La protection du droit de manifester dans l'espace publicpar Charles ODIKO LOKANGAKA Université de Kinshasa - Doctorat 2020 |
Section 2. La positivité de la liberté de manifester en droit espagnolLa Constitution espagnole de 1978 contient une longue déclaration des droits et des libertés et de leurs garanties d'exercice, énoncée dans l'esprit de la plupart des textes constitutionnels postérieurs à 1945 et intégrés à la tradition de l'État social de droit. Le droit de manifester est prévue à l'article 21 qui prévoit que « 1. Le droit de réunion pacifique et sans armes est reconnu. L'exercice de ce droit n'exigera pas une autorisation préalable. 2. Les autorités seront informées préalablement des réunions devant se dérouler dans des lieux de manifestation publique et de circulation ; elles ne pourront les interdire que si des raisons fondées permettent de prévoir que l'ordre public sera perturbé mettant en danger des personnes ou des biens »378(*). Par injonction du constituant, cette disposition a fait l'objet d'une mise en oeuvre législative, la jurisprudence apportant, notamment, des précisions quant aux caractères de la liberté de manifestation et déterminant, à la suite des textes, les composantes de cette liberté. L'histoire constitutionnelle espagnole a connu diverses formes de limitations du droit de réunion et de la liberté de manifestation, oscillant en la matière jusqu'en 1978 entre diverses conceptions (1). C'est à une conception libérale que le constituant de 1978 s'est finalement rangé (2), même si on observe que ce choix est loin d'avoir éteint toutes les interrogations et les affrontements autour de ce droit, ainsi que le met en lumière l'actualité (3). §1. Le parcours historique du droit de manifester en EspagneLa protection de ce que la doctrine a coutume de désigner comme la « liberté de manifestation » n'est qu'un acquis tardif de l'ordre juridique espagnol.379(*) En effet, pendant longtemps, en Espagne, la liberté de manifestation, associée ou non à la liberté ou au droit de réunion, n'a fait l'objet d'aucune consécration, ni législative ni a fortiori constitutionnelle. Si ce ne sont les codes pénaux de 1822 et de 1848, qui répriment les associations et les réunions illicites, cette liberté est tout simplement ignorée et cette considération limitée aux seules associations et réunions illicites en dit assez long sur l'idée que l'époque se fait du droit de réunion.380(*) Comme il a été perçu en droit français, le droit de manifester est jugée en Espagne comme un élément potentiellement subversif qui doit être fortement contrôlé et, lorsque le droit envisage de s'en saisir, c'est surtout pour lui appliquer un régime « sanctionnateur »381(*). Certes, si quelques réunions ont bien lieu, un grand nombre sont en réalité interdites sans que soit exigée une motivation particulière et, évidemment, sans qu'un contrôle des mesures d'interdiction ne soit prévu. De sorte que durant une grande partie du XIXème siècle, le droit de se réunir, et plus encore le droit de manifester, ne sont pas appréhendés en Espagne en tant que droits des individus mais ont beaucoup plus à voir avec un régime de police discrétionnaire, tout se passant comme si la restriction de la liberté de réunion était dans l'ordre naturel des choses382(*). À partir de la Constitution de 1869, les choses évoluent nettement puisque son article 18 reconnaît positivement le droit de réunion, rapproché des libertés d'expression et d'association ainsi que du droit de pétition.383(*) Poursuivant même ce mouvement, la loi accueille le droit de réunion et de manifestation. D'une part, le Code pénal de 1870 liste les réunions et manifestations non pacifiques et donc illicites, d'où il ressort que les réunions et manifestations non incluses dans cette liste sont pacifiques et licites, et méritent à ce titre la protection de l'ordre juridique.384(*) D'ailleurs, des sanctions sont prévues à l'encontre des fonctionnaires qui empêcheraient une réunion pourtant licite. Et bien que la liste des réunions interdites reste fort longue, un pas sérieux est incontestablement franchi par le Code pénal dans le sens d'une meilleure reconnaissance de la liberté de réunion. D'autre part, cela ressort de manière plus évidente encore de la loi du 15 juin 1880 portant précisément sur l'exercice de(s) réunion(s) publique(s)385(*). Conformément à la Constitution de 1869, la réunion est bien présentée comme un droit ; mieux, les conditions prévues pour jouir de ce droit s'avèrent même libérales puisque, pour pouvoir organiser une réunion ou une manifestation licite, il suffit de porter par écrit à la connaissance du représentant du gouvernement l'objet, le site, le jour et l'heure de la réunion.386(*) Toutefois, ce régime de déclaration préalable assez respectueux des libertés se trouve tempéré par le fait que certaines réunions, même licites, exigent une autorisation préalable ; il s'agit de toutes celles qui sont célébrées dans les rues, sur les places et les allées, ou autres lieux de circulation. Il s'agit ici d'un régime hybride combinant information et autorisation préalables, assimilable à celui qu'a connu la RDC sous l'empire du décret-loi de 1999. Il faut relever cependant que le régime espagnol de 1869 se révèle plus restrictif que le régime congolais de 1999 au motif que le droit espagnol de l'époque subordonnait toutes les manifestations et réunions dans l'espace public à l'autorisation préalable alors qu'au Congo en 1999, toutes les manifestations dans l'espace public n'étaient pas concernées par l'autorisation préalable. Autant dire que les manifestations sont, en Espagne de l'époque, davantage suspectées de poser problème, le législateur privilégiant souvent à leur encontre un régime plus rigoureux. Pour autant, le droit de réunion et de manifestation sort grandi d'une législation qui, dans les années 1870-1880, est dans une certaine mesure avant-gardiste. D'abord, par les formules employées : il n'est plus question par