La protection du droit de manifester dans l'espace publicpar Charles ODIKO LOKANGAKA Université de Kinshasa - Doctorat 2020 |
A. Le conflit entre la liberté du sujet et la liberté de tousLe fait que la liberté soit « souvent présentée » à la fois comme un « objet de conquête » et « une réalité "inaliénable" »95(*) suscite l'étonnement voire un certain malaise. Frédéric Laupies estime en effet que la liberté prétendument donnée demeure discutée. « Si elle est à conquérir, elle n'est pas déjà donnée ; si, en revanche, elle est inaliénable, elle est toujours déjà là. Ces deux pôles induisent à leur tour des contradictions : si on la tient pour inaliénable, sa défense apparaît inutile et contradictoire ; si on la défend, elle peut être tenue pour une réalité fragile, voire contingente et relative »96(*). N'est-il pas dès lors prudent de tenter de lever cette double contradiction puisque le consensus à peine énoncé est déjà fragilisé ? Selon Philippe Segur, « au commencement étaient les devoirs et non les libertés (...). L'histoire des libertés s'écrit alors en creux, à partir de leur négation »97(*). La liberté est le résultat d'une conquête de l'homme sur l'homme : « l'histoire des droits de l'homme est dominée par l'écartèlement de la personne entre l'obéissance et la délivrance. Mais dans cette histoire, le devoir précède le droit »98(*). La liberté, c'est naïvement une faculté positive, la capacité d'agir sans contrainte. Si « en appeler à une évidence intrinsèque des droits de l'homme est une solution paresseuse qui relève d'une illusion culturelle »99(*), pour autant, entreprendre de proposer une ou plusieurs significations de la liberté est un exercice éminemment philosophique et telle n'est pas l'ambition de ce travail. C'est la liberté dont seul le droit peut s'occuper : « le droit est une discipline sociale. Seuls relèvent de lui les rapports de l'homme avec les autres et la société. Dès lors, il abandonne au philosophe les aspects du problème de la liberté étrangers à son objet propre »100(*). La réflexion en droit ne peut porter que sur l'existence de la liberté perceptible en tant qu'objet social : « réfléchir sur la liberté, c'est réfléchir sur les conditions de sa réalisation dans la vie humaine, dans l'histoire, au plan des institutions »101(*). B. La collision des libertés antagonistesRefonder la résolution du conflit de libertés résulte de la possibilité ouverte par la notion d'intérêt général de penser différemment la conjonction entre liberté du sujet et liberté de tous. L'intérêt général conçoit autrement le rapport entre droits et libertés. « Issu de la Raison moderne, il est le plus mauvais système d'organisation politique à l'exception de tous les autres »102(*). En effet, l'intérêt général semble ici, là, partout, depuis toujours, sous des vocables, certes différents, lesquels n'occultant pas toutefois la prégnance d'un intérêt qui transcende les intérêts particuliers et dont celui-ci procède. « Partout, on s'accorde pour admettre qu'il existe une chose publique, la republica, à côté et bien souvent au-dessus de la multitude des choses privées » annonce Élisabeth Zoller immédiatement en prélude à son ouvrage103(*). Didier Truchet voit dans l'intérêt général autant « un élément régulateur de la liberté qu'un facteur d'atteinte à celle-ci. Il peut être aussi l'élément conciliateur de deux libertés antagonistes »104(*). La notion d'intérêt général serait donc appropriée pour comprendre la volonté de limiter collectivement les libertés et absorber, en principe, tous les cas de conflits de libertés. La notion d'intérêt général paraît offrir, comme on va le voir, un cadre de références global à la liberté en rendant possible cette mutualisation. La définition de l'intérêt public en tant qu'objectif de l'État énoncée par le professeur Zoller corrobore cette prise de position. « Cet intérêt public, on pourrait aussi dire la chose publique, ce n'est rien d'autre que l'État105(*) ». L'État est fait, non pas de la somme de tous les intérêts privés, mais seulement de la somme de tous les intérêts que les hommes ont décidé, par un acte de libre volonté, de mettre en commun »106(*). La