualifiés en sociologie qui travaillent dans le milieu extra-académique.

Pour appréhender l'ampleur de ce phénomène, il convient de réinscrire le développement de la sociologie dans une dimension historique. Loin de nous l'idée de prétendre pouvoir faire ce travail exhaustivement, nous chercherons toutefois à retracer les grandes étapes

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de sa professionnalisation à travers les événements socio-historiques qui la concernèrent (refondation, université de masse, etc.).

2. Les étapes de la professionnalisation de la sociologie

Pour ce qui concerne la reconnaissance d'une discipline scientifique, les sociologues des professions s'accordent à dire qu'elle s'obtient à travers deux réalités essentielles, celle du métier et celle de la reconnaissance professionnelle (Sainsaulieu, in Piriou, 1999). Cela implique une mise au point sur la pratique du métier, c'est-à-dire les savoirs opératoires, les méthodes, les théories et concepts employés et la mise en oeuvre de cette « boîte à outil » dans des situations concrètes. Mais comme nous l'avons vu préalablement, plus la pratique se rode, plus se pose la question de la profession qui l'exerce : les formations, les statuts, les codes et valeurs partagés, les fonctions et les conditions de travail. Ainsi, lorsque l'on s'intéresse à l'essor et au développement de la discipline, on ne peut éluder ces deux dimensions essentielles de l'invention du métier. A ce sujet, il se trouve que la sociologie française a sur son parcours, rencontré plusieurs étapes.

Vers une fondation de la sociologie : primat de la figure « savante »

Cette étape correspond à une période historique entre 1895 et 1958 où la discipline s'est progressivement enseignée à l'université. Son implantation dans le champ académique s'est faite en deux temps séparés par une période de déclin. Une période d'avant-guerre couvrant la fin du 19ème siècle jusqu'à la seconde guerre mondiale (1895-1945) et la décennie qui suivie la chute des régimes fascistes européens jusqu'à la création de la chaire de sociologie (19451958).

La première période mise en avant par les historiens3 correspond à une première tentative d'une fondation d'une discipline sociologique et l'échec de son institutionnalisation. Jusqu'à la dernière décennie du XIXème siècle, la connaissance du social reste l'affaire de ce que l'on appellerait aujourd'hui des « amateurs » ou des « profanes ». Par exemple, Villermé était médecin, Tocqueville magistrat, Marx journaliste, Engel chef d'entreprise et Comte

3 Cf. Karady, 1976.

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mathématicien. Dans son livre consacré à la construction de la sociologie Berthelot (2001) précise que les milieux qui supportent les « grands penseurs » du social ne se sont pas construits sur une base scientifique mais idéologique et militante. Pour l'auteur, la référence scientifique ne devient dominante qu'après 1880. Cela se manifeste notamment avec l'émergence de revues qui deviennent le lieu où l'espace épistémologique de la science du social naissante se construit dans l'échange, la confrontation et l'élaboration de normes. Dans les années 1890, la sociologie française en gestation s'exprime essentiellement dans Revue philosophique fondée en 1876 dans laquelle Durkheim publiera la première version de son illustre article les Règles de la méthode sociologique (1895). En parallèle, apparaît sous l'impulsion de René Worms la Revue Internationale de Sociologie (1893) deux ans avant la première parution du premier numéro de l'Année Sociologie (1896) créée sous la dynamique d'Emile Durkheim. Historiquement, c'est à la figure de ce dernier et de ses disciples « les durkheimiens » que l'on attribue la constitution de la sociologie en discipline scientifique. Il s'agissait d'intellectuels, de philosophes mais aussi d'anthropologues, d'historiens, d'économistes, etc., que l'on pourrait qualifier d'« engagés » tant la fondation de la sociologie comme « science » était liée pour eux, au triomphe des idéaux républicains (Dubar in Lahire, 2002).

Malgré cela, l'introduction de la Sociologie à l'université fut lente et partielle : la chaire qu'occupa d'abord Durkheim à Bordeaux en 1887 s'appelait « pédagogie et sciences sociales » et celle à laquelle il accéda à la Sorbonne en 1902, « sciences de l'éducation ». Elle ne devint « sociologie » qu'en 1913 et ne fut pas reconduite à sa mort en 1917. Cela peut s'expliquer notamment par les aspirations du père de la sociologie française qui considérait que la discipline devait être avant tout « un instrument d'éducation morale » (Durkheim, 1900). Durkheim avait étroitement lié la sociologie à l'éducation, son projet scientifique à la fondation d'une morale « républicaine » dont l'école devait en être le vecteur. De ce fait, la place de la sociologie se trouva dans l'enseignement universitaire au côté de la morale, dans un cursus de philosophie qui ne comportait aucune initiation à l'approche empirique ou à un travail de terrain. Le fait que l'enseignement de la sociologie ne se distingue pas explicitement de la philosophie explique en partie pourquoi la sociologie durkheimienne n'est pas parvenue à devenir une discipline universitaire autonome durant l'entre deux guerres. Ainsi, la création en 1924 de l'Institut Français de Sociologie qui dura jusqu'en 1962 n'était pas un lieu d'enseignement qui reflétait l'empirisme inhérent au programme « normalien » (Karady, 1976). Les initiateurs de l'institut le conçurent comme une « société savante exclusivement scientifique et fermée », un lieu de rencontre pour les chercheurs « sociologisants » de toutes les disciplines justifiant un lien avec

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la « science sociale » au sens large, définie comme la « science de l'homme vivant en société ». Ces éminents savants, spécialistes d'histoire ancienne, d'ethnologie ou de géographie humaine refusèrent de défendre et de s'engager dans la création d'un enseignement de la sociologie à l'université et d'écrire « ce grand manuel sociologique » que Marcel Mauss appelait de ses voeux (Karady, 1976). A cette époque, la génération de savants des années 30 (celle qui accède à un enseignement supérieur très élitiste) opérait ce que Dubar (2002) appelle « un discrédit intellectuel de la sociologie » et n'étaient nullement favorables à la reconnaissance d'un « métier de sociologue » qui justifierait la création de postes à l'université (Heilbron, 1986). A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la sociologie française apparaît faiblement institutionnalisée. Il n'existe que trois chaires de sociologie à l'université (Paris, Bordeaux et Strasbourg) et son enseignement reste encastré dans celui de la philosophie et est méconnu dans le paysage académique français. Même si les fondements d'une tradition scientifique de la sociologie sont posés, contrairement à d'autres pays (comme les Etats-Unis) la sociologie d'enquête n'est pas parvenue en France à s'émanciper par la conquête d'un espace autonome alors même qu'elle était partie prenante du projet des durkheimiens. Il faudra donc la refonder.

La période que les historiens qualifient de « refondation » s'est déroulée à la sortie de la guerre jusqu'à la création de la licence de sociologie en 1958. Beaucoup considèrent que l'institutionnalisation de la sociologie commence à prendre forme avec la création en 1946 du Centre d'études sociologiques (CES) au sein du CNRS4. Un centre dont Georges Gurvitch fut le fondateur et le premier directeur jusqu'en 1949. Comme le stipule Chenu (1998) au sein de ce centre, un corps de chercheurs pratique une sociologie empirique centrée sur l'observation et l'analyse des sociétés contemporaines. Une génération pionnière de chercheurs venue d'horizons divers se forme sur le tas et applique le travail de terrain, découvre le magnétophone, l'interprétation du Khi2, etc. (Tréanton, 1992). Henri Mendras (1995) a décrit le rôle décisif qu'a joué Georges Friedmann dans le développement du CES en allouant de grands domaines d'investigation tels que l'école, la ville, les loisirs, le travail, etc., à des jeunes chercheurs entreprenants. En parallèle, 1946 est aussi l'année de la création de la VIème section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) qui deviendra après 1968, l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS), dirigée par des historiens imprégnés de sociologie durkheimienne (Mazon, 1988). A côté de cela, les grandes enquêtes par questionnaire commencent à se mettre en place dans des instituts qui émergent à cette époque auxquels se référeront de nombreuses

4 Centre national de la recherche scientifique.

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publications sociologiques : l'INED5 (1945), l'INSEE6 (1946), le CREDOC7 (1953) ou encore l'IFOP8. En 1950, le CNRS se dote d'un comité national organisé en sections. De 1950 à 1957, la sociologie relève d'une section « sociologie et psychologie sociale ». Ainsi, 1950 marque pour la France la naissance de la première catégorie collective de sociologues professionnels estampillés comme tels (Chenu, 1998). Leur effectif reste cependant infime, Alain Chenu estime qu'ils ne sont pas plus d'une vingtaine en 1950 et d'une cinquantaine en 1958. A travers cette sociologie balbutiante au sein du CES émergent de nouveaux périodiques tels que les Cahiers internationaux de sociologie créés par Georges Gurvitch en 1946, une nouvelle série de l'Année sociologique en 1949 et les Archives de sociologie des religions en 1956. C'est aussi à cette époque qu'est créée l'Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), organisation d'envergure qui existe encore aujourd'hui.

Ainsi, pour Heilbron (1986) il est possible de commencer à parler de « professionnalisation » de la sociologie pour désigner cette discipline nouvelle, résolument tournée vers la compréhension du monde contemporain et fondée sur l'empirisme mais cependant, cloisonnée à l'organisation du CES. En effet, en ce qui concerne l'autonomisation universitaire et une formation ayant pour visée une pratique scientifique, l'enseignement de la sociologie conserve les caractéristiques dominantes qui étaient les siennes dans l'entre-deux-guerres : il ne s'est guère émancipé de la philosophie et les programmes expriment une conception livresque de la sociologie (Chenu, 1998). Par exemple, les sujets « de composition écrite » soumis aux étudiants du certificat de sociologie de la faculté des lettres de Paris de 1944 à 1950 témoignent de l'absence de références à la sociologie empirique. Par ailleurs, le nombre de chaires est encore très faible : deux à la Sorbonne, une à Strasbourg et une à Bordeaux. En somme, on peut donc schématiquement discerner deux secteurs institutionnels principaux dans la sociologie française de l'après-guerre. D'une part la recherche publique centrée sur le CNRS tournée vers l'enquête et l'observation du monde contemporain. D'autre part, un secteur académique, centré sur la Sorbonne, correspondant plus à un travail individuel de « scribe ». En somme, la genèse du modèle du sociologue scientifique semble prendre forme durant cette période. Cependant, d'autres faits historiques montrent que ce modèle ne fut pas le seul à être promu.

5 Institut national d'études démographiques.

6 Institut national des statistiques et des études économiques.

7 Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie.

8 Institut français d'opinion publique.

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En 1953, Georges Friedmann, Edgar Morin et Jean-René Tréanton présentent une communication à la réunion de Liège de l'International Sociological Association (ISA) intitulée : « Remarques sur les activités et responsabilités professionnelles des sociologues en France ». Ils y défendent l'idée que la sociologie doit se centrer sur « les problèmes économiques et sociaux du XXème siècle » et que ses recherches doivent être « orientées vers l'action pratique ». Comme le stipule Dubar (2002), ils plaident pour le développement d'une « recherche appliquée » comme celles effectuées par exemple au sein des « services d'études des entreprises et des administrations de l'Etat », et prennent l'INED comme modèle de référence afin de créer leurs propres instituts de recherche. Ils suggèrent la mise en place d'un enseignement résolument tourné vers cette recherche appliquée et une véritable « formation professionnelle » à la sociologie d'enquête. Ils insistent sur le fait que cette orientation repose sur la « garantie d'objectivité que sauront acquérir ces travaux » et que celle-ci implique que l'on ne puisse les soupçonner « de servir des idéologies ou des intérêts particuliers » (Friedmann, Morin, Treanton, 1953).

Ce texte est porteur d'une conception de la « professionnalisation » différente du modèle scientifique. Elle n'est pas sans rappeler les débats qui divisèrent les sociologues américains au moment de la grande crise de 1929 et du programme dirigé par Ogburn9. C'était la première fois dans l'histoire de la discipline qu'une association de sociologues (l'American Sociological Association) revendiquait le statut de « professionnel » pour ses membres, une reconnaissance juridique de son autonomie au nom des services rendus à la collectivité et de sa capacité à se doter d'un code de déontologie (sur le modèle des professions médicales). Cependant, pour Dubar (2002) les sociologues qui se disaient « critiques » considéraient que cette stratégie de professionnalisation ne reposait sur aucune pratique effective et enfermait le sociologue dans un rôle de « conseiller du prince » qu'ils ne souhaitaient pas tenir. Ce débat entre diverses conceptions épistémologiques et éthiques de la pratique sociologique est, depuis cet épisode, au coeur de la question de la « professionnalisation ». Pour Farrugia (1999), on voit à travers ces polémiques tournant autour de la professionnalisation naissante de la discipline se marquer une opposition franche entre le « savoir pur » et le « savoir appliqué ». De telle sorte que pour l'auteur, dans les années 50-60, on assiste à l'émergence de deux « idéaux-types » des conceptions et des pratiques. Le premier correspond aux sociologues « enquêteurs de terrain », posture qui deviendra progressivement le « métier de sociologue ». Le second, il le qualifie de « sociologue intervenant » appliquant une sociologie opérationnelle. La dualité de ces postures

9 A ce sujet, voir les interprétations de Heilbron (1986) et Chapoulie (2001).

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entraine pour Farrugia (1999) une crise de la sociologie : où l'unicité de la discipline est susceptible d'éclater ou de n'être au fond, qu'une illusion. A côté de cela, cette dichotomie typique de sociologues entraîne de nombreuses questions d'ordre épistémologique, moral et politique. Le sociologue peut-il être un « expert » au-dessus de la mêlée (des classes en lutte) ou est-il nécessairement lié à un point de vue (de classe) sur le social qu'il étudie ? Existe-t-il des règles déontologiques susceptibles de le prémunir de ses partis pris ? Ce qui avait divisé les sociologues aux Etats-Unis dans les années trente, commençait à agiter les sociologues français du CES dans les années cinquante (Chapoulie, 1992). Cependant faute de réflexions et de consensus suffisant sur ces interrogations, la question d'une formation ayant pour visée l'application des connaissances sociologiques ne pouvait être traitée.

Le texte de 1953 n'aura aucun prolongement concret en termes de professionnalisation. C'est aussi le cas des chercheurs du CES qui oeuvrent en parallèle d'une sociologie universitaire qui elle, semble avoir des préoccupations très différentes notamment parce qu'elle reste encastrée dans le cursus de philosophie. Il faudra attendre l'élection de Raymond Aron à la Sorbonne en 1957 pour que soit enfin créée, le 2 avril 1958, la licence de sociologie, autonome par rapport à celle de la philosophie. Une nouvelle étape de professionnalisation s'ouvre-t-elle pour la sociologie française ?

Institutionnalisation de la discipline : avènement de la figure du sociologue scientifique

Pour les historiens, cette période couvre les années 1958-1976. Nommé professeur à la Sorbonne en 1955, Raymond Aron est l'initiateur de la création de la licence de sociologie (1958). C'est à cette même année que l'intitulé des facultés de lettre prendra l'appellation de « faculté de lettres et de sciences humaines ». Pour Chenu (1998), sa création est à mettre en relation avec le contexte géopolitique - guerre froide, décolonisation - donnant lieu à de vifs débats qui se traduisent par un intérêt conséquent pour les sciences humaines. En 1966, la réforme « Fouchet » renforce le dispositif des enseignements avec la création d'un premier cycle de deux ans, « le diplôme universitaire d'études littéraires » (DUEL) qui deviendra par la suite le « diplôme d'études universitaires générales » (DEUG) comportant une mention « sociologie ». Progressivement, l'enseignement des sciences sociales se détache de l'économie. Le certificat « d'économie politique et sociale » qui était une composante obligatoire de la licence de 1958 devient optionnel. L'ancrage dans les facultés de lettres se

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renforce. La création de ces filières a des conséquences importantes sur le recrutement des enseignants de sociologie. Quantifié à une vingtaine d'enseignants en 1958, ce nombre atteint la centaine en 1968 et environ trois fois plus dix ans plus tard. En 1969 est créée au sein du Comité consultatif des universités (CCU) une section de sociologie qui marque son émancipation à l'égard de la philosophie, dix-neuf ans après qu'elle ait été constituée en section au CNRS. Durant la même année, au sein de ce centre, la sociologie se dissociera de la psychologie sociale pour former avec la démographie une section autonome. En parallèle, les effectifs du CNRS continuent de progresser. En 1964 on dénombre près d'une centaine de chercheurs affiliés à la section « sociologie et démographie ».

A côté de cela, la panoplie des revues s'élargit : Sociologie du travail est créée en 1959, la Revue française de sociologie, les Archives européennes de sociologie, Communications et Etudes rurales en 1960 et les Actes de la recherche en sciences sociales en 1975. Concernant le développement associatif, l'année 1962 est marquée par la création de la Société Française de sociologie (SFS) qui deviendra l'Association française de sociologie (AFS) en 2002. Les activités de cette association prennent de l'ampleur en 1966 lorsque la France accueille à Evian le congrès mondial de l'Association internationale de sociologie.

Au cours de cette période émerge à nouveau des préoccupations quant à la mise en place d'une qualification professionnelle au titre de sociologue. En 1964, Jean-René Tréanton, dans le cadre de la SFS propose la création d'un « diplôme d'expert » en sociologie. Car en parallèle, les psychologues, les démographes, les géographes se sont dotés de diplômes d'experts qui semblent attirer les étudiants. Un marché des contrats d'études et de recherche commence à se mettre en place, notamment sous l'impulsion de la nouvelle Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) créée par de Gaulle en 1959. Il est donc temps, selon les rédacteurs de mettre en place une formation « qualifiante » de sociologie qui soit sanctionnée par une certification. En effet, si l'on se fie aux déclarations du groupes d'étudiants de sociologie de l'université de Paris (GESUP) « la licence est un diplôme trompeur : l'enseignement est uniquement rhétorique et encyclopédique L...] il n'y a pas de formation à la recherche » (Heilbron, 1986). Les revendications de ces étudiants consistaient à introduire un stage, à alléger les programmes et d'être formé à la recherche empirique. Ces doléances allaient dans le sens des voeux formulés par Morin, Friedmann et Tréanton en 1953. Mais elles étaient difficilement compatibles avec les structures des facultés de lettres de l'époque. En tout cas, la proposition de Tréanton de 1964 sera accueillie avec une indifférence polie (Drouard, 1982 ; Heilbron, 1986 ; Dubar, 2002). Pourtant l'interrogation quant aux débouchés est ouverte et

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devient une préoccupation importante pour les sociologues à l'image d'Alain Touraine qui, soucieux de cette question déclarait en 1965 : « la sociologie ne peut se développer que si elle devient une profession, si elle représente un ensemble de connaissances créées, transmises et utilisées ».

Alain Chenu (1999) précise cependant qu'en France, en termes de débouchés, l'effort s'est principalement porté vers le développement de la recherche sociologique. Choix selon lui très raisonnable, mais qui aboutirait à des conséquences irrationnelles si l'on croyait possible d'assurer le progrès de la recherche sans renforcer en même temps l'enseignement et sans « créer de débouchés autres que la recherche et l'enseignement eux-mêmes » (Granai, 1965). En somme, même si la SFS affiche explicitement sa volonté de contribuer à la constitution « d'une véritable profession de sociologue » (Revue française de sociologie, 1963, p. 63-64), elle reste très divisée sur la conception même de la pratique du métier et sur sa signification éthique et politique. Pour Dubar (2002), le contexte de l'époque incite beaucoup de sociologues à « choisir leur camp » entre celui des directions d'entreprise ou de l'Etat et celui des syndicats, de la classe ouvrière et des organisations « révolutionnaires ». Entre une pratique « militante » de la sociologie, dénonciatrice de la domination économique ou symbolique, et une pratique d'expertise, au service des décideurs, la conciliation paraît impossible. L'épisode des journées d'octobre de 1965 est révélateur de cette césure interne à la sociologie. La publication, sous le titre Tendances et volontés de la société française, des Actes de cette journée a suscité une polémique : les communications trop « critiques » n'ont pas été publiées et les justifications données paraissaient peu convaincantes. Les sociologues concernés quittent la SFS dénonçant un parti pris pour une sociologie « conseillère du Prince » interprétant leur censure comme un coup de force idéologique destiné à faire prévaloir une conception « experte » de la recherche sociologique10. Alors que pour Heilbron (1986), cela correspondait à une stratégie de « mimo-professionnalisation » : un discours à usage externe de présentation et de représentation d'une sociologie pseudo-professionnelle. Cette stratégie ne survivra pas à l'explosion de mai 1968.

Mai 68 va dévoiler et accentuer la coupure précédente entre sociologie « militante » et « intervenante ». L'image de la sociologie comme « discipline agitée et agitatrice » date de cette époque (Chenu, 1998). En 1968, le mot « sociologie » qui n'était que faiblement démocratisé en dehors du monde universitaire passe dans le langage commun à la suite de rôles importants que tinrent certains étudiants de Nanterre dans le déclenchement des « événements de Mai ».

10 Voir M. Pollack (1976).

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Quant aux enseignants, ils sont profondément divisés et quand la carte universitaire qui se dessine après Mai 68, consacre l'éclatement de la faculté de lettres et des sciences humaines de Paris, la redistribution des enseignants dans les nouveaux départements de sociologie entraîne des clivages à la fois politiques et scientifiques. Cela conduit à une absence de consensus sur le sens que doit prendre la pratique sociologique et d'une réflexion sur ses modes de formation et les manières de penser la didactique. Dubar (2002) précise cependant que, même si la sociologie est profondément divisée, son institutionnalisation progresse et sa reconnaissance se fait de plus en plus sentir.

En 1970, l'enseignement secondaire s'ouvre aux « sciences économiques et sociales » (SES) qui accèdent à un niveau de reconnaissance auparavant réservé aux sciences et aux humanités classiques (Chenu, 1999). Sociologie et économie sont les deux composantes majeures de ces enseignements, marqués par une ouverture interdisciplinaire. Cependant, le terme de « sociologie », à la différence de celui d'« économie » n'apparaît ni dans les intitulés définissant les matières au programme des classes de second cycle des lycées, ni dans ceux des concours de l'enseignement. Par ailleurs, la place de la sociologie dans ces filières est à pondérer avec le profil des enseignants recrutés dont les premières générations reflétaient majoritairement des titulaires de diplômes de sciences économiques (Beaud, 1997). Malgré cela, il faut considérer que l'entrée des sciences sociales au secondaire par la création du CAPES et de l'agrégation en 1976 marque l'achèvement de l'institutionnalisation de la discipline (Dubar, 2002). Certes, la sociologie apparaît profondément divisée « idéologiquement » mais elle se différencie désormais clairement de la philosophie sociale (sauf dans quelques bastions irréductibles). L'institutionnalisation de la discipline et sa reconnaissance est marquée par une augmentation conséquente du nombre de sociologues : 300 enseignants-chercheurs en 1978, 148 chercheurs CNRS en 1976 mais aussi plus de 600 « chercheurs hors statuts » selon le recensement de syndicats en 1976 (Dubar, 2002) dont les

études sont financées par des organismes publics (DGRST,
CORDES11,MRU12,CAF13,MIRE14) dotés d'une « enveloppe recherche ». Cependant la durée de vie des cabinets d'études sociologiques est souvent brève, beaucoup de leurs membres se tournent à terme vers l'université et le CNRS pour trouver un emploi stable (Chenu, 1998).

11 Comité d'organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social.

12 Mission de la recherche urbaine.

13 Caisse nationale des allocations familiale.

14 Mission information recherche expérimentale.

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En définitive, en une vingtaine d'années s'est donc constitué un vaste ensemble d'institutions au travers desquelles la sociologie a acquis en France une assisse sans précédent et qui ne connaîtra plus de bouleversements importants exceptée la création des DESS (diplômes d'études supérieurs spécialisés) dans la période suivante. Une vraie culture professionnelle de la recherche de terrain se construit, au-delà parfois des clivages « militant » et « intervenant ». Quels furent les débouchés pour les étudiants ? Chenu (1998) montre que les premières générations de diplômés ont aisément obtenu des emplois de cadre dans le monde académique et en dehors de celui-ci. Par exemple, au cours des années soixante, les instances de planification urbaine et d'aménagement du territoire drainent beaucoup de diplômés sociologues. En 1971, la loi sur la formation continue a suscité l'émergence d'organismes de formation à l'animation desquels les sociologues ont largement concouru. C'est au cours de cette période que s'ouvrent des formations à la recherche ancrées dans des laboratoires préparant les étudiants à pratiquer des interventions sociologiques comme le Centre de sociologie des organisations de Michel Crozier ou du Laboratoire de sociologie du changement institutionnel de Renaud Sainsaulieu. Au cours de cette période les sociologues français apprennent à reconnaître leur diversité sans que cette prise de conscience n'implique, comme d'autres disciplines voisines, un éclatement total (Dubar, 2002). Les clivages observés au sein de la discipline tendent progressivement à s'estomper et le climat semble plus propice pour envisager un exercice « praticien » à partir d'une pratique contractuelle en plein essor. Même si aucune forme d'organisation tendant à promouvoir un exercice « professionnel » de sociologue en dehors du champ académique ne s'est dessinée. En définitive, cette période historique a été particulièrement importante pour la sociologie car elle a abouti à une « heureuse symbiose » entre « métier » et « profession » autour de la figure du chercheur scientifique dont l'essence du métier consiste à mener une enquête de terrain avec rigueur (Sainsaulieu, 1999). L'affirmation de cette quête professionnelle est à rattacher fortement à l'ouvrage Le métier de sociologue (Bourdieu, Passeron et Chamboredon, 1968). Développer au CNRS, puis à l'EHESS, cette position professionnelle a été reconnue autour de la qualité d'un véritable métier de chercheur qui maintenant encore, éclaire et soutient par ses valeurs et ses méthodes tout travail sociologique.

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L'intégration des « hors-statuts » et l'université de masse : l'enseignement comme débouché principal.

La présente partie sera consacrée à retracer la période historique couvrant les années 1976-1998. L'année 1976 (création de l'agrégation des sciences sociales) n'est ici qu'un repère historique parmi d'autres. Il faut concevoir la transition de la période précédente à celle-ci comme progressive. En termes de développement, la professionnalisation de la discipline va être marquée par deux événements qui d'apparence, n'ont aucune relation mais vont avoir des effets importants. Le premier, relaté par Dubar (2002) correspond à l'intégration de tous les « hors statuts » ayant travaillé un certain nombre d'heures au CNRS sur « l'enveloppe recherche » durant l'année 1974. Cette résolution augmenta significativement les effectifs de sociologues du CNRS de 148 en 1976 à 320 en 1982 ce qui, pour Dubar (2002) entrava l'élan de « professionnalisation » entamé dans les périodes précédentes : « En effet, dès lors que les « sociologues professionnels » pouvaient se retrouver fonctionnaires grâce à la titularisation des agents CNRS (ce qui fut fait en 1983) dans un laboratoire de recherche (soit comme chargés de recherche, soit comme ingénieurs de recherche, selon des critères parfois douteux), la dynamique de constitution et de reconnaissance d'une « profession » de sociologue susceptible de se doter d'un cursus de formation spécifique se trouva durablement bloquée. Les crédits publics de recherche se mirent à décroître alors même que le recrutement des universités était au plus bas. Le nombre de thèses de sociologie se mit à diminuer dangereusement : 205 en 1979 (dont la moitié d'étrangers), 170 en 1985, 94 en 1988 (dont 40 % d'étrangers). La sociologie était en train de devenir une discipline en déclin, repliée sur elle-même, ses membres à l'université ou au CNRS, vieillissant sur place sans formation efficace de la jeune génération » (Dubar in Lahire, 2002 : 108).

Le second événement correspond à la réforme Chevènement de 1984 avec pour intention de conduire 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat en l'an 2000. Une part importante d'élèves en provenance du secondaire (Bac généraux, techniques et professionnels) qui ne put entrer dans les formations courtes (JUT, filières du travail social) s'orienta massivement vers les filières jugées les moins exigeantes comme le DEUG de sociologie. A titre d'exemple, les données d'Odile Piriou (2006) montrent que vers 1975, environ 500 diplômes de premier cycle étaient délivrés annuellement et on estime ce chiffre à 3500 en 1995. Ainsi, les cursus de sociologie durent accueillir une masse d'étudiants qui ne se destinaient pas à devenir sociologues. Selon Chenu (1999), nombreux sont les enseignants à être soucieux des inégalités

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sociales et du rôle de l'école dans leur pérennité qui voulaient participer à la construction d'une société plus juste en accueillant avec leurs faibles moyens des catégories de personnes exclues naguère des universités et aujourd'hui rejetées par d'autres disciplines. Mais aussi parce que d'un point de vue objectif, les créations d'emplois d'enseignants à l'académie sont, depuis plusieurs décennies commandées par l'évolution des effectifs étudiants. De telle sorte que, le nombre de docteurs en sociologie se mit de nouveau à croître après 1989 (à la suite d'une politique volontariste15) ainsi que les offres de postes de maître de conférences dans les facultés : de 10 à 15 postes à la fin des années quatre-vingt on en dénombrait entre 35 et 40 à la fin des années quatre-vingt-dix (Chapoulie et Dubar, 1992). Ainsi, de 1983 à 1999, l'effectif des enseignants-chercheurs titulaires de sociologie et de démographie passait de 154 à 660 (Chenu, 1999 ; Dubar, 2002). Autour des années 2000, Dubar (2002) estime qu'un tiers environ des docteurs en sociologie trouvait un emploi de fonctionnaire à l'université, au CNRS (très peu) ou dans les grands organismes publics (INED, INSEE, CEREQ, IRD, INRA, etc.). Si l'on s'intéresse aux débouchés, il est très difficile de caractériser le devenir professionnel des diplômés de sociologie (Chenu, 1998). Il existe quelques études comme celle de Piriou (1999) qui montraient que le seul diplôme qui conduit à un débouché bien identifié est la thèse : sur 69 docteurs de 1984-85, 33 sont devenus enseignants du supérieur ou chercheurs en 1991. D'autres études comme celle de Martinelli (1994) précisent que le panel d'activités occupées en dehors de l'enseignement est tellement large qu'il est impossible de discerner des débouchés types en dehors de maître d'école (27 % des répondants ayant un emploi) et les professions du travail social (10 % des répondants ayant un emploi). Cependant, le taux de certifiés de sociologie qui deviennent enseignant dans le secondaire semble infime. Le concours de l'agrégation de sciences sociales entraîne majoritairement un recrutement des diplômés de sciences économiques, de sciences politiques et des normaliens (Beaud, 1997). Selon l'étude de Martinelli (1994), les détenteurs d'un second cycle de sociologie ayant réussi au concours de recrutement de l'enseignement secondaire sont rares. Même si la sociologie est une composante importante des programmes de SES, les concours qui conduisent à leur enseignement ne permettent pas aux étudiants qui ont eu un parcours « unidisciplinaire » (sociologie seule) d'avoir des chances significatives de réussir à ces concours. Même si l'insertion professionnelle dans le secondaire est à modérer, l'enseignement semble être le débouché principal des études de sociologie. Les cycles les plus bas (DEUG, licence et maîtrise) conduisant à l'enseignement primaire et la thèse à l'enseignement supérieur. Pour certains, cela justifie la conception que la

15 Thèse préparée dans des laboratoires et financée par des allocations de recherche.

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discipline entre dans une nouvelle étape professionnalisante (Piriou, 1999) différente de celle observée dans la période précédente. C'est dans ce contexte qu'est créée sous l'impulsion de Catherine Paradeise et de Pierre Tripier l'Association des sociologues de l'enseignement supérieur (ASES) en 1989 pour défendre et promouvoir l'enseignement de la discipline à l'université.

Même si en dehors de l'enseignement les débouchés sont obscurs, dès les années 80 des travaux montrent qu'il existe des activités liées à l'application d'un savoir sociologique corrélées à des demandes adressées aux sciences humaines (Montlibert, 1982). A la fin des années 90 des recherches sont conduites dans une intention de démontrer à la discipline qu'une application des connaissances sociologiques existe (Legrand et Vrancken, 1997). D'autres enquêtes relatent même que des formes d'« interventionnisme scientifique » menées par des universitaires sont fréquentes et même anciennes (Houdeville, 2007). Par ailleurs, la sociologie s'est trouvée présente dans nombre de DESS16 pluridisciplinaires créés au long des années 1990. Bien que ces diplômes forment une nébuleuse de formations, ils suscitent de nombreuses candidatures d'étudiants et constituent un espace de relations pour les sociologues universitaires et professionnels intéressés par les sciences sociales (Chenu, 2002). Ces DESS, dont la création constitue dans le champ des enseignements universitaires de sociologie une innovation institutionnelle, se répartissent en quatre domaines d'activités : sociologie des organisations, sociologie urbaine et du « développement local », sociologie des politiques sociales, sociologie de la culture. Pour Chenu (2002), l'augmentation des demandes d'inscription en DESS témoigne d'une aspiration des étudiants à une plus forte professionnalisation de la sociologie même si le paysage de ces formations est lacunaire et que sa lisibilité reste faible et cloisonnée à quelques marchés (sociologie des organisations dans les grandes entreprises, le marketing et la sociologie urbaine).

Bien que des enseignants de sociologie soient sensibles à ces aspirations, ils sont peu nombreux à avoir les capacités permettant d'y répondre. D'autant plus que ces formes « d'applications » de la connaissance sociologique restent peu visibles et peu connues. Par conséquent, beaucoup considèrent que ces activités ne débouchent pas sur des filières d'emplois de type « sociologique » : une relative invisibilité des correspondances entre demandes d'applications du savoir et l'occupation d'emplois s'installe. Un fatalisme quant à cette question s'est implanté face au constat d'une absence de professionnalisation et de « métiérisation »

16 Diplôme d'études supérieures spécialisées.

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(Piriou, 2006). Alors que pour Chenu (1999 : 47) « évoquer la professionnalisation, l'organisation de débouchés hors de l'enseignement et de la recherche, apparaît comme un impératif moral, même si l'on connaît mal ces débouchés ». Des travaux se sont penchés sur cette question et montrent que depuis les années 80 et 90, on a vu de nombreux diplômés de sociologie occuper des positions professionnelles en dehors du monde universitaire, dans les entreprises, administrations, collectivités locales, syndicats, instituts de sondage... Il est possible pour ces auteurs d'objectiver ce phénomène qu'ils qualifient de « tournant praticien » depuis les années 2000.

La thèse d'un tournant praticien

L'utilisation du terme « tournant » pour décrire un changement significatif d'une dynamique de professionnalisation nous semble appropriée car elle conforte notre conception que ce n'est pas un mouvement linéaire et régulier. En cela, il est relativement admis en sociologie des professions que les disciplines oscillent entre des inclinaisons et des orientations théoriques ou pratiques, que leur insertion dans la société passe soit par l'enseignement et la vulgarisation scientifique soit par des applications très directes sur des marchés du travail extérieurs au secteur académique, à des clientèles externes, se traduisant par des nouveaux profils de professionnels. Il est tout à fait possible d'envisager qu'une même discipline dans sa professionnalisation ne tend pas inévitablement vers un modèle professionnel unique, décidé une fois pour toutes (Hughes, 1971). Ainsi, derrière le mot « tournant », il ne faut pas percevoir une évolution relevant d'un degré atteint « en plus », acquis à travers une professionnalisation uniforme mais l'émergence d'un nouveau modèle de métier de sociologue qui se démarque des anciens (humaniste et scientifique).

Dans un article publié en 2006, Odile Piriou stipule que la thèse d'un tournant « praticien17 » peut être corroborée par l'étude de l'évolution du devenir professionnel des diplômés de sociologie depuis les années 2000. Pour ce faire, l'auteure a analysé des données statistiques au niveau national, d'insertion et de parcours professionnels de cohortes de diplômés de sociologie. Les données traitées par l'auteure étaient issues de fichiers et d'enquête de la DEP18, du CEREQ19 et de ses propres recherches sur les diplômés de sociologie et les

17 Le terme « praticien » désigne les diplômés de haut niveau en sociologie (niveau Master, DEA, DESS, doctorat) qui utilisent les connaissances de sociologie, en dehors de l'Université et de la recherche publique (CNRS, INSERM, INRA,...).

18 Direction des études, de la prospective et de la performance.

19 Centre d'études et de recherches sur les qualifications.

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sociologues en exercice (DEP, 2006 ; CEREQ, 2001 ; Piriou, 2006). L'auteure traite de la question large du « devenir professionnel » à travers 3 indicateurs : les flux de production des certifiés, les débouchés dans les deux grands secteurs d'emploi (académique et praticien) et ce que Hughes (1971) a appelé les contreparties socioéconomiques de l'engagement dans les études (taux de chômage, accès au statut de « cadre » et de rémunération). Par ailleurs, Piriou insiste bien sur le fait que le tournant praticien est à rattacher à un contexte de réformes qui touche l'ensemble des sciences humaines qu'il convient de prendre en compte.

Pour l'auteure, la dynamique de production de titres est un indicateur de bonne ou de mauvaise « santé » d'une profession et son engagement dans un processus collectif de professionnalisation. A partir des données statistiques récupérées auprès de la DEP, Piriou montre que de 1980 à 2006, le total de diplômés de sociologie a été multiplié par 7 : en 1980 on dénombrait 23 000 certifiés (tous diplômes confondus) et en 2006 plus de 160 000. Par ailleurs, selon ces mêmes données, si on s'intéresse aux hauts diplômés de sociologie, on dénombre depuis 1980 plus de 21 000 certifiés niveau Master et 4244 docteurs de sociologie. Comme le souligne Piriou, le problème des emplois académiques en sociologie est central. L'établissement d'un corps professionnel de chercheurs et d'enseignants est un élément essentiel pour une profession qui défend sa vocation scientifique. Mais pour Piriou (2006), prendre le segment académique comme modèle d'exercice et d'identification professionnelle pour définir le métier du sociologue conduit à un paradoxe : un fossé entre la manière dont la discipline socialise ses étudiants et la réalité des débouchés professionnels. La plupart des docteurs en sociologie (et par la même l'ensemble des sortants d'un Master) ne sont pas et ne seront pas des sociologues universitaires ou des chercheurs. Les contraintes qui pèsent sur la professionnalisation scientifique de la sociologie sont à croiser avec les flux d'offres d'embauches dans le secteur académique (historiquement au coeur de sa professionnalisation). Selon les données mises en avant par Piriou, en moyenne 150 thèses sont produites par an en sociologie, depuis 2000. La grande majorité des détenteurs d'une thèse, 70 % environ, espère entrer dans le secteur de la sociologie « académique » (CEREQ, 2001 ; Piriou 1999). Or, celui-ci offre seulement en moyenne 45 postes de jeunes chercheurs par an depuis 2000. De ce fait et au mieux, un tiers seulement des docteurs trouveront un poste dans la recherche. De telle sorte que, les deux tiers des thésards doivent chaque année postuler à un emploi en dehors du secteur académique ce qui au passage, est le cas de la totalité des sortants d'un master de sociologie (soit en moyenne 1498 diplômés depuis les années 2000). En termes d'opportunités d'obtenir

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un emploi stable, la part du secteur académique est donc faible en France et risque de l'être encore plus à l'avenir (Piriou, 2006).

D'autres données analysées par l'auteure permettent d'entrevoir les secteurs d'activités des diplômés de sociologie. Longtemps, la discipline a été représentée comme fortement professionnalisée dans le secteur public (Chenu, 2002). Or, la faible représentativité du secteur académique dans les débouchés des sociologues fait écho plus largement à une faible représentation dans le secteur public. Odile Piriou, montre à partir d'un corpus de plus de 3000 diplômés (tous diplômes confondus) que 37 % des certifiés oeuvrent professionnellement dans le secteur public et que le secteur privé couvre 63 % des emplois occupés. Au sein de ces deux secteurs d'emplois, l'auteure estime à 46 % le pourcentage d'emplois de sociologues20, c'est à dire des activités où les diplômés peuvent mettre en pratique leurs savoirs, voire mettre en oeuvre une pratique de sociologue. Parmi ces emplois, la part de l'université et de la recherche représente 14 % tandis que le marché du travail que l'on qualifie de « praticien », 86 %. Pour l'auteure, ce secteur privé, qui recrute des diplômés de sociologie peut constituer un espace professionnel où peuvent être élargies les palettes d'activités du sociologue ainsi que les positions à partir desquelles est produite et diffusée la connaissance sociologique. Pour éclaircir les horizons professionnels de l'activité des praticiens, Piriou (2008) s'est intéressée aux formations de sociologie, à leur dénombrement, leurs orientations (professionnelle ou recherche) et à leurs intitulés.

