Les bals de lycée dans l'Utah: Etude anthropologique d'un rite de liminalité : famille, adolescence et sexualitépar Christelle Lardeux Université Aix-Marseille - Master 1 : anthropologie sociale et culturelle parcours 1 2018 |
Partie IV - Analyses complémentairesIsabelle KOSTECKI note dans son mémoire qu'aujourd'hui dans l'expression « religion à la carte », il y a une proportion à donner la liberté à l'individu de prendre certains éléments et d'en rejeter d'autres ainsi qu'à aller puiser d'autres éléments religieux exogènes (dans le boudhisme,...) 46 « afin d'élaborer de façon volontariste un ensemble hybride de croyances représentatives de leur monde intérieur ». L'adolescent mormon a été élevé dans la référence des textes bibliques, et dans l'attachement familial. Son libre-arbitre s'exerce pour beaucoup dans la communication au sein même de ses références et non pas dans la remise en cause en adhérant à des éléments qu'il aurait puisés ailleurs par sens critique. Et tout le système qu'il soit éducatif, religieux et familial est fondé sur ce fonctionnement. L'adolescent mormon quitte l'ensemble ou adhère à l'ensemble. (KOSTECKI, 2016) Le réseau familial étant très solidarisant, le jeune adulte mormon ou non-mormon exercera son libre-arbitre dans le cercle proche des références sociales et culturelles qu'il a reçues. Ce qui fait la force de perpétuation d'un tel système qui pourrait apparaitre sclérosé, c'est certainement la mise en pratique et la réitération de rite comme le bal, ou même le système scolaire de classe. Le jeune adulte en devenir a pu exercer ses critères dans un cadre semi-institutionnalisé. Cependant, l'auteur note plus loin « Toutefois, les acteurs restent soumis à des influences présentes dans la culture ambiante et ne peuvent puiser que dans un répertoire symbolique qui leur est accessible. De plus, la capacité de choix de l'individu n'est pas libérée des contraintes sociales et culturelles (Roy, 2008 : 276), particulièrement manifeste dans la pratique des rites de passage, essentiellement collectifs. » (KOSTECKI, 2016, 11). Je peux conclure comme elle l'avait proposé dans son modèle qu'il s'agit d'une dynamique de reliance verticale et horizontale partant de l'individu et permettant ainsi l'agrégation par l'intégration du Soi dans le Tout (ce qu'elle appelle l'Autre avec une majuscule). 52 Comme je l'ai mentionné j'ai choisi de parler de bals majeurs et mineurs, et j'ai pris conscience du lien avec le genre que cela impliquait. Or ce sont aussi les bals demandant plus d'investissement financier notamment au niveau des « activités » qui incombent au garçon. Je vais faire un lien avec la notion de responsabilité demandée aux hommes dans la société utahne. Tout d'abord, la loi53 est très stricte au niveau des besoins financiers d'une famille. Il existe aux Etats-Unis plusieurs procédures pour que les pensions alimentaires soient honorées. C'est encore plus vrai dans l'Utah et surtout pour l'homme (RENAUDAT, 1985). Ceci est renforcé par la religion mormone. Mes enfants et moi avons été invités à assister à « l'Église »54 au début de mon séjour. Ce temps dure trois heures et se découpent en trois moments : le premier est commun à tous et dure en moyenne 45 mn, il se passe dans la salle principale, le second est sectorisé dans des lieux différents et par tranche de vie (enfants, adolescents, adultes) : 52 Dans mon mémoire : p.11 53 https://www.persee.fr/doc/caf_1149-1590_1985_num_0_1_1172 RENAUDAT Evelyne. Le dispositif américain de recouvrement des pensions alimentaires. In: Recherches et Prévisions, n°0-1, février 1985. pp. 5-9. 54 Cela ne désigne pas seulement le lieu mais aussi la cérémonie hebdomadaire que l'on appelle « messe » en France chez les catholiques les plus jeunes enfants sont pris en charge dans une salle et des activités ludiques leur sont proposées. Les adolescents se rendent dans une autre salle où les préceptes religieux sont travaillés sous forme de jeux et de lecture. Les couples se retrouvent ensemble, c'est un temps de premières lectures de textes et de témoignages. Ce temps dure environ une heure. La dernière heure, seuls les adultes sont de nouveau dispatchés : les hommes partent dans un autre lieu, les femmes restent dans la salle. Ce sont les hommes qui se déplacent du fait des enfants en bas-âge qui restent le plus souvent avec la mère mais pas toujours, parfois c'est le père qui part avec le bébé. De mon point de vue, ces temps sont très chaleureux et très positifs. L'accent est mis sur les témoignages après lecture de textes et l'émotion qui s'en dégage (les pleurs et les rires sont nombreux). Il est important de noter qu'il n'y a pas de sens critique, c'est un partage. Je sais donc ce qui se passe du côté des femmes mais pas des hommes... Je recherche donc des renseignements. Ma kiné, une jeune femme de 28 ans qui a été en mission en France, m'explique que le temps des hommes est beaucoup plus moralisateur, on leur rappelle leurs devoirs conjugaux et familiaux. En effet, un soir nous sommes invités par les missionnaires et des voisins Mormons (un jeune couple que nous apprécions beaucoup). Les missionnaires nous montrent une vidéo qui explique le rôle de l'homme dans la famille : rôle financier d'abord et ensuite rôle de prendre le relai de sa femme après sa journée de travail. Notre voisin nous explique que c'est ce dont ils ont parlé plusieurs fois à l'église le dimanche. Ainsi donc je peux penser que les bals ont un objectif similaire : apprendre à l'adolescent masculin ses futures responsabilités. Il faut dire que l'autorité du père est encore un gage de protection. On peut remarquer sur les photos que les jeunes filles sont toujours découvertes, comme si dans l'Utah, il faisait très chaud toute l'année ou qu'il n'y avait pas de bal l'hiver. Alors qu'il faut savoir que l'hiver, il fait entre 0 et -8 degré. En fait, elles se découvrent le temps des photos, les tenues sont ainsi mises en valeur : la robe pour la fille, le costume pour le garçon. De même qu'elles n'hésitent pas à porter des talons hauts de type escarpin ouvert pour les mêmes raisons. Si j'ajoute le symbole de la fleur, je peux dire en reprenant l'analyse d'Anne Monjaret (MONJARET, 2005) qu'il y a un « caractère saisonnier » à ces rites. L'attente du printemps comme celui de l'attente du mariage. Ainsi donc en reprenant les caractéristiques de Van Gennep et réinvesties par Martine Segalen (VAN GENNEP, 2011 et SEGALEN, 1998), le bal correspond à un temps de « marge » symbolique où l'individu signifie qu'il rentre dans l'âge nubile. Nous ne sommes plus tout à fait dans le temps de la séparation. L'adolescent se trouve à la liminarité de sa famille et de son groupe de pairs dont il cherche l'agrégation. 47 A Eclairage d'après la théorie d'Emmanuel Todd 48 Emmanuel Todd, anthropologue controversé, qui a popularisé les travaux de Frédéric Le Play55 (TRIPIER-CONSTANTIN, 2016) selon lesquels la cellule familiale est l'unité fondamentale d'une société. Sa théorie est complexe, mais elle a le mérite de lancer une réflexion intellectuelle et scientifique sur le devenir d'une société. La société ne serait que l'institutionnalisation des principes structuraux de la famille (MENDRAS, 1984). Les axes sont l'autorité et la liberté dans le relationnel parent-enfant, l'égalité ou l'inégalité dans la fratrie (relié à l'héritage), l'endogamie et l'exogamie, la place du genre (importance du rôle de la femme). Il effectue un parallèle entre la baisse de la natalité et le recul religieux. Pour Todd, l'archéologie montre qu'en fait la société aurait pour origine la famille nucléaire56 et qu'ensuite la structure familiale se serait transformée en famille souche pour assurer la cohésion patrimoniale (notamment l'indivision des terres). Le type de famille qui nous intéresse est la famille nucléaire absolue. C'est le modèle le plus répandu dans les sociétés anglo-saxonnes. Ainsi le contrôle social s'effectue par un système libéral bi-égalitaire (l'héritage patrimonial est transmis de façon égalitaire ou inégalitaire). Le religieux est plutôt de type protestant : à la fois messianique et isolationniste marqué par une tendance à l'anticléricalisme. C'est un type exogame. C'est-à-dire que le partenaire est recherché à l'extérieur du clan proche. Le droit à la différence est reconnu. Et donc la vision de l'immigration oscille entre acceptation et ghettoïsation. Le religieux est fragile mais sans être remis en cause. Du point de vue historique le système productif était du type fermage peu modernisé et non domaniale, l'accès à la culture par l'alphabétisation fut tardif et l'enracinement géopolitique faible et instable, plutôt de nature ouvrière. La centralisation étatique est faible. La famille dans l'Utah a les caractéristiques de la structure nucléaire absolue avec quelques nuances : historiquement ce sont des pionniers constitués de famille nucléaire : parents et enfants. Malgré un territoire hostile plutôt de type désertique, la structure familiale est restée nucléaire. Cela tient sans doute au type de productivité : L'Utah est un état industrialisé et de services (notamment bancaires)57. La réussite individuelle et financière est valorisée et concrétisée dans une nouvelle famille nucléaire qui doit rester en lien avec la famille étendue. La mobilité géographique est importante. Du fait de la religion mormone, l'exogamie et le messianisme sont très répandus avec paradoxalement une endogamie religieuse (un mormon épouse un mormon majoritairement). Le cléricalisme est faible en bas de la pyramide religieuse : l'office et le référent des groupes d'âges sont tenus par un laïque58 pourtant en haut de la pyramide mormone, les « apôtres » au nombre de 12 constituent une oligarchie dont l'autorité est souveraine. L'anthropologue mentionne une concomitance entre la baisse de la natalité et la désaffection reli- 55 LECUYER, B.-P. (1992). Frédéric Le Play, fondateur de la « science sociale ». (5. L.-5. Communications, Ed.) Retrieved mai 2019, from https://doi.org/10.3406/comm.1992.1812: https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1992_num_54_1_1812 56 alors qu'il a été pensé pendant longtemps que c'était la famille souche. 57 http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/utah.htm 58 Le « bishop » gieuse. La forte natalité et la pratique religieuse mormone en Utah et particulièrement dans le district de Davis confirme cette théorie. Toute l'architecture sociétale utahne repose sur la cellule familiale comme perpétuation et solidification institutionnelles. Les textes de référence Mormons illustrent cela (Annexe III) : « Nous faisons également cette mise en garde : la désagrégation de la famille attirera sur les gens, les collectivités et la nation, les calamités prédites par les prophètes d'autrefois et d'aujourd'hui. Nous appelons les citoyens responsables et les dirigeants des gouvernements de partout à promouvoir des mesures destinées à sauvegarder et à fortifier la famille dans son rôle de cellule de base de la société. » B Le rite comme éducation à la perte de l'objet pour assurer la stabilité du couple L'hypothèse que je vais soumettre vient d'un article que j'ai lu : « Les rites et la condition sexuelle » de Jean-Thierry Maertens. Le rituel est vu comme une forme de pouvoir exercée par l'homme sur la femme et notamment à travers le marquage sur le corps (scarification, excision ...). La partie consacrée à la perte de l'Objet m'a amenée à un questionnement par rapport à mon sujet : « Le rite-signifiant est donc, tout compte fait, insignifiant puisqu'il est barré et qu'ainsi il manifeste la perte de l'Objet et la constante et répétitive substitution d'objets métonymisant l'Objet perdu (la perte d'Objet). Mais si insignifiant qu'il soit, le rite est pourtant bien significatif : alors qu'un pénis suffirait à mettre des corps en rapport, le rite tend à en faire un phallus qui triangule le rapport de l'un à l'autre d'un rapport commun à l'autre désiré au point que le corps-autre n'est plus jamais, une fois le rite passé par là, saisi pour lui-même, mais simultanément pour ce qu'il dit ou est censé dire de l'autre à quelqu'un qui, lui-même se prend pour l'autre. » (MAERTENS, 1978). Le bal n'entraine pas de modification perpétuelle sur le corps par contre la réitération du rite et notamment le renoncement à chaque fois du couple (c'est un couple non réalisé, virtuel rappelons-le) a un rapport direct avec la perte de l'objet principal du bal : le couple. L'adolescent s'entraine à la perte du partenaire dans la sécurité