1
2
« J'ai été longtemps soumis aux
impositions « scientistes », à l'idée d'une science
neutre, avec le projet d'établir une connaissance à partir de
laquelle chacun peut tirer des conclusions pratiques. Mais en vieillissant, je
pense que c'est une censure qui est imposée aux sciences sociales. C'est
une façon de les cantonner et de les discréditer si elles passent
la frontière au nom de l'accusation de politisation. Donc, j'ai de plus
en plus tendance à dire que le sociologue peut se permettre d'apporter
des solutions. Non seulement, il ne peut pas se contenter d'être en
position d'analyser, mais il peut et il doit, dans la mesure de ses
possibilités, proposer des solutions. Il n'y a rien de mal à
cela, au contraire. »
Pierre BOURDIEU,
Novembre 1998, « Entretien avec l'auteur », Lettre
du GRIS (Groupe de recherche innovations et sociétés),
Université de Rouen.
Remerciements
3
Je remercie mon directeur d'avoir accepté de m'encadrer,
pour ses relectures, ses conseils et pour avoir laissé un espace
d'expression à la non-conformité.
Merci à mes proches pour leur précieux soutien,
indispensable...
Merci à l'ensemble des enquêtés pour leur
participation et pour m'avoir fait profiter de leur expérience.
4
Table des Matières
Table des illustrations 7
Introduction 8
Chapitre 1 : Construction de l'objet 12
1. Sociologie de la sociologie et de ses publics 12
La sociologie des professions 13
La sociologie : métier ou profession ? Une prise de
position autour du concept de
professionnalisation. 15
2. Les étapes de la professionnalisation de la sociologie
18
Vers une fondation de la sociologie : primat de la figure «
savante » 18
Institutionnalisation de la discipline : avènement de la
figure du sociologue scientifique 23
L'intégration des « hors-statuts » et
l'université de masse : l'enseignement comme débouché
principal. 28
La thèse d'un tournant praticien 31
Chapitre 2 : Méthodes et cheminement de
l'enquête 36
1. Les populations de l'enquête 36
2. La construction des matériaux 39
Cheminement et difficultés 39
Méthodologie de terrain 40
Chapitre 3 : Une enquête réflexive
42
1. Un monde dans lequel on est pris 42
2. Penser la sociologie d'une position d'apprenti sociologue
44
3. Un sujet « Courageux » 46
4. La relation ethnographique comme relation sociale 48
L'étude des pairs, une démarche impossible ? 49
La sociologie, un monde hiérarchisé 52
Les intellectuels et les technocrates 56
La cohorte, groupes stratégiques et effet d'encliquage
59
Un partenaire confirmatif d'une « communauté de
destin » 61
Chapitre 4 : Les caractéristiques des
diplômés de sociologie 67
1. L'origine sociale 68
2. Sexe et origine universitaire 71
3.
5
Des étudiants âgés 72
4. Les baccalauréats 73
5. L'hétérogénéité des cursus
universitaires 75
6. Les explications apportées à l'orientation en
sociologie 77
Chapitre 5 : Le devenir professionnel des
diplômés de Sociologie 80
1. Les contreparties socioéconomiques de l'engagement
dans un cursus de sociologie 81
La question du chômage 81
La précarité dans les emplois 84
L'accès à la position de cadre et les
rémunérations 86
L'offre de postes dans la recherche publique 88
2. Les horizons professionnels des étudiants de
sociologie 89
Les secteurs d'activités 89
L'enseignement et la recherche 91
Les emplois typiques de praticien 92
Le chargé d'études 92
Le conseiller 96
Le formateur/consultant 100
Le manager 104
Spécificités et enjeux autour de la sociologie
praticienne 107
La réception de la figure du praticien par la
communauté scientifique 112
Les réorientations professionnelles 116
Les réorientations dans une autre composante 117
Les réorientations franches 121
3. Socialisation, choix de la spécialité et
poursuite en thèse 126
Le poids de la socialisation familiale sur les choix de parcours
128
Le poids de la nécessité 128
Les intellectuels et les technocrates 131
La poursuite en thèse façonnée par
l'imbrication d'une pluralité de facteurs 136
Le parcours 136
L'origine sociale 138
Le genre 139
La parentalité 142
L'importance du cursus dans la construction de la vocation 144
Chapitre 6 : Le rapport à la sociologie : un
construit social 147
1. 6
« A quoi sert la Sociologie ? » un travail sur des
idéaux-types 147
L'art pour l'art 148
L'engagement critique 150
L'interventionnisme 151
2. Différents rapports pour différents parcours
152
3. La force socialisatrice de la matrice disciplinaire 155
La formation au métier de sociologue module un rapport
cognitif au savoir 156
La formation au métier de sociologue, un
étiolement des postures d'engagement 158
4. Une relecture du concept de neutralité axiologique
161
5. Domination du modèle académique 163
6. L'affaire Elisabeth Tessier et son incidence sur l'exercice
du métier 167
Conclusion 169
Bibliographie 174
Annexes 182
7
Table des illustrations
Tableau 1 : CSP du père enquête
Génération 2010 ..69
Tableau 2 : Niveau de diplôme obtenu en sociologie selon
la CSP du père 70
Tableau 3 : Type de BAC enquête Génération
2010 73
Tableau 4 : Origine scolaire de l'enquête
Génération 2010 74
Tableau 5 : Diplômé X Origine scolaire
Génération 2010 ..74
Tableau 6 : Type de contrat des diplômés de
l'enquête Génération 2010 85
Tableau 7 : Position professionnelle à l'issue de
l'enquête .86
Tableau 8 : Salaire médian des diplômés de
sociologie en comparaison à d'autres
|
disciplines .
|
90
|
Tableau 9 : Nature de l'entreprise des diplômés de
l'enquête Génération 2010
|
|
Tableau 10 : Activité des entreprises des
diplômés de l'enquête Génération 2010
|
.90
|
Tableau 11 : Division du travail sociologique selon Burawoy
(2005)
|
112
|
Tableau 12 : Origine sociale et spécialité du
master
|
..130
|
Tableau 13 : Spécificité de la culture
d'appartenance des « classes moyennes supérieures » par
rapport au choix de la spécialité du master 133
Tableau 14 : PCS des parents des enquêtés inscrits
dans un 3ème cycle de sociologie 138
8
Introduction
Avant de présenter notre sujet, nous voulions exposer
quelques raisons qui justifient ce choix d'objet. Ce mémoire s'est
édifié sur le souhait de faire une « sociologie de la
sociologie ». Ce travail est le fruit d'un long cheminement prenant racine
au début de notre cursus et qui, suite à une succession
d'évènements finira par prendre la forme de cette recherche.
La genèse de ce questionnement se rapporte à un
cours que nous avons suivi en L2 intitulé « sociologie des sciences
et de la connaissance ». Nous apprenons, stupéfaits, que la
sociologie est une discipline capable de prendre la science pour objet : est-ce
la seule ? Pis encore, la sociologie peut se prendre elle-même pour
objet. Nous apprenons que la vérité scientifique a un ancrage
social. Nous apprenons que l'expérience sociale des chercheurs est
directement liée à leur manière de faire de la science.
Nous apprenons que le champ scientifique est régi par le conflit et que
la production d'une connaissance est indissociable d'une lutte pour
l'hégémonie (Mannheim, 1929). Bref, nous apprenons que la science
et la sociologie sont des champs de l'espace social avec leurs capitaux propres
et sont étudiables. Cette réflexion ne nous a jamais plus
quittés mais étant engagés dans un cursus de sciences
humaines différent, nous n'avons jamais pu avoir un espace
d'études pour mener ce travail de « sociologie de la sociologie
».