exemple de réunions à l'air libre mais de réunions sur des lieux de circulation, ce qui a pour conséquence de concrétiser plus clairement le caractère public des sites de réunions. Ensuite, le juge n'est pas écarté du processus puisque, dès que des sanctions sont envisagées contre les organisateurs de la réunion ou de la manifestation, il est seul autorisé à les prononcer.387(*) Enfin, et plus généralement, avec le Code pénal de 1870 et la loi sur les réunions de 1880 c'est un vent libéral, à la suite de l'élan imprimé par la Constitution de 1869, qui souffle sur des libertés jusque-là particulièrement malmenées, une « oasis au milieu des dispositions qui asphyxiaient les libertés publiques au XIXème siècle ».388(*) Cet état d'esprit bienveillant à l'égard du droit de réunion et de manifestation ne sera pas surpassé avant 1978, c'est-à-dire avant l'entrée en vigueur de l'actuelle Constitution du Royaume d'Espagne. On peut s'en étonner au regard de la Constitution de 1931, qui institue la seconde République espagnole, dans la mesure où ce texte exprime une forte réaction à la dictature du général Miguel Primo de Rivera qui a sévi de 1923 à 1930 avec la complicité du Roi Alphonse XIII.389(*) L'esprit libéral qui a présidé à l'élaboration de ce nouveau texte constitutionnel laissait donc à penser que les libertés publiques allaient, à l'image de la France qui fait alors figure de modèle, connaître leur âge d'or. D'ailleurs, pour ce qui est de la liberté de réunion, l'espoir est d'autant plus fort que l'article 38 lui ménage une place propre, indépendante par rapport aux libertés classiques comme la liberté d'expression ; cela exprime le caractère nouveau donné à cette liberté, plus seulement conçue comme une liberté individuelle mais également comme une liberté sociale, par laquelle chaque individu peut être et se montrer comme manifestation de la réalité sociale et comme figure de la société390(*). Pourtant, l'espoir fait long feu car le régime n'arrive pas à faire face à la désagrégation du système politique espagnol, aux problèmes sociaux et à la question religieuse. À l'inverse, particulièrement après l'arrivée au pouvoir du Front populaire en 1936, il se confronte à des coups d'État et bientôt à la guerre civile391(*). Autant dire que, quelles qu'aient été les bonnes intentions des constituants en faveur d'une démocratie libérale, les conditions n'étaient en réalité pas réunies pour pouvoir assurer un développement favorable des libertés. Le régime de la liberté de réunion reste ainsi, sur le principe tout au moins, à quelque chose près le même que sous l'empire des lois de 1870 et de 1880.392(*) La situation va évidemment fortement évoluer avec la victoire du franquismeen 1939.393(*) En mal bien sûr, particulièrement à l'endroit de la liberté de réunion et de manifestation qui va être, comme toujours dans le cadre d'un régime autoritaire, l'une des premières cibles du nouveau régime, considérant que cette liberté présente un potentiel de subversion avéré à l'encontre du nouvel ordre politique et social. Il suffit de se référer à la circulaire édictée par le Sous-secrétaire de l'intérieur du 20 juillet 1939 pour observer la bascule complète. Dans l'exposé des motifs, on peut lire qu'en vertu des principes hiérarchiques du régime, la liberté de réunion est soumise à la Haute direction politique de l'État, ce qui, en d'autres termes, laisse imaginer l'état particulièrement précaire auquel va être réduite cette liberté. Concrètement, la circulaire ordonne que toutes les réunions et manifestations, sans exception, fassent l'objet d'une autorisation préalable par l'autorité gouvernementale. De plus, les autorités administratives disposent elles-mêmes, et non plus le juge, de la possibilité de sanctionner les organisateurs de manifestation récalcitrants394(*). La motivation des refus révèle à elle seule, si besoin en était, le caractère liberticide du régime à l'endroit du droit de réunion puisque, selon les consignes rappelées par la loi d'ordre public de 19598, son exercice ne sera autorisé qu'à partir du moment où les fins qu'il poursuit sont les mêmes que celles défendues par l'idéologie et les valeurs du régime franquiste. Cet épisode sombre pour les libertés prendra fin avec la mort de Franco en 1975 et la restauration du régime démocratique, donnant lieu à l'adoption de la Constitution de 1978. La période, agitée, qui sépare la Constitution de 1869 et la Constitution de 1978, livre beaucoup d'enseignements sur la conception que l'ordre juridique espagnol se fait aujourd'hui de cette liberté composite. * 378 Disponible sur http://mjp.univ-perp.fr/constit/es1978.htm, consulté le 15 juillet 2019, à 17 heures 47'. * 379ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 2. * 380ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 3. * 381ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 4. * 382Ibidem. * 383 DE ESTEBAN (J.), Las Constituciones de España, Boletín Oficial del Estado, Centro de Estudios políticos y constitucionales, Textos y Documentos, Madrid, 2000, p. 222. * 384 Sont considérées comme non pacifiques les réunions suivantes : celles qui contreviennent aux règlements de police, les réunions ou manifestations qui ont lieu à l'air libre ou de nuit, les réunions où les participants portent des armes. * 385ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 6. * 386Ibidem. * 387ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 6. * 388Idem, p. 4. * 389Ibidem. * 390ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 6. * 391Ibidem. * 392ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 6. * 393Le franquisme traduit en politique, le système politique et économique instauré par le général Franco en Espagne, proche du fascisme italien. Il apparaît tout à la fois comme une dictature militaire et comme le plus civil des régimes que l'Espagne ait connus. * 394ALCARAZ (H.) et LECUCQ (O.), Op. cit, p. 8. |
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