du rite. Cela signifie qu'il n'y a pas de processus de deuil, donc de souffrance. Et pour aller plus loin, le jeune apprend à faire des choix conscients et ainsi s'assure de construire le moment venu un couple réalisé stable. Cette dernière analyse me permet de conclure que le bal américain est plus une préparation au mariage et par extension à la constitution d'une famille (base d'une société étatique selon Emmanuel Todd) que la recherche d'un partenaire. C La notion de créativité rituelle 49 Trois types de représentant : le bricoleur, l'ingénieur et l'artiste qui ont été établis par les 50 travaux de Lévi-Strauss (1962) (KOSTECKI, 2016 , 30) « Pour Lévi-Strauss, l'activité du bricoleur se situe dans le spectre opposé à celle de l'ingénieur. Le répertoire culturel disponible dans lequel puise le bricoleur est limité ; son activité est donc contrainte à l'avance. Le matériau recyclé provient de stocks circonscrits et reste marqué par ses significations et ses usages antérieurs. La figure du bricoleur, décrite comme une « personne qui se livre à un travail intermittent et sans connaissances techniques » (Thuderoz et Odin, 2010 : 7) est empreinte d'amateurisme. Toutefois, McGuire (2008 : 195) affirme que bien des éléments assemblés par un bricoleur peuvent paraître disparates pour l'observateur extérieur, l'ensemble peut revêtir du sens pour le principal concerné et être efficace dans son expérience du monde. L'ingénieur, quant à lui, fait recours à des contenus et des outils « conçus et procurés à la mesure de son projet» (Lévi-Strauss, 1967). La démarche rationnelle et méthodique de l'ingénieur s'oriente vers une finalité extérieure qui n'est pas axée sur la transformation personnelle (Thuderoz et Odin, 2010). Il conçoit puis fait exécuter, contrairement au bricoleur qui fait et met en oeuvre. Ceci implique qu'il jouit d'une position plus puissante que celle du bricoleur, dont l'influence se réduit à soi ou à un groupe de proximité. Dans son projet, le bricoleur met « quelque chose de soi » (Lévi-Strauss). Si les aboutissements du bricolage peuvent être « brillants et imprévus » (Lévi-Strauss, 1962), l'innovation culturelle (et rituelle) la plus accomplie est réservée à l'ingénieur, selon Lévi-Strauss. La troisième figure que propose Lévi-Strauss est celle de l'artiste. Elle se situe à mi-chemin entre celle du bricoleur et de l'ingénieur. Elle réunirait « une connaissance interne et externe, un être et un devenir » et saurait créer une « synthèse exactement équilibrée de plusieurs structures artificielles et naturelles » (Lévi-Strauss, 1962). Ce processus de créativité conduit sur la base d'un travail imaginatif résulterait en une forme cohérente. L'artiste ne disposerait pas pour autant des moyens de diffusion verticale associés à l'ingénieur. Il est doté de critères intuitifs, mais pas nécessairement des orientations objectives de l'ingénieur (Thuderoz et Odin, 2010). Son engagement découlerait du désir et de la vocation plus que de la froide nécessité. » La créativité ritualisée dans notre sujet se trouve dans l'invitation, les lieux d'activités, la tenue surtout pour la jeune fille (pas les accessoires comme la fleur qui est normative). L'invitation est le plus marquant. C'est un travail imaginatif de performances personnelles et de recherche des centres d'intérêt de l'autre. L'acte créatif rituel est un processus d'emprunts, d'appropriation, de combinaisons, et de synthèse souvent associés à la culture. Dans cet espace liminal qu'est le bal de lycée, l'adolescent est encore dans l'expérimentation oscillant entre le bricoleur et l'artiste comme décrit dessus. Il met en place par la créativité ritualisée l'affirmation de son identité dans la considération de l'identité de l'autre. 51 Isaac passionné de films d'horreur Ce qui se joue ici est que cette festivité canalise la sexualité. Je rejoins alors René Roussillon qui pense que la création est en lien directe avec le sexuel. Il s'agit moins d'un désir que d'un besoin qui conduira à la sexualité. C'est un processus sublimatoire qui permet la gestion des pulsions voire un contrôle.59 (JOULAIN, 2012) |
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