A la suite d'une licence de psychologie dans laquelle nous
suivons une unité d'enseignement de sociologie par semestre,
passionnés par ces deux disciplines, nous nous sommes inscrits dans un
master pluridisciplinaire. La formation mêle à la fois des cours
de sociologie et de psychologie sociale sur les questions d'éducation et
de formation. Notre sensibilité pour la question d'une sociologie
extra-académique nous vient sans doute de là. Nous avons fait un
stage dans un institut de formation où nous découvrons que des
professionnels diplômés en sociologie usent de celle-ci dans leur
activité. Cette expérience n'a pas été sans
importance dans le cheminement qui nous a conduit à cette
thématique. Nous avons observé dans les faits que le savoir
sociologique ne se limitait pas à l'enceinte universitaire, il nous
semble qu'il existe d'autres formes de déclinaisons qui prennent la
dénomination dans ce mémoire de « sociologie praticienne
».
Le master pluridisciplinaire que nous avons effectué
fut extrêmement riche pour nous intellectuellement. Nous
découvrons la sociologie de Bourdieu, de ses collaborateurs et
héritiers... Nous prenons connaissance des grands travaux de la
psychologie qui portent sur
9
l'éducation. Toute cette formation nous a rendu
extrêmement sensibles aux inégalités scolaires, à la
manière dont elles prennent formes, au rôle tenu par
l'école dans leur pérennité et leur justification...
Sensibles au point que nous les avons observées au sein même de
notre formation : les collègues abandonnent, ne supportant pas la
violence de l'évaluation ; les amis d'origines étrangères
essentialisent leurs performances et se dénigrent alors qu'on leur
apprend l'arbitraire culturel ; une institution qui fonctionne sur la recherche
de l'excellence... La passion pour la recherche que fait naître cette
formation s'accompagne d'un sentiment d'injustice dans ce fonctionnement
institutionnel des sciences humaines. Il atteint son paroxysme lorsque nous
avons compris que la formation que nous suivons n'a que peu ou presque pas de
valeurs au sein du champ universitaire et donc qu'il est impossible de
continuer en thèse sans faire un complément de formation. Tous
ces éléments nous semblaient importants d'être
rapportés pour comprendre le cheminement qui nous a conduit à
prendre la sociologie pour objet.
Concernant l'étude elle-même, elle sera
menée principalement à travers le prisme d'une sociologie des
groupes professionnels qui considère la discipline non plus
exclusivement comme un métier mais comme une profession. A ce sujet,
dans la partie qui concerne la construction de l'objet nous avons
cherché à croiser différents travaux historiques qui ont
étudié les grandes étapes de la professionnalisation de la
discipline. Par ce détour, nous montrerons que dans sa quête
d'institutionnalisation, plusieurs modèles de métiers semblent
avoir été promus : une tendance « universaliste »
(fondamentale) et une tendance « particulariste » (appliquée).
Nous verrons que la professionnalisation semble s'être plus
orientée vers sa composante scientifique et sa tendance fondamentale. En
retraçant l'histoire de la professionnalisation de la discipline nous
verrons que la définition octroyée au métier a toujours
suscité des clivages internes qui semblent toujours exister
aujourd'hui.
En guise d'exemple, Monique Legrand (2014) relate les
débats animés lors des journées publiques de l'ASES dans
le milieu des années 1990 où les clivages « savoir
théorique/savoir appliqué » se retrouvaient dans les
réactions de Pierre Bourdieu en réponse à Renaud
Sainsaulieu. « Tout se passait comme s'il y avait d'un
côté une sociologie pure (celle pratiquée et
revendiquée par les chercheurs et enseignants chercheurs) et de l'autre
côté une sociologie - si l'on osait la qualifier ainsi - aux
« mains sales » (celle des sociologues « extra-universitaires
», tels qu'ils étaient nommés à l'époque
» (Legrand, 2014 : 17). Pour l'auteure, les débats sur la
légitimité de l'appartenance sociologique de ces professionnels
divisent encore les sociologues universitaires. Des travaux laissent à
penser qu'ils sont même combattus. Par exemple, Lahire (2002) argue que
deux grands courants de la sociologie actuelle (sociologie
10
sociale et expérimentale) s'accordent sur des «
détestations communes » : les « sociologues de magazines
» et les « sociologues d'institution » (sociologie d'entreprise,
sociologie d'Etat...) qui abandonneraient toutes velléité
critique en se mettant au service des pouvoirs pour devenir hommes d'action au
service de l'action. Un des objectifs centraux de ce mémoire est d'aller
à la rencontre de ces diplômés devenus « praticiens
» pour vérifier cette assertion.
Par ailleurs, notre recherche est à rattacher à
des travaux de sociologues des professions qui montrent qu'aujourd'hui, la
discipline entre dans une nouvelle phase de professionnalisation qu'ils
qualifient de « tournant praticien ». Ce phénomène, qui
est objectivable statistiquement depuis les années 2000 se traduit par
une explosion des taux de certifiés d'un niveau master. Si bien que les
postes dans la recherche publique semblent loin de pouvoir couvrir
l'augmentation de ces flux de diplômés. Alors que l'essence du
métier de sociologue s'édifie sur son segment académique,
il est possible qu'aujourd'hui les pratiques sociologiques ne se cantonnent
plus à celles de son milieu d'origine. Nombreux sont les
diplômés d'un master de sociologie qui oeuvrent
professionnellement en dehors du champ académique et qui peuvent
être recrutés notamment pour leurs attributs de « sociologues
». Autant d'éléments susceptibles de
déséquilibrer les rapports de force entre les différents
« segments professionnels » qui composent la sociologie et que nous
avons choisi d'étudier chacun.
L'éventualité d'un tel tournant soulève
de nombreuses interrogations relatives à la clarification des
débouchés professionnels, des pratiques et de la relation de ces
diplômés avec leur discipline. Que deviennent-ils après
leurs études ? Emergent-ils de nouveaux profils d'emplois pour ces
diplômés de sociologie ? Quel est leur rapport à leur
discipline ? Est-il modulé par leurs expériences sociales et
professionnelles ? Est-ce que ces agents se sentent légitimes à
s'identifier comme sociologue ? Comment cette légitimité
s'affirme-t-elle différemment à travers différents
parcours ? Pour apporter des éléments de réponse, nous
avons étudié les trajectoires sociales de plusieurs cohortes de
« sociologues » à travers des données à la fois
quantitatives (CEREQ, 2010) et qualitatives (Enquête M2).
Pour mener notre travail de « sociologie de la sociologie
» au détour de la question du « tournant praticien »,
nous avons organiser ce mémoire en 6 parties. Le chapitre I concerne la
« construction de l'objet ». Nous présenterons plus en
détail l'ancrage paradigmatique et le cadre théorique sur lequel
repose cette recherche et l'orientation de son questionnement. Par la
même, nous consacrerons une partie à retracer les grandes
étapes de la professionnalisation de
la discipline. Le chapitre II sera quant à lui
consacré à l'exposition de notre méthodologie
d'enquête. Le chapitre III sera dédié à la
restitution d'une analyse réflexive des relations d'entretiens que nous
avons menée auprès des diplômés. Comme nous le
verrons, cet exercice nous a permis d'en apprendre plus sur notre objet et sur
les logiques sous-jacentes au monde des sociologues. Dans le chapitre IV, nous
nous attacherons à décrire les principales
caractéristiques sociologiques des diplômés (origine
sociale, BAC, genre, etc.) ainsi que les raisons qu'ils les conduisent à
s'orienter vers la discipline. Le chapitre V est de loin le chapitre le plus
conséquent de ce mémoire. Il y sera traité la question
large du devenir des diplômés de sociologie à travers
plusieurs points : les contreparties socioéconomiques1 de
l'engagement dans le cursus, les différents horizons professionnels et
l'importance de la socialisation dans les trajectoires (spécialisation
à l'entrée du master et disparités d'insertion) des
diplômés. Enfin, le chapitre VI sera consacré à
étudier la question du rapport qu'entretiennent les
diplômés avec leur discipline autour de deux principaux aspects :
la perception de l'utilité de la sociologie et la
légitimité à se prétendre sociologue. Nous verrons
que cette relation est un construit social et que la formation comme matrice
disciplinaire semble moduler le rapport que les diplômés
entretiennent avec leur discipline.
11
1 Chômage, rémunération,
stabilité dans l'emploi...
12
|