notion d'intérêt général est désormais convoquée pour rendre compte de ce que la définition juridique de la liberté, ou pour le dire d'une autre manière, la restriction de la liberté pour la protéger, est l'affaire de tous. Il existe donc un intérêt public, distinct des intérêts privés, un intérêt public en soi »107(*). C'est cet intérêt public qui constitue le point conciliateur du conflit entre la liberté du sujet et la liberté de tous, et la liberté de manifestation mérite d'être placée dans cette perspective, au regard des impératifs de l'ordre public qui en imposent les restrictions. Le postulat de départ de la liberté du sujet conduit inexorablement à la conséquence que la liberté de tous est nécessaire. Mais cette nécessité d'ordre logique aggrave le contexte conflictuel dans lequel se meut l'exercice de la liberté. L'égale liberté de tous rend ce conflit inéluctable. Être contraint de résoudre ce conflit suppose, en premier lieu, qu'on ne peut s'y soustraire. Précisément, les caractères de la liberté humaine, sa définition acceptée, montrent qu'admettre la liberté implique l'égalité entre les individus. C'est à cette double condition, liberté-attribut et égalité-corrélat, que se trouve confirmé le conflit inéluctable. Il naît du télescopage de l'exercice de leurs libertés par des êtres égaux. L'homme isolé, et dans son droit d'agir comme il l'entend, est libre. La liberté, entendue philosophiquement autrement dit comme un pur fait est théoriquement illimitée. Cependant, sitôt qu'est admise la liberté de l'homme, sont admises, de plano, les libertés des hommes, la liberté de tous. Cela tient à l'énoncé même108(*). Si tous les hommes sont libres, alors ce sont des êtres également libres. Leur égalité découle de leur liberté dès l'état de nature. Symétriquement on comprend qu'« une liberté totale tuerait l'égalité au profit des plus forts (...) »109(*). On peut s'appuyer sur le propos de Kant pour expliciter les conséquences de la liberté110(*). L'auteur de la Doctrine du droit rappelle qu'« il n'y a qu'un seul et unique droit inné»111(*): « La liberté (comme indépendance vis-à-vis de l'arbitre contraignant d'un autre individu), dans la mesure où elle peut coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle, est cet unique droit originaire qui appartient à tout homme en vertu de son humanité »112(*). Mais il ajoute immédiatement que cette liberté s'accompagne de « l'égalité innée, c'est-à-dire l'indépendance qui consiste à ne pas être obligé par les autres à davantage que ce à quoi on peut aussi réciproquement les obliger. Par conséquent, la qualité de l'être humain qui réside dans le fait d'être son propre maître (sui juris), en même temps que celle d'un homme intègre (justus), parce que, avant tout acte juridique, il n'a rien fait d'injuste. Enfin aussi la faculté de faire envers d'autres ce qui en soi n'amoindrit en rien ce qui leur revient, pourvu qu'ils ne veulent pas l'admettre (...) : toutes ces facultés d'agir sont déjà inscrites dans le principe de la liberté innée et n'en sont pas réellement distinctes (...) »113(*). C'est une illustration de ce que, chez Kant, liberté et égalité sont logiquement associées, l'égalité découlant nécessairement de la liberté. Si tous les hommes sont libres, alors ils sont forcément égaux. Il n'existe qu'un seul droit à la liberté, lequel inclut nécessairement le principe d'égalité. « En d'autres termes, l'équilibre social, fondé sur un principe moteur individuel et inné, la liberté, est compensé par un principe régulateur social, l'égalité. La doctrine réactualise la pensée de Kant en se référant à une contraction sémantique inédite : "l'Égale-liberté"114(*). L'état de nature, état de liberté pour l'homme disait Locke115(*), « est aussi un état d'égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est très évident que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles, sans nulle subordination ou sujétion (...) »116(*). L'égalité, comme limite inhérente à la liberté, est cependant, faute de règle commune garantissant cette limite, source de conflits. Dorénavant identifiée, l'origine du conflit va peu à peu être appréhendée par l'homme. Ