Chapitre 1 : Construction de l'objet
1. Sociologie de la sociologie et de ses publics
Dans la lignée des recommandations de Bourdieu qui
exhorte les sociologues à investir les arcanes de la sociologie, un
article de Gérard Mauger (1999), intitulé Pour une sociologie
de la sociologie : Notes pour une recherche retranscrit bien, d'une
certaine manière, une préoccupation partagée des
sociologues quant à l'objectivation de leurs propres pratiques. Dans ces
lignes, l'auteur effectue une ébauche d'un travail de sociologie de la
sociologie et exhorte la communauté des sociologues à investir ce
champ. Mauger énumère de nombreux enjeux et intérêts
scientifiques qu'induirait une telle démarche. Premièrement, par
« sociologie de la sociologie » il faut entendre un travail
d'objectivation de l'activité des sociologues, de leurs trajectoires, de
leurs ressources, de leurs positions dans le champ, etc. Tout cela pour
objectiver les dispositions qui orientent les chercheurs dans leurs choix
théoriques et méthodologiques, etc. En ce sens, une telle
approche conduit le sociologue à envisager l'éventualité
que : « les débats internes à la Sociologie ne soient le
plus souvent qu'une projection dans « l'espace des idées » de
l'espace des positions indexées par les trajectoires qui y mènent
(c'est-à-dire aussi par les dispositions des agents qui les occupent),
définies par la distribution du « capital scientifique »L...J
».
Un autre intérêt de la sociologie de la
sociologie tient au fait qu'elle questionne le lien entre la pratique
sociologique et le politique. Pour Mauger, schématiquement, on peut
rendre compte de l'impact de cette relation par l'examen de trois pôles
de positionnements sociologiques : l'expertise, l'engagement et l'autonomie.
L'auteur invite les chercheurs à se pencher sur les
spécificités de ces postures et des personnes qui les occupent.
Il s'agit d'étudier le rapport que les sociologues entretiennent avec
ces différents pôles en fonction de leur position dans le champ et
des trajectoires qui les y ont conduits. Cela revient à interroger les
conditions institutionnelles de l'exercice du métier et les divisions
internes qu'elles engendrent.
Pour l'auteur, l'examen de la morphologie du champ implique
parallèlement de traiter la question du recrutement social des
sociologues : l'origine sociale, les trajectoires scolaires qui y conduisent
(titres & capitaux scolaires), les déterminants du choix du
métier (les « vocations ») ainsi que les procédures et
les flux de recrutement. Tout cela, en questionnant les
13
critères légitimes par lesquels le métier
est défini tout en interrogeant sa construction dans sa dimension
historique. Même si l'article de Gérard Mauger a le mérite
de poser finement les bases d'un programme d'une métasociologie, on
n'observe pas une production foisonnante de recherches s'inscrivant dans ce
champ d'études.
Un état des lieux du champ nous a conduit à
constater que les travaux majeurs s'inscrivant dans notre domaine sont rares et
pour la plupart déjà anciens. Pour ce travail, nous avons
répertorié 4 ouvrages importants. Le premier correspond au
Métier de sociologue en France depuis 1945 de Gérard
Houdeville (2007) dans lequel l'auteur s'attache à examiner l'ensemble
des institutions et des pratiques qui définissent la sociologie comme
discipline universitaire. Le second, auquel on doit l'ouverture du champ, est
le livre Homoacademicus de Pierre Bourdieu (1984) dans lequel,
l'auteur analyse la structure du champ universitaire, ses lois de
fonctionnement et les transformations dont elle fait l'objet. Le
troisième est celui de Jean Philippe Bouilloud (2009) intitulé
Devenir sociologue dans lequel, à travers le prisme d'une
sociologie clinique et de l'étude de récits autobiographiques,
l'auteur réinscrit les choix théoriques de 27 sociologues dans
leur parcours de vie. Enfin, le dernier ouvrage est celui d'Odile Piriou
intitulé La sociologie des sociologues (1999) dans lequel
l'auteure s'attache à démontrer que la sociologie s'est
professionnalisée en se conformant au modèle de la science ce qui
n'est pas sans incidence sur la formation, la définition du
métier, sur l'accès à l'emploi et au titre universitaire.
Cet ouvrage est de loin le plus important pour nous car il pose les bases de
notre ancrage paradigmatique à travers un courant de pensée que
l'on qualifie de « sociologie des professions ».
La sociologie des professions
Dans un manuel consacré à la sociologie des
professions, Dubar, Tripier et Boussard (2011) précisent que ce courant
est issu du fruit de travaux de la Sociology of the Professions dans
laquelle les termes anglais profession, occupation, expertise,
competence occupent une place essentielle et possèdent cependant
des sens très différents de leurs homonymes français.
Même s'il y a un manque de vocabulaire unifié qui engendre des
malentendus, il est possible pour les auteurs de se fédérer
autour de notions essentielles.
Premièrement, d'un point de vue terminologique, le mot
« professer » a à voir avec celui du terme anglais
calling (vocation) ou du terme allemand Beruf (à la fois
le sens de l'activité et
14
le chemin vocationnel) utilisé par Max Weber (1904). Ce
courant étudie les intérêts d'ordre ethico-culturel que les
individus cherchent à satisfaire. Elles sont des formes historiquement
situées d'accomplissement de soi, des cadres d'identification subjective
et d'expression de valeurs d'ordre éthique. Par ailleurs, il faut
entendre par profession l'occupation par laquelle on gagne sa vie. Elle est en
ce sens l'activité qui apporte la subsistance grâce à un
revenu économique. En cela, pas de grandes différences avec les
concepts de « métier » ou de « travail ». A ceci
près que la profession renvoie aussi à un groupe de personnes
exerçant un même métier. De telle façon qu'il faut
concevoir le terme de profession comme proche du mot « corporation
» ou de « groupes professionnels ». Ainsi,
appartenir à ces groupes relève pour les agents d'un enjeu
politique car les professions représentent des formes historiques
d'organisations sociales, de catégorisation d'activités de
travail inséparables de la question des rapports entre l'Etat et les
individus, ce que l'on qualifie traditionnellement depuis Durkheim de «
groupes intermédiaires ». Enfin, à travers les professions
se jouent des enjeux d'ordre économiques et symboliques puisqu'elles
sont des formes historiques de coalition d'agents qui défendent leurs
intérêts. Pour ce faire, elles essayent de maintenir un
cloisonnement de leur marché du travail, un monopole pour leurs
activités, leurs clientèles et la reconnaissance de leur
expertise. Pour cela, les professions opèrent un recrutement
sélectif des entrants et une transmission réglementée du
métier.
Ainsi pour les auteurs de la Sociologie des professions
ce courant de pensée se dote d'un triple objet : l'organisation
sociale des activités professionnelles, la signification subjective de
celles-ci et les modes de structuration des marchés du travail. Par
conséquent c'est une discipline transversale, elle recoupe partiellement
les objets d'une sociologie du travail et ceux d'une sociologie des
organisations tout en s'inscrivant dans une sociologie de l'éducation
(par l'étude des formations professionnelles) et des sociologies
politiques et religieuses (intérêt pour les croyances
professionnelles).
Même s'il est possible de s'accorder sur les objets qui
« passent à la loupe » de ce courant sociologique il n'existe
aucun modèle universel de ce que doit être une profession et pas
de définition scientifique univoque de ce qu'est un groupe
professionnel. Aujourd'hui, on assiste à un pluralisme conséquent
de modèles théoriques : fonctionnaliste, interactionniste,
néo-marxiste, néo-wébérien... Tous ne se posent pas
les mêmes questions, ne découpent pas le même type de
données. En ce sens, il n'existe pas une sociologie des professions mais
des approches sociologiques des groupes professionnels dans des acceptions
variables. C'est pourquoi, penser la sociologie à travers ces types
d'approches nécessite des clarifications,
15
concernant notamment les concepts théoriques
employés pour penser notre objet comme une profession et non plus
seulement comme un métier.
La sociologie : métier ou profession ? Une prise de
position autour du concept de professionnalisation.
Si certains auteurs prétendent que l'étude des
groupes professionnels est peu démocratisée en France, ce constat
est d'autant plus vrai lorsque l'on se penche sur les études qui ont
analysé la sociologie comme une profession. Il existe quelques rares
travaux mais Odile Piriou (1999) stipule qu'ils prennent souvent la forme d'une
défense d'une sociologie scientifique ou à l'inverse,
appliquée. Loin de nous l'idée de prendre parti dans ce travail,
nous formulons cependant l'ambition d'adopter une posture où l'on
considère la sociologie non plus exclusivement comme un métier
mais une profession. Ces deux termes sont fortement polysémiques et
rendent leur interprétation et leur usage très délicat, ce
qui exige de notre part d'exposer les acceptions qu'ils recouvrent et pour
lesquelles nous avons opté. Ce positionnement vis-à-vis des
termes « métier » et « profession » doit être
entendu dans le sens donné par la Sociologie des Professions de
Everett Hugues (1952). Dans un article consacré à l'étude
de l'institutionnalisation de la psychologie, l'auteur édifie deux
modèles évolutifs des formes d'organisations sociales des
disciplines académiques : le métier scientifique et la
profession. Pour Claire Tourmen (2007), le métier correspond à un
ensemble de savoirs faires/compétences que regroupe une
activité2 professionnelle. Par exemple, il est classiquement
soutenu qu'en formation les exigences présentées pour devenir
sociologue sont de savoir construire des matériaux (mener une
enquête de terrain), les analyser, produire et publier de la
connaissance. Seulement, l'émergence et le développement d'un
métier ne peuvent se faire que lorsqu'une série de
paramètres est définie : existence d'une formation et d'une
reconnaissance du métier à travers un collectif de personnes
elles-mêmes concernées. Ainsi, le terme « profession »
peut être utilisé comme un cas particulier de métier
structuré par une communauté elle-même constituée
autour de cette activité professionnelle. L'organisation d'un
métier et d'une profession prend du temps et impose d'entrevoir cette
structuration dans une dimension historique. Ainsi, comme le souligne Hugues
(1952), lorsque l'on étudie le développement de la sociologie, il
ne s'agit pas de prétendre qu'elle serait une profession
2 L'activité est définie comme l'exécution
d'une série d'actions et des représentations qui l'accompagnent
et qui la guident
16
établie, mais plutôt qu'elle a connu, comme
toutes les disciplines universitaires, un processus de professionnalisation qui
lui-même recouvre des aspects propres aux efforts que le groupe des
sociologues a entrepris pour accéder à un certain statut social
(institutionnalisation, assise théorique, organisation de sa formation,
création d'associations, etc.).
La théorisation du terme « professionnalisation
» provient du travail de Robert Merton (1957) qui travailla sur le
développement de la médecine états-unienne qui s'organisa
comme une discipline scientifique. A travers ce terme, il désigne le
processus historique par lequel une activité professionnelle (un
métier) devient une profession lorsqu'elle se dote d'un cursus
universitaire qui transforme des connaissances empiriques acquises par
expérience en savoirs scientifiques appris de façon
académique et évalués formellement. Ainsi, la formation
spécialisée sert aussi à transmettre et à
reproduire les règles professionnelles en justifiant cela par le
caractère scientifique des connaissances. Dans la filiation de Merton,
Wilensky (1964) stipule que la professionnalisation est un processus historique
à travers lequel un conglomérat se réclamant du même
métier se fait reconnaître comme profession, tout en se dotant
progressivement des attributs « fonctionnels » de ce groupe à
travers des règles assurant l'autonomie, des écoles
spécialisées assurant la formation scientifique des membres et
leur recrutement (garantissant la reproduction des règles),
édifiant des associations permettant la participation des membres, les
discussions sur le fonctionnement de la profession ainsi que l'application des
règles et enfin, une déontologie permettant d'oeuvrer à
perpétuer « l'idéal de service ». Dans cette
perspective, on peut selon Heilbron (1986) analyser une dynamique de
professionnalisation grâce à 3 indicateurs : la production des
professionnels (renouvellement du corps professionnel) et la question du titre
(1), l'étude des demandes et des contraintes du marché du travail
(2) et la création d'associations (l'étude de leurs membres et de
leurs vocations) et de revues (3).
Penser la professionnalisation d'un point de vue
fonctionnaliste à travers l'idéal-type de la médecine
(Merton, 1957) est intéressant et utile pour penser le
développement d'une discipline universitaire comme la sociologie.
Cependant, ce paradigme a été remis en question par les
interactionnistes du travail. Pour ces sociologues, il n'existe pas de
profession « unifiée » mais des segments professionnels plus
ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins
concurrentiels. Dans cette perspective de lutte, les groupes professionnels
jouent ainsi autant sur les facteurs d'intégration, réunissant ce
qu'ils disent être proche, que sur les facteurs de
différenciation, séparant en se distinguant de ceux qui semblent
différents. Ils incluent autant
17
qu'ils excluent au sein même parfois d'organisations qui
se présentent comme des systèmes d'intégration.
Pour les interactionnistes, afin d'objectiver les logiques
inhérentes aux professions, il convient de se détacher des
argumentations de travail que le sociologue doit entrevoir comme des croyances
professionnelles. Possible donc, que les argumentations contribuent autant
à faire évoluer le groupe qu'à accroître son pouvoir
de normalisation à l'égard des profanes comme des pairs
appartenant à des segments différents (Pareideise, 1985). Plus un
« segment » occupe une position supérieure à
l'intérieur du métier, plus il maîtrise les
rhétoriques et mieux il est en mesure d'imposer au public et aux
professionnels une argumentation servant de bannière sous laquelle est
sensée se ranger l'ensemble des intéressés (Dubar et al.,
2015).
Pour en revenir à notre objet, étudier notre
discipline sous le prisme d'une théorie interactionniste des professions
permet d'entrevoir une autre manière de faire de « la sociologie de
la sociologie », non plus exclusivement à travers une approche
épistémologique ou par le biais de la sociologie des sciences ou
de la connaissance.
Jusqu'alors, les analyses qui portaient sur la
professionnalisation de la sociologie française ont conduit des auteurs
à affirmer sa non-professionnalisation (Chenu, 1998) ou une
mimo-professionnalisation (Heilbron, 1986) entendue dans le sens d'absence
d'application de la connaissance. Comme nous l'avons vu les sociologues
parlaient plus volontiers de métier pour désigner la forme
dominante de la pratique sociologique : l'activité scientifique.
Cependant, conformément à une approche interactionniste il serait
plus juste de déclarer qu'à travers l'histoire de son
institutionnalisation (création d'un cursus d'enseignement
universitaire, de revues, de laboratoires, d'associations, etc.) la sociologie
s'est professionnalisée en misant sur son segment académique en
se conformant essentiellement au modèle de la science laissant peu
d'espace d'expression à un modèle « appliqué »
dans des domaines extérieurs au monde universitaire (Piriou, 1999).
Alors que des travaux (Sainsaulieu, 1985 ; Streicher, 2000 ; Legrand et
Vrancken, 1997 ; Piriou, 2006) encouragent à penser que la discipline
entre dans un nouveau tournant qu'ils qualifient de « praticien » :
augmentation conséquente des flux de diplômés hautement
qualifiés en sociologie qui travaillent dans le milieu
extra-académique.
Pour appréhender l'ampleur de ce
phénomène, il convient de réinscrire le
développement de la sociologie dans une dimension historique. Loin de
nous l'idée de prétendre pouvoir faire ce travail exhaustivement,
nous chercherons toutefois à retracer les grandes étapes
18
de sa professionnalisation à travers les
événements socio-historiques qui la concernèrent
(refondation, université de masse, etc.).
2. Les étapes de la professionnalisation de la
sociologie
Pour ce qui concerne la reconnaissance d'une discipline
scientifique, les sociologues des professions s'accordent à dire qu'elle
s'obtient à travers deux réalités essentielles, celle du
métier et celle de la reconnaissance professionnelle (Sainsaulieu,
in Piriou, 1999). Cela implique une mise au point sur la pratique du
métier, c'est-à-dire les savoirs opératoires, les
méthodes, les théories et concepts employés et la mise en
oeuvre de cette « boîte à outil » dans des situations
concrètes. Mais comme nous l'avons vu préalablement, plus la
pratique se rode, plus se pose la question de la profession qui l'exerce : les
formations, les statuts, les codes et valeurs partagés, les fonctions et
les conditions de travail. Ainsi, lorsque l'on s'intéresse à
l'essor et au développement de la discipline, on ne peut éluder
ces deux dimensions essentielles de l'invention du métier. A ce sujet,
il se trouve que la sociologie française a sur son parcours,
rencontré plusieurs étapes.
Vers une fondation de la sociologie : primat de la figure «
savante »
Cette étape correspond à une période
historique entre 1895 et 1958 où la discipline s'est progressivement
enseignée à l'université. Son implantation dans le champ
académique s'est faite en deux temps séparés par une
période de déclin. Une période d'avant-guerre couvrant la
fin du 19ème siècle jusqu'à la seconde guerre
mondiale (1895-1945) et la décennie qui suivie la chute des
régimes fascistes européens jusqu'à la création de
la chaire de sociologie (19451958).
La première période mise en avant par les
historiens3 correspond à une première tentative d'une
fondation d'une discipline sociologique et l'échec de son
institutionnalisation. Jusqu'à la dernière décennie du
XIXème siècle, la connaissance du social reste l'affaire de ce
que l'on appellerait aujourd'hui des « amateurs » ou des «
profanes ». Par exemple, Villermé était médecin,
Tocqueville magistrat, Marx journaliste, Engel chef d'entreprise et Comte
3 Cf. Karady, 1976.
19
mathématicien. Dans son livre consacré à
la construction de la sociologie Berthelot (2001) précise que les
milieux qui supportent les « grands penseurs » du social ne se sont
pas construits sur une base scientifique mais idéologique et militante.
Pour l'auteur, la référence scientifique ne devient dominante
qu'après 1880. Cela se manifeste notamment avec l'émergence de
revues qui deviennent le lieu où l'espace épistémologique
de la science du social naissante se construit dans l'échange, la
confrontation et l'élaboration de normes. Dans les années 1890,
la sociologie française en gestation s'exprime essentiellement dans
Revue philosophique fondée en 1876 dans laquelle Durkheim
publiera la première version de son illustre article les
Règles de la méthode sociologique (1895). En
parallèle, apparaît sous l'impulsion de René Worms la
Revue Internationale de Sociologie (1893) deux ans avant la
première parution du premier numéro de l'Année
Sociologie (1896) créée sous la dynamique d'Emile Durkheim.
Historiquement, c'est à la figure de ce dernier et de ses disciples
« les durkheimiens » que l'on attribue la constitution de la
sociologie en discipline scientifique. Il s'agissait d'intellectuels, de
philosophes mais aussi d'anthropologues, d'historiens, d'économistes,
etc., que l'on pourrait qualifier d'« engagés » tant la
fondation de la sociologie comme « science » était liée
pour eux, au triomphe des idéaux républicains (Dubar in
Lahire, 2002).
Malgré cela, l'introduction de la Sociologie à
l'université fut lente et partielle : la chaire qu'occupa d'abord
Durkheim à Bordeaux en 1887 s'appelait « pédagogie et
sciences sociales » et celle à laquelle il accéda à
la Sorbonne en 1902, « sciences de l'éducation ». Elle ne
devint « sociologie » qu'en 1913 et ne fut pas reconduite à sa
mort en 1917. Cela peut s'expliquer notamment par les aspirations du
père de la sociologie française qui considérait que la
discipline devait être avant tout « un instrument d'éducation
morale » (Durkheim, 1900). Durkheim avait étroitement lié la
sociologie à l'éducation, son projet scientifique à la
fondation d'une morale « républicaine » dont l'école
devait en être le vecteur. De ce fait, la place de la sociologie se
trouva dans l'enseignement universitaire au côté de la morale,
dans un cursus de philosophie qui ne comportait aucune initiation à
l'approche empirique ou à un travail de terrain. Le fait que
l'enseignement de la sociologie ne se distingue pas explicitement de la
philosophie explique en partie pourquoi la sociologie durkheimienne n'est pas
parvenue à devenir une discipline universitaire autonome durant l'entre
deux guerres. Ainsi, la création en 1924 de l'Institut Français
de Sociologie qui dura jusqu'en 1962 n'était pas un lieu d'enseignement
qui reflétait l'empirisme inhérent au programme « normalien
» (Karady, 1976). Les initiateurs de l'institut le conçurent comme
une « société savante exclusivement scientifique et
fermée », un lieu de rencontre pour les chercheurs «
sociologisants » de toutes les disciplines justifiant un lien avec
20
la « science sociale » au sens large, définie
comme la « science de l'homme vivant en société ». Ces
éminents savants, spécialistes d'histoire ancienne, d'ethnologie
ou de géographie humaine refusèrent de défendre et de
s'engager dans la création d'un enseignement de la sociologie à
l'université et d'écrire « ce grand manuel sociologique
» que Marcel Mauss appelait de ses voeux (Karady, 1976). A cette
époque, la génération de savants des années 30
(celle qui accède à un enseignement supérieur très
élitiste) opérait ce que Dubar (2002) appelle « un
discrédit intellectuel de la sociologie » et n'étaient
nullement favorables à la reconnaissance d'un « métier de
sociologue » qui justifierait la création de postes à
l'université (Heilbron, 1986). A la veille de la Seconde Guerre
mondiale, la sociologie française apparaît faiblement
institutionnalisée. Il n'existe que trois chaires de sociologie à
l'université (Paris, Bordeaux et Strasbourg) et son enseignement reste
encastré dans celui de la philosophie et est méconnu dans le
paysage académique français. Même si les fondements d'une
tradition scientifique de la sociologie sont posés, contrairement
à d'autres pays (comme les Etats-Unis) la sociologie d'enquête
n'est pas parvenue en France à s'émanciper par la conquête
d'un espace autonome alors même qu'elle était partie prenante du
projet des durkheimiens. Il faudra donc la refonder.
La période que les historiens qualifient de «
refondation » s'est déroulée à la sortie de la guerre
jusqu'à la création de la licence de sociologie en 1958. Beaucoup
considèrent que l'institutionnalisation de la sociologie commence
à prendre forme avec la création en 1946 du Centre
d'études sociologiques (CES) au sein du CNRS4. Un centre dont
Georges Gurvitch fut le fondateur et le premier directeur jusqu'en 1949. Comme
le stipule Chenu (1998) au sein de ce centre, un corps de chercheurs pratique
une sociologie empirique centrée sur l'observation et l'analyse des
sociétés contemporaines. Une génération
pionnière de chercheurs venue d'horizons divers se forme sur le tas et
applique le travail de terrain, découvre le magnétophone,
l'interprétation du Khi2, etc. (Tréanton, 1992). Henri
Mendras (1995) a décrit le rôle décisif qu'a joué
Georges Friedmann dans le développement du CES en allouant de grands
domaines d'investigation tels que l'école, la ville, les loisirs, le
travail, etc., à des jeunes chercheurs entreprenants. En
parallèle, 1946 est aussi l'année de la création de la
VIème section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) qui
deviendra après 1968, l'école des hautes études en
sciences sociales (EHESS), dirigée par des historiens
imprégnés de sociologie durkheimienne (Mazon, 1988). A
côté de cela, les grandes enquêtes par questionnaire
commencent à se mettre en place dans des instituts qui émergent
à cette époque auxquels se référeront de
nombreuses
4 Centre national de la recherche scientifique.
21
publications sociologiques : l'INED5 (1945),
l'INSEE6 (1946), le CREDOC7 (1953) ou encore
l'IFOP8. En 1950, le CNRS se dote d'un comité national
organisé en sections. De 1950 à 1957, la sociologie relève
d'une section « sociologie et psychologie sociale ». Ainsi, 1950
marque pour la France la naissance de la première catégorie
collective de sociologues professionnels estampillés comme tels (Chenu,
1998). Leur effectif reste cependant infime, Alain Chenu estime qu'ils ne sont
pas plus d'une vingtaine en 1950 et d'une cinquantaine en 1958. A travers cette
sociologie balbutiante au sein du CES émergent de nouveaux
périodiques tels que les Cahiers internationaux de sociologie
créés par Georges Gurvitch en 1946, une nouvelle
série de l'Année sociologique en 1949 et les
Archives de sociologie des religions en 1956. C'est aussi à cette
époque qu'est créée l'Association internationale des
sociologues de langue française (AISLF), organisation
d'envergure qui existe encore aujourd'hui.
Ainsi, pour Heilbron (1986) il est possible de commencer
à parler de « professionnalisation » de la sociologie pour
désigner cette discipline nouvelle, résolument tournée
vers la compréhension du monde contemporain et fondée sur
l'empirisme mais cependant, cloisonnée à l'organisation du CES.
En effet, en ce qui concerne l'autonomisation universitaire et une formation
ayant pour visée une pratique scientifique, l'enseignement de la
sociologie conserve les caractéristiques dominantes qui étaient
les siennes dans l'entre-deux-guerres : il ne s'est guère
émancipé de la philosophie et les programmes expriment une
conception livresque de la sociologie (Chenu, 1998). Par exemple, les sujets
« de composition écrite » soumis aux étudiants du
certificat de sociologie de la faculté des lettres de Paris de 1944
à 1950 témoignent de l'absence de références
à la sociologie empirique. Par ailleurs, le nombre de chaires est encore
très faible : deux à la Sorbonne, une à Strasbourg et une
à Bordeaux. En somme, on peut donc schématiquement discerner deux
secteurs institutionnels principaux dans la sociologie française de
l'après-guerre. D'une part la recherche publique centrée sur le
CNRS tournée vers l'enquête et l'observation du monde
contemporain. D'autre part, un secteur académique, centré sur la
Sorbonne, correspondant plus à un travail individuel de « scribe
». En somme, la genèse du modèle du sociologue scientifique
semble prendre forme durant cette période. Cependant, d'autres faits
historiques montrent que ce modèle ne fut pas le seul à
être promu.
5 Institut national d'études démographiques.
6 Institut national des statistiques et des études
économiques.
7 Centre de recherche pour l'étude et l'observation des
conditions de vie.
8 Institut français d'opinion publique.
22
En 1953, Georges Friedmann, Edgar Morin et Jean-René
Tréanton présentent une communication à la réunion
de Liège de l'International Sociological Association (ISA)
intitulée : « Remarques sur les activités et
responsabilités professionnelles des sociologues en France ». Ils y
défendent l'idée que la sociologie doit se centrer sur « les
problèmes économiques et sociaux du XXème siècle
» et que ses recherches doivent être « orientées vers
l'action pratique ». Comme le stipule Dubar (2002), ils plaident pour le
développement d'une « recherche appliquée » comme
celles effectuées par exemple au sein des « services
d'études des entreprises et des administrations de l'Etat », et
prennent l'INED comme modèle de référence afin de
créer leurs propres instituts de recherche. Ils suggèrent la mise
en place d'un enseignement résolument tourné vers cette recherche
appliquée et une véritable « formation professionnelle
» à la sociologie d'enquête. Ils insistent sur le fait que
cette orientation repose sur la « garantie d'objectivité que
sauront acquérir ces travaux » et que celle-ci implique que l'on ne
puisse les soupçonner « de servir des idéologies ou des
intérêts particuliers » (Friedmann, Morin, Treanton,
1953).
Ce texte est porteur d'une conception de la «
professionnalisation » différente du modèle scientifique.
Elle n'est pas sans rappeler les débats qui divisèrent les
sociologues américains au moment de la grande crise de 1929 et du
programme dirigé par Ogburn9. C'était la
première fois dans l'histoire de la discipline qu'une association de
sociologues (l'American Sociological Association) revendiquait le statut de
« professionnel » pour ses membres, une reconnaissance juridique de
son autonomie au nom des services rendus à la collectivité et de
sa capacité à se doter d'un code de déontologie (sur le
modèle des professions médicales). Cependant, pour Dubar (2002)
les sociologues qui se disaient « critiques » considéraient
que cette stratégie de professionnalisation ne reposait sur aucune
pratique effective et enfermait le sociologue dans un rôle de «
conseiller du prince » qu'ils ne souhaitaient pas tenir. Ce débat
entre diverses conceptions épistémologiques et éthiques de
la pratique sociologique est, depuis cet épisode, au coeur de la
question de la « professionnalisation ». Pour Farrugia (1999), on
voit à travers ces polémiques tournant autour de la
professionnalisation naissante de la discipline se marquer une opposition
franche entre le « savoir pur » et le « savoir appliqué
». De telle sorte que pour l'auteur, dans les années 50-60, on
assiste à l'émergence de deux « idéaux-types »
des conceptions et des pratiques. Le premier correspond aux sociologues «
enquêteurs de terrain », posture qui deviendra progressivement le
« métier de sociologue ». Le second, il le qualifie de «
sociologue intervenant » appliquant une sociologie opérationnelle.
La dualité de ces postures
9 A ce sujet, voir les interprétations de Heilbron (1986)
et Chapoulie (2001).
23
entraine pour Farrugia (1999) une crise de la sociologie
: où l'unicité de la discipline est susceptible
d'éclater ou de n'être au fond, qu'une illusion. A
côté de cela, cette dichotomie typique de sociologues
entraîne de nombreuses questions d'ordre épistémologique,
moral et politique. Le sociologue peut-il être un « expert »
au-dessus de la mêlée (des classes en lutte) ou est-il
nécessairement lié à un point de vue (de classe) sur le
social qu'il étudie ? Existe-t-il des règles
déontologiques susceptibles de le prémunir de ses partis pris ?
Ce qui avait divisé les sociologues aux Etats-Unis dans les
années trente, commençait à agiter les sociologues
français du CES dans les années cinquante (Chapoulie, 1992).
Cependant faute de réflexions et de consensus suffisant sur ces
interrogations, la question d'une formation ayant pour visée
l'application des connaissances sociologiques ne pouvait être
traitée.
Le texte de 1953 n'aura aucun prolongement concret en termes
de professionnalisation. C'est aussi le cas des chercheurs du CES qui oeuvrent
en parallèle d'une sociologie universitaire qui elle, semble avoir des
préoccupations très différentes notamment parce qu'elle
reste encastrée dans le cursus de philosophie. Il faudra attendre
l'élection de Raymond Aron à la Sorbonne en 1957 pour que soit
enfin créée, le 2 avril 1958, la licence de sociologie, autonome
par rapport à celle de la philosophie. Une nouvelle étape de
professionnalisation s'ouvre-t-elle pour la sociologie française ?
Institutionnalisation de la discipline : avènement de la
figure du sociologue scientifique
Pour les historiens, cette période couvre les
années 1958-1976. Nommé professeur à la Sorbonne en 1955,
Raymond Aron est l'initiateur de la création de la licence de sociologie
(1958). C'est à cette même année que l'intitulé des
facultés de lettre prendra l'appellation de « faculté de
lettres et de sciences humaines ». Pour Chenu (1998), sa création
est à mettre en relation avec le contexte géopolitique - guerre
froide, décolonisation - donnant lieu à de vifs débats qui
se traduisent par un intérêt conséquent pour les sciences
humaines. En 1966, la réforme « Fouchet » renforce le
dispositif des enseignements avec la création d'un premier cycle de deux
ans, « le diplôme universitaire d'études littéraires
» (DUEL) qui deviendra par la suite le « diplôme
d'études universitaires générales » (DEUG) comportant
une mention « sociologie ». Progressivement, l'enseignement des
sciences sociales se détache de l'économie. Le certificat «
d'économie politique et sociale » qui était une composante
obligatoire de la licence de 1958 devient optionnel. L'ancrage dans les
facultés de lettres se
24
renforce. La création de ces filières a des
conséquences importantes sur le recrutement des enseignants de
sociologie. Quantifié à une vingtaine d'enseignants en 1958, ce
nombre atteint la centaine en 1968 et environ trois fois plus dix ans plus
tard. En 1969 est créée au sein du Comité consultatif des
universités (CCU) une section de sociologie qui marque son
émancipation à l'égard de la philosophie, dix-neuf ans
après qu'elle ait été constituée en section au
CNRS. Durant la même année, au sein de ce centre, la sociologie se
dissociera de la psychologie sociale pour former avec la démographie une
section autonome. En parallèle, les effectifs du CNRS continuent de
progresser. En 1964 on dénombre près d'une centaine de chercheurs
affiliés à la section « sociologie et démographie
».
A côté de cela, la panoplie des revues
s'élargit : Sociologie du travail est créée en
1959, la Revue française de sociologie, les Archives
européennes de sociologie, Communications et Etudes rurales
en 1960 et les Actes de la recherche en sciences sociales en
1975. Concernant le développement associatif, l'année 1962 est
marquée par la création de la Société
Française de sociologie (SFS) qui deviendra l'Association
française de sociologie (AFS) en 2002. Les activités de
cette association prennent de l'ampleur en 1966 lorsque la France accueille
à Evian le congrès mondial de l'Association internationale de
sociologie.
Au cours de cette période émerge à
nouveau des préoccupations quant à la mise en place d'une
qualification professionnelle au titre de sociologue. En 1964, Jean-René
Tréanton, dans le cadre de la SFS propose la création d'un «
diplôme d'expert » en sociologie. Car en parallèle, les
psychologues, les démographes, les géographes se sont
dotés de diplômes d'experts qui semblent attirer les
étudiants. Un marché des contrats d'études et de recherche
commence à se mettre en place, notamment sous l'impulsion de la nouvelle
Délégation générale à la recherche
scientifique et technique (DGRST) créée par de Gaulle en
1959. Il est donc temps, selon les rédacteurs de mettre en place une
formation « qualifiante » de sociologie qui soit sanctionnée
par une certification. En effet, si l'on se fie aux déclarations du
groupes d'étudiants de sociologie de l'université de Paris
(GESUP) « la licence est un diplôme trompeur : l'enseignement
est uniquement rhétorique et encyclopédique L...] il n'y a pas de
formation à la recherche » (Heilbron, 1986). Les
revendications de ces étudiants consistaient à introduire un
stage, à alléger les programmes et d'être formé
à la recherche empirique. Ces doléances allaient dans le sens des
voeux formulés par Morin, Friedmann et Tréanton en 1953. Mais
elles étaient difficilement compatibles avec les structures des
facultés de lettres de l'époque. En tout cas, la proposition de
Tréanton de 1964 sera accueillie avec une indifférence polie
(Drouard, 1982 ; Heilbron, 1986 ; Dubar, 2002). Pourtant l'interrogation quant
aux débouchés est ouverte et
25
devient une préoccupation importante pour les
sociologues à l'image d'Alain Touraine qui, soucieux de cette question
déclarait en 1965 : « la sociologie ne peut se
développer que si elle devient une profession, si elle représente
un ensemble de connaissances créées, transmises et
utilisées ».
Alain Chenu (1999) précise cependant qu'en France, en
termes de débouchés, l'effort s'est principalement porté
vers le développement de la recherche sociologique. Choix selon lui
très raisonnable, mais qui aboutirait à des conséquences
irrationnelles si l'on croyait possible d'assurer le progrès de la
recherche sans renforcer en même temps l'enseignement et sans «
créer de débouchés autres que la recherche et
l'enseignement eux-mêmes » (Granai, 1965). En somme, même
si la SFS affiche explicitement sa volonté de contribuer à la
constitution « d'une véritable profession de sociologue
» (Revue française de sociologie, 1963, p. 63-64),
elle reste très divisée sur la conception même de la
pratique du métier et sur sa signification éthique et politique.
Pour Dubar (2002), le contexte de l'époque incite beaucoup de
sociologues à « choisir leur camp » entre celui des directions
d'entreprise ou de l'Etat et celui des syndicats, de la classe ouvrière
et des organisations « révolutionnaires ». Entre une pratique
« militante » de la sociologie, dénonciatrice de la domination
économique ou symbolique, et une pratique d'expertise, au service des
décideurs, la conciliation paraît impossible. L'épisode des
journées d'octobre de 1965 est révélateur de cette
césure interne à la sociologie. La publication, sous le titre
Tendances et volontés de la société française,
des Actes de cette journée a suscité une polémique :
les communications trop « critiques » n'ont pas été
publiées et les justifications données paraissaient peu
convaincantes. Les sociologues concernés quittent la SFS
dénonçant un parti pris pour une sociologie «
conseillère du Prince » interprétant leur censure comme un
coup de force idéologique destiné à faire prévaloir
une conception « experte » de la recherche sociologique10.
Alors que pour Heilbron (1986), cela correspondait à une
stratégie de « mimo-professionnalisation » : un discours
à usage externe de présentation et de représentation d'une
sociologie pseudo-professionnelle. Cette stratégie ne survivra pas
à l'explosion de mai 1968.
Mai 68 va dévoiler et accentuer la coupure
précédente entre sociologie « militante » et «
intervenante ». L'image de la sociologie comme « discipline
agitée et agitatrice » date de cette époque (Chenu, 1998).
En 1968, le mot « sociologie » qui n'était que faiblement
démocratisé en dehors du monde universitaire passe dans le
langage commun à la suite de rôles importants que tinrent certains
étudiants de Nanterre dans le déclenchement des «
événements de Mai ».
10 Voir M. Pollack (1976).
26
Quant aux enseignants, ils sont profondément
divisés et quand la carte universitaire qui se dessine après Mai
68, consacre l'éclatement de la faculté de lettres et des
sciences humaines de Paris, la redistribution des enseignants dans les nouveaux
départements de sociologie entraîne des clivages à la fois
politiques et scientifiques. Cela conduit à une absence de consensus sur
le sens que doit prendre la pratique sociologique et d'une réflexion sur
ses modes de formation et les manières de penser la didactique. Dubar
(2002) précise cependant que, même si la sociologie est
profondément divisée, son institutionnalisation progresse et sa
reconnaissance se fait de plus en plus sentir.
En 1970, l'enseignement secondaire s'ouvre aux « sciences
économiques et sociales » (SES) qui accèdent à un
niveau de reconnaissance auparavant réservé aux sciences et aux
humanités classiques (Chenu, 1999). Sociologie et économie sont
les deux composantes majeures de ces enseignements, marqués par une
ouverture interdisciplinaire. Cependant, le terme de « sociologie »,
à la différence de celui d'« économie »
n'apparaît ni dans les intitulés définissant les
matières au programme des classes de second cycle des lycées, ni
dans ceux des concours de l'enseignement. Par ailleurs, la place de la
sociologie dans ces filières est à pondérer avec le profil
des enseignants recrutés dont les premières
générations reflétaient majoritairement des titulaires de
diplômes de sciences économiques (Beaud, 1997). Malgré
cela, il faut considérer que l'entrée des sciences sociales au
secondaire par la création du CAPES et de l'agrégation en 1976
marque l'achèvement de l'institutionnalisation de la discipline (Dubar,
2002). Certes, la sociologie apparaît profondément divisée
« idéologiquement » mais elle se différencie
désormais clairement de la philosophie sociale (sauf dans quelques
bastions irréductibles). L'institutionnalisation de la discipline et sa
reconnaissance est marquée par une augmentation conséquente du
nombre de sociologues : 300 enseignants-chercheurs en 1978, 148 chercheurs CNRS
en 1976 mais aussi plus de 600 « chercheurs hors statuts » selon le
recensement de syndicats en 1976 (Dubar, 2002) dont les
études sont financées par des organismes publics
(DGRST, CORDES11,MRU12,CAF13,MIRE14)
dotés d'une « enveloppe recherche ». Cependant la durée
de vie des cabinets d'études sociologiques est souvent brève,
beaucoup de leurs membres se tournent à terme vers l'université
et le CNRS pour trouver un emploi stable (Chenu, 1998).
11 Comité d'organisation des recherches appliquées
sur le développement économique et social.
12 Mission de la recherche urbaine.
13 Caisse nationale des allocations familiale.
14 Mission information recherche expérimentale.
27
En définitive, en une vingtaine d'années s'est
donc constitué un vaste ensemble d'institutions au travers desquelles la
sociologie a acquis en France une assisse sans précédent et qui
ne connaîtra plus de bouleversements importants exceptée la
création des DESS (diplômes d'études supérieurs
spécialisés) dans la période suivante. Une vraie culture
professionnelle de la recherche de terrain se construit, au-delà parfois
des clivages « militant » et « intervenant ». Quels furent
les débouchés pour les étudiants ? Chenu (1998) montre que
les premières générations de diplômés ont
aisément obtenu des emplois de cadre dans le monde académique et
en dehors de celui-ci. Par exemple, au cours des années soixante, les
instances de planification urbaine et d'aménagement du territoire
drainent beaucoup de diplômés sociologues. En 1971, la loi sur la
formation continue a suscité l'émergence d'organismes de
formation à l'animation desquels les sociologues ont largement concouru.
C'est au cours de cette période que s'ouvrent des formations à la
recherche ancrées dans des laboratoires préparant les
étudiants à pratiquer des interventions sociologiques comme le
Centre de sociologie des organisations de Michel Crozier ou du Laboratoire de
sociologie du changement institutionnel de Renaud Sainsaulieu. Au cours de
cette période les sociologues français apprennent à
reconnaître leur diversité sans que cette prise de conscience
n'implique, comme d'autres disciplines voisines, un éclatement total
(Dubar, 2002). Les clivages observés au sein de la discipline tendent
progressivement à s'estomper et le climat semble plus propice pour
envisager un exercice « praticien » à partir d'une pratique
contractuelle en plein essor. Même si aucune forme d'organisation tendant
à promouvoir un exercice « professionnel » de sociologue en
dehors du champ académique ne s'est dessinée. En
définitive, cette période historique a été
particulièrement importante pour la sociologie car elle a abouti
à une « heureuse symbiose » entre « métier »
et « profession » autour de la figure du chercheur scientifique dont
l'essence du métier consiste à mener une enquête de terrain
avec rigueur (Sainsaulieu, 1999). L'affirmation de cette quête
professionnelle est à rattacher fortement à l'ouvrage Le
métier de sociologue (Bourdieu, Passeron et Chamboredon, 1968).
Développer au CNRS, puis à l'EHESS, cette position
professionnelle a été reconnue autour de la qualité d'un
véritable métier de chercheur qui maintenant encore,
éclaire et soutient par ses valeurs et ses méthodes tout travail
sociologique.
28
L'intégration des « hors-statuts » et
l'université de masse : l'enseignement comme débouché
principal.
La présente partie sera consacrée à
retracer la période historique couvrant les années 1976-1998.
L'année 1976 (création de l'agrégation des sciences
sociales) n'est ici qu'un repère historique parmi d'autres. Il faut
concevoir la transition de la période précédente à
celle-ci comme progressive. En termes de développement, la
professionnalisation de la discipline va être marquée par deux
événements qui d'apparence, n'ont aucune relation mais vont avoir
des effets importants. Le premier, relaté par Dubar (2002) correspond
à l'intégration de tous les « hors statuts » ayant
travaillé un certain nombre d'heures au CNRS sur « l'enveloppe
recherche » durant l'année 1974. Cette résolution augmenta
significativement les effectifs de sociologues du CNRS de 148 en 1976 à
320 en 1982 ce qui, pour Dubar (2002) entrava l'élan de «
professionnalisation » entamé dans les périodes
précédentes : « En effet, dès lors que les «
sociologues professionnels » pouvaient se retrouver fonctionnaires
grâce à la titularisation des agents CNRS (ce qui fut fait en
1983) dans un laboratoire de recherche (soit comme chargés de recherche,
soit comme ingénieurs de recherche, selon des critères parfois
douteux), la dynamique de constitution et de reconnaissance d'une «
profession » de sociologue susceptible de se doter d'un cursus de
formation spécifique se trouva durablement bloquée. Les
crédits publics de recherche se mirent à décroître
alors même que le recrutement des universités était au plus
bas. Le nombre de thèses de sociologie se mit à diminuer
dangereusement : 205 en 1979 (dont la moitié d'étrangers), 170 en
1985, 94 en 1988 (dont 40 % d'étrangers). La sociologie était en
train de devenir une discipline en déclin, repliée sur
elle-même, ses membres à l'université ou au CNRS,
vieillissant sur place sans formation efficace de la jeune
génération » (Dubar in Lahire, 2002 : 108).
Le second événement correspond à la
réforme Chevènement de 1984 avec pour intention de conduire 80 %
d'une classe d'âge au baccalauréat en l'an 2000. Une part
importante d'élèves en provenance du secondaire (Bac
généraux, techniques et professionnels) qui ne put entrer dans
les formations courtes (JUT, filières du travail social) s'orienta
massivement vers les filières jugées les moins exigeantes comme
le DEUG de sociologie. A titre d'exemple, les données d'Odile Piriou
(2006) montrent que vers 1975, environ 500 diplômes de premier cycle
étaient délivrés annuellement et on estime ce chiffre
à 3500 en 1995. Ainsi, les cursus de sociologie durent accueillir une
masse d'étudiants qui ne se destinaient pas à devenir
sociologues. Selon Chenu (1999), nombreux sont les enseignants à
être soucieux des inégalités
29
sociales et du rôle de l'école dans leur
pérennité qui voulaient participer à la construction d'une
société plus juste en accueillant avec leurs faibles moyens des
catégories de personnes exclues naguère des universités et
aujourd'hui rejetées par d'autres disciplines. Mais aussi parce que d'un
point de vue objectif, les créations d'emplois d'enseignants à
l'académie sont, depuis plusieurs décennies commandées par
l'évolution des effectifs étudiants. De telle sorte que, le
nombre de docteurs en sociologie se mit de nouveau à croître
après 1989 (à la suite d'une politique volontariste15)
ainsi que les offres de postes de maître de conférences dans les
facultés : de 10 à 15 postes à la fin des années
quatre-vingt on en dénombrait entre 35 et 40 à la fin des
années quatre-vingt-dix (Chapoulie et Dubar, 1992). Ainsi, de 1983
à 1999, l'effectif des enseignants-chercheurs titulaires de sociologie
et de démographie passait de 154 à 660 (Chenu, 1999 ; Dubar,
2002). Autour des années 2000, Dubar (2002) estime qu'un tiers environ
des docteurs en sociologie trouvait un emploi de fonctionnaire à
l'université, au CNRS (très peu) ou dans les grands organismes
publics (INED, INSEE, CEREQ, IRD, INRA, etc.). Si l'on s'intéresse aux
débouchés, il est très difficile de caractériser le
devenir professionnel des diplômés de sociologie (Chenu, 1998). Il
existe quelques études comme celle de Piriou (1999) qui montraient que
le seul diplôme qui conduit à un débouché bien
identifié est la thèse : sur 69 docteurs de 1984-85, 33 sont
devenus enseignants du supérieur ou chercheurs en 1991. D'autres
études comme celle de Martinelli (1994) précisent que le panel
d'activités occupées en dehors de l'enseignement est tellement
large qu'il est impossible de discerner des débouchés types en
dehors de maître d'école (27 % des répondants ayant un
emploi) et les professions du travail social (10 % des répondants ayant
un emploi). Cependant, le taux de certifiés de sociologie qui deviennent
enseignant dans le secondaire semble infime. Le concours de l'agrégation
de sciences sociales entraîne majoritairement un recrutement des
diplômés de sciences économiques, de sciences politiques et
des normaliens (Beaud, 1997). Selon l'étude de Martinelli (1994), les
détenteurs d'un second cycle de sociologie ayant réussi au
concours de recrutement de l'enseignement secondaire sont rares. Même si
la sociologie est une composante importante des programmes de SES, les concours
qui conduisent à leur enseignement ne permettent pas aux
étudiants qui ont eu un parcours « unidisciplinaire »
(sociologie seule) d'avoir des chances significatives de réussir
à ces concours. Même si l'insertion professionnelle dans le
secondaire est à modérer, l'enseignement semble être le
débouché principal des études de sociologie. Les cycles
les plus bas (DEUG, licence et maîtrise) conduisant à
l'enseignement primaire et la thèse à l'enseignement
supérieur. Pour certains, cela justifie la conception que la
15 Thèse préparée dans des laboratoires et
financée par des allocations de recherche.
30
discipline entre dans une nouvelle étape
professionnalisante (Piriou, 1999) différente de celle observée
dans la période précédente. C'est dans ce contexte qu'est
créée sous l'impulsion de Catherine Paradeise et de Pierre
Tripier l'Association des sociologues de l'enseignement supérieur
(ASES) en 1989 pour défendre et promouvoir l'enseignement de la
discipline à l'université.
Même si en dehors de l'enseignement les
débouchés sont obscurs, dès les années 80 des
travaux montrent qu'il existe des activités liées à
l'application d'un savoir sociologique corrélées à des
demandes adressées aux sciences humaines (Montlibert, 1982). A la fin
des années 90 des recherches sont conduites dans une intention de
démontrer à la discipline qu'une application des connaissances
sociologiques existe (Legrand et Vrancken, 1997). D'autres enquêtes
relatent même que des formes d'« interventionnisme scientifique
» menées par des universitaires sont fréquentes et
même anciennes (Houdeville, 2007). Par ailleurs, la sociologie s'est
trouvée présente dans nombre de DESS16
pluridisciplinaires créés au long des années 1990. Bien
que ces diplômes forment une nébuleuse de formations, ils
suscitent de nombreuses candidatures d'étudiants et constituent un
espace de relations pour les sociologues universitaires et professionnels
intéressés par les sciences sociales (Chenu, 2002). Ces DESS,
dont la création constitue dans le champ des enseignements
universitaires de sociologie une innovation institutionnelle, se
répartissent en quatre domaines d'activités : sociologie des
organisations, sociologie urbaine et du « développement local
», sociologie des politiques sociales, sociologie de la culture. Pour
Chenu (2002), l'augmentation des demandes d'inscription en DESS témoigne
d'une aspiration des étudiants à une plus forte
professionnalisation de la sociologie même si le paysage de ces
formations est lacunaire et que sa lisibilité reste faible et
cloisonnée à quelques marchés (sociologie des
organisations dans les grandes entreprises, le marketing et la sociologie
urbaine).
Bien que des enseignants de sociologie soient sensibles
à ces aspirations, ils sont peu nombreux à avoir les
capacités permettant d'y répondre. D'autant plus que ces formes
« d'applications » de la connaissance sociologique restent peu
visibles et peu connues. Par conséquent, beaucoup considèrent que
ces activités ne débouchent pas sur des filières d'emplois
de type « sociologique » : une relative invisibilité des
correspondances entre demandes d'applications du savoir et l'occupation
d'emplois s'installe. Un fatalisme quant à cette question s'est
implanté face au constat d'une absence de professionnalisation et de
« métiérisation »
16 Diplôme d'études supérieures
spécialisées.
31
(Piriou, 2006). Alors que pour Chenu (1999 : 47) «
évoquer la professionnalisation, l'organisation de
débouchés hors de l'enseignement et de la recherche,
apparaît comme un impératif moral, même si l'on
connaît mal ces débouchés ». Des travaux se sont
penchés sur cette question et montrent que depuis les années 80
et 90, on a vu de nombreux diplômés de sociologie occuper des
positions professionnelles en dehors du monde universitaire, dans les
entreprises, administrations, collectivités locales, syndicats,
instituts de sondage... Il est possible pour ces auteurs d'objectiver ce
phénomène qu'ils qualifient de « tournant praticien »
depuis les années 2000.
La thèse d'un tournant praticien
L'utilisation du terme « tournant » pour
décrire un changement significatif d'une dynamique de
professionnalisation nous semble appropriée car elle conforte notre
conception que ce n'est pas un mouvement linéaire et régulier. En
cela, il est relativement admis en sociologie des professions que les
disciplines oscillent entre des inclinaisons et des orientations
théoriques ou pratiques, que leur insertion dans la
société passe soit par l'enseignement et la vulgarisation
scientifique soit par des applications très directes sur des
marchés du travail extérieurs au secteur académique,
à des clientèles externes, se traduisant par des nouveaux profils
de professionnels. Il est tout à fait possible d'envisager qu'une
même discipline dans sa professionnalisation ne tend pas
inévitablement vers un modèle professionnel unique,
décidé une fois pour toutes (Hughes, 1971). Ainsi,
derrière le mot « tournant », il ne faut pas percevoir une
évolution relevant d'un degré atteint « en plus »,
acquis à travers une professionnalisation uniforme mais
l'émergence d'un nouveau modèle de métier de sociologue
qui se démarque des anciens (humaniste et scientifique).
Dans un article publié en 2006, Odile Piriou stipule
que la thèse d'un tournant « praticien17 » peut
être corroborée par l'étude de l'évolution du
devenir professionnel des diplômés de sociologie depuis les
années 2000. Pour ce faire, l'auteure a analysé des
données statistiques au niveau national, d'insertion et de parcours
professionnels de cohortes de diplômés de sociologie. Les
données traitées par l'auteure étaient issues de fichiers
et d'enquête de la DEP18, du CEREQ19 et de ses
propres recherches sur les diplômés de sociologie et les
17 Le terme « praticien » désigne les
diplômés de haut niveau en sociologie (niveau Master, DEA, DESS,
doctorat) qui utilisent les connaissances de sociologie, en dehors de
l'Université et de la recherche publique (CNRS, INSERM, INRA,...).
18 Direction des études, de la prospective et de la
performance.
19 Centre d'études et de recherches sur les
qualifications.
32
sociologues en exercice (DEP, 2006 ; CEREQ, 2001 ; Piriou,
2006). L'auteure traite de la question large du « devenir professionnel
» à travers 3 indicateurs : les flux de production des
certifiés, les débouchés dans les deux grands secteurs
d'emploi (académique et praticien) et ce que Hughes (1971) a
appelé les contreparties socioéconomiques de l'engagement dans
les études (taux de chômage, accès au statut de «
cadre » et de rémunération). Par ailleurs, Piriou insiste
bien sur le fait que le tournant praticien est à rattacher à un
contexte de réformes qui touche l'ensemble des sciences humaines qu'il
convient de prendre en compte.
Pour l'auteure, la dynamique de production de titres est un
indicateur de bonne ou de mauvaise « santé » d'une profession
et son engagement dans un processus collectif de professionnalisation. A partir
des données statistiques récupérées auprès
de la DEP, Piriou montre que de 1980 à 2006, le total de
diplômés de sociologie a été multiplié par 7
: en 1980 on dénombrait 23 000 certifiés (tous diplômes
confondus) et en 2006 plus de 160 000. Par ailleurs, selon ces mêmes
données, si on s'intéresse aux hauts diplômés de
sociologie, on dénombre depuis 1980 plus de 21 000 certifiés
niveau Master et 4244 docteurs de sociologie. Comme le souligne Piriou, le
problème des emplois académiques en sociologie est central.
L'établissement d'un corps professionnel de chercheurs et d'enseignants
est un élément essentiel pour une profession qui défend sa
vocation scientifique. Mais pour Piriou (2006), prendre le segment
académique comme modèle d'exercice et d'identification
professionnelle pour définir le métier du sociologue conduit
à un paradoxe : un fossé entre la manière dont la
discipline socialise ses étudiants et la réalité des
débouchés professionnels. La plupart des docteurs en sociologie
(et par la même l'ensemble des sortants d'un Master) ne sont pas et ne
seront pas des sociologues universitaires ou des chercheurs. Les contraintes
qui pèsent sur la professionnalisation scientifique de la sociologie
sont à croiser avec les flux d'offres d'embauches dans le secteur
académique (historiquement au coeur de sa professionnalisation). Selon
les données mises en avant par Piriou, en moyenne 150 thèses sont
produites par an en sociologie, depuis 2000. La grande majorité des
détenteurs d'une thèse, 70 % environ, espère entrer dans
le secteur de la sociologie « académique » (CEREQ, 2001 ;
Piriou 1999). Or, celui-ci offre seulement en moyenne 45 postes de jeunes
chercheurs par an depuis 2000. De ce fait et au mieux, un tiers seulement des
docteurs trouveront un poste dans la recherche. De telle sorte que, les deux
tiers des thésards doivent chaque année postuler à un
emploi en dehors du secteur académique ce qui au passage, est le cas de
la totalité des sortants d'un master de sociologie (soit en moyenne 1498
diplômés depuis les années 2000). En termes
d'opportunités d'obtenir
33
un emploi stable, la part du secteur académique est
donc faible en France et risque de l'être encore plus à l'avenir
(Piriou, 2006).
D'autres données analysées par l'auteure
permettent d'entrevoir les secteurs d'activités des
diplômés de sociologie. Longtemps, la discipline a
été représentée comme fortement
professionnalisée dans le secteur public (Chenu, 2002). Or, la faible
représentativité du secteur académique dans les
débouchés des sociologues fait écho plus largement
à une faible représentation dans le secteur public. Odile Piriou,
montre à partir d'un corpus de plus de 3000 diplômés (tous
diplômes confondus) que 37 % des certifiés oeuvrent
professionnellement dans le secteur public et que le secteur privé
couvre 63 % des emplois occupés. Au sein de ces deux secteurs d'emplois,
l'auteure estime à 46 % le pourcentage d'emplois de
sociologues20, c'est à dire des activités où
les diplômés peuvent mettre en pratique leurs savoirs, voire
mettre en oeuvre une pratique de sociologue. Parmi ces emplois, la part de
l'université et de la recherche représente 14 % tandis que le
marché du travail que l'on qualifie de « praticien », 86 %.
Pour l'auteure, ce secteur privé, qui recrute des diplômés
de sociologie peut constituer un espace professionnel où peuvent
être élargies les palettes d'activités du sociologue ainsi
que les positions à partir desquelles est produite et diffusée la
connaissance sociologique. Pour éclaircir les horizons professionnels de
l'activité des praticiens, Piriou (2008) s'est intéressée
aux formations de sociologie, à leur dénombrement, leurs
orientations (professionnelle ou recherche) et à leurs
intitulés.
En analysant un recensement de la DEP, l'auteure montre que le
nombre de Masters de sociologie s'estime à 123. Parmi ces formations, 59
sont reconnues comme Masters dits « professionnels », 43 comme
Masters Recherche et 23 sont identifiées «
indifférenciées ». La majorité de ces formations
porte l'intitulé de « sociologie » qui est cependant,
complété par une spécialisation rattachée à
un domaine qui peut indirectement renseigner sur les milieux susceptibles de
recruter des diplômés de sociologie. Parmi ces secteurs, on
retrouve le domaine du développement (local, urbain et
économique), la spécialisation « politique » (sociaux,
culturels, migrations, etc.) et le domaine du travail et des organisations.
Certaines études (Legrand et al., 1997 ; Piriou 2006) montrent que les
Masters de sociologie peuvent déboucher sur des fonctions d'experts ou
d'expertise, de management, d'ingénierie, de médiation,
d'intervention, d'évaluation, de formation, de management... Même
si les intitulés de Masters sont utiles pour cerner une relation entre
la formation de sociologie et les secteurs d'activités
20 Estimation basée sur une autre de ses enquêtes de
2006.
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vers lesquels oeuvrent les sociologues, la question des
pratiques de ces professionnels reste encore trouble. D'autant plus que, les
intitulés administratifs les plus couramment utilisés peuvent
sembler abscons et informent peu sur les pratiques qu'ils recouvrent, notamment
celles que l'on pourrait relier à la praxis sociologique. Les
intitulés classiques d'emplois comme ceux de chargés
d'études de mission, de projet, de cadres administratifs, cadres RH,
etc. mériteraient d'être analysés, non pas seulement pour
les personnes, les activités et les responsabilités qu'elles
incluent mais aussi pour s'intéresser aux éléments
sociologiques réaménagés dans leurs emplois. Lien qui peut
facilement être occulté par l'ancrage des praticiens dans leur
milieu professionnel.
Le travail d'Odile Piriou permet d'objectiver la question du
« tournant praticien » et de montrer que le panel des perspectives
professionnelles en lien avec les études de sociologie est sans doute
plus large et complexe qu'il n'y parait. Il est possible qu'aujourd'hui, on ne
puisse plus affirmer que l'activité de recherche ou de l'enseignement
soient les seuls débouchés existants. Par ailleurs, il semblerait
que la reconnaissance d'une sociologie praticienne se fasse de plus en plus
sentir au sein de la discipline si l'on prend comme indice par exemple, la
création de l'Association professionnelle des sociologues d'entreprise
(APSE) en 1999 et de sa revue « Sociologies pratiques »,
abritée par les PUF, classée parmi les revues de rang A par le
CNRS en 2008 ou encore de la création du Comité d'action de la
sociologie professionnelle (CASP) au sein de l'AFS.
Pour conclure sur cette partie historique, l'examen des modes
par lesquels la sociologie s'est professionnalisée nous a conduit
à observer un triple mouvement. Le premier peut être relevé
dans les années soixante pendant lesquelles la sociologie tend à
s'organiser à l'université et au CNRS. On observe alors la
promotion de deux types de modèles que l'on retrouve dans toutes les
disciplines académiques : une tendance fondamentale et une tendance
appliquée. L'histoire montre que la sociologie s'est plutôt
orientée vers cette première tendance. Celle-ci va s'affirmer et
se consolider avec les événements de Mai 68 où
l'équilibre entre les deux tensions semble friable. Les sociologues ne
rompent pas leurs relations avec les clientèles extérieures mais
la sociologie restreint son développement au milieu scientifique. Il ne
faut pas pour autant conclure à une non-professionnalisation de la
sociologie. Celle-ci a bien eu lieu mais essentiellement à travers le
modèle de la science. Le dernier mouvement correspond à la
période 80-90 (fin années 90) où les débats sur
l'équilibre apparemment rompu entre la tension théorique et
pratique réapparaissaient. Ces discussions soulignent
généralement la nécessité de réduire
l'écart existant entre le modèle de métier diffusé
et la réalité des débouchés des
diplômés
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ainsi que l'existence d'une sociologie dite « praticienne
». Cette question est réaccentuée par la création des
DESS qui se multiplient et comme le montre Odile Piriou (2008), la population
des diplômés formée au plus haut niveau d'étude
augmente bien plus rapidement et en plus grand nombre que les postes offerts
à l'Université ou au CNRS. De telle sorte que, de plus en plus de
diplômés qui exercent hors de l'académie aspirent à
faire reconnaître l'ancrage de leurs pratiques dans la discipline et
à un élargissement de l'organisation de la profession (Piriou,
1999). Être ou ne pas être sociologue, telle est l'une des
questions centrales que nous souhaitons soulever dans le cadre de ce travail.
Mais pas seulement, l'éventualité d'un tel virage soulève
de nombreuses interrogations relatives à la clarification des
débouchés professionnels, des pratiques et de la relation de ces
diplômés avec leur discipline.
Que deviennent-ils après leurs études ?
Emergent-ils de nouveaux profils d'emplois pour ces diplômés de
sociologie ? Quel est leur rapport à leur discipline ? Est-il
modulé par leurs expériences sociales et professionnelles ?
Est-ce que ces agents se sentent légitimes à s'identifier comme
sociologue ? Comment cette légitimité s'affirme-t-elle
différemment à travers différents cursus ?
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