En analysant un recensement de la DEP, l'auteure montre que le nombre de Masters de sociologie s'estime à 123. Parmi ces formations, 59 sont reconnues comme Masters dits « professionnels », 43 comme Masters Recherche et 23 sont identifiées « indifférenciées ». La majorité de ces formations porte l'intitulé de « sociologie » qui est cependant, complété par une spécialisation rattachée à un domaine qui peut indirectement renseigner sur les milieux susceptibles de recruter des diplômés de sociologie. Parmi ces secteurs, on retrouve le domaine du développement (local, urbain et économique), la spécialisation « politique » (sociaux, culturels, migrations, etc.) et le domaine du travail et des organisations. Certaines études (Legrand et al., 1997 ; Piriou 2006) montrent que les Masters de sociologie peuvent déboucher sur des fonctions d'experts ou d'expertise, de management, d'ingénierie, de médiation, d'intervention, d'évaluation, de formation, de management... Même si les intitulés de Masters sont utiles pour cerner une relation entre la formation de sociologie et les secteurs d'activités

20 Estimation basée sur une autre de ses enquêtes de 2006.

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vers lesquels oeuvrent les sociologues, la question des pratiques de ces professionnels reste encore trouble. D'autant plus que, les intitulés administratifs les plus couramment utilisés peuvent sembler abscons et informent peu sur les pratiques qu'ils recouvrent, notamment celles que l'on pourrait relier à la praxis sociologique. Les intitulés classiques d'emplois comme ceux de chargés d'études de mission, de projet, de cadres administratifs, cadres RH, etc. mériteraient d'être analysés, non pas seulement pour les personnes, les activités et les responsabilités qu'elles incluent mais aussi pour s'intéresser aux éléments sociologiques réaménagés dans leurs emplois. Lien qui peut facilement être occulté par l'ancrage des praticiens dans leur milieu professionnel.

Le travail d'Odile Piriou permet d'objectiver la question du « tournant praticien » et de montrer que le panel des perspectives professionnelles en lien avec les études de sociologie est sans doute plus large et complexe qu'il n'y parait. Il est possible qu'aujourd'hui, on ne puisse plus affirmer que l'activité de recherche ou de l'enseignement soient les seuls débouchés existants. Par ailleurs, il semblerait que la reconnaissance d'une sociologie praticienne se fasse de plus en plus sentir au sein de la discipline si l'on prend comme indice par exemple, la création de l'Association professionnelle des sociologues d'entreprise (APSE) en 1999 et de sa revue « Sociologies pratiques », abritée par les PUF, classée parmi les revues de rang A par le CNRS en 2008 ou encore de la création du Comité d'action de la sociologie professionnelle (CASP) au sein de l'AFS.

Pour conclure sur cette partie historique, l'examen des modes par lesquels la sociologie s'est professionnalisée nous a conduit à observer un triple mouvement. Le premier peut être relevé dans les années soixante pendant lesquelles la sociologie tend à s'organiser à l'université et au CNRS. On observe alors la promotion de deux types de modèles que l'on retrouve dans toutes les disciplines académiques : une tendance fondamentale et une tendance appliquée. L'histoire montre que la sociologie s'est plutôt orientée vers cette première tendance. Celle-ci va s'affirmer et se consolider avec les événements de Mai 68 où l'équilibre entre les deux tensions semble friable. Les sociologues ne rompent pas leurs relations avec les clientèles extérieures mais la sociologie restreint son développement au milieu scientifique. Il ne faut pas pour autant conclure à une non-professionnalisation de la sociologie. Celle-ci a bien eu lieu mais essentiellement à travers le modèle de la science. Le dernier mouvement correspond à la période 80-90 (fin années 90) où les débats sur l'équilibre apparemment rompu entre la tension théorique et pratique réapparaissaient. Ces discussions soulignent généralement la nécessité de réduire l'écart existant entre le modèle de métier diffusé et la réalité des débouchés des diplômés

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ainsi que l'existence d'une sociologie dite « praticienne ». Cette question est réaccentuée par la création des DESS qui se multiplient et comme le montre Odile Piriou (2008), la population des diplômés formée au plus haut niveau d'étude augmente bien plus rapidement et en plus grand nombre que les postes offerts à l'Université ou au CNRS. De telle sorte que, de plus en plus de diplômés qui exercent hors de l'académie aspirent à faire reconnaître l'ancrage de leurs pratiques dans la discipline et à un élargissement de l'organisation de la profession (Piriou, 1999). Être ou ne pas être sociologue, telle est l'une des questions centrales que nous souhaitons soulever dans le cadre de ce travail. Mais pas seulement, l'éventualité d'un tel virage soulève de nombreuses interrogations relatives à la clarification des débouchés professionnels, des pratiques et de la relation de ces diplômés avec leur discipline.

Que deviennent-ils après leurs études ? Emergent-ils de nouveaux profils d'emplois pour ces diplômés de sociologie ? Quel est leur rapport à leur discipline ? Est-il modulé par leurs expériences sociales et professionnelles ? Est-ce que ces agents se sentent légitimes à s'identifier comme sociologue ? Comment cette légitimité s'affirme-t-elle différemment à travers différents cursus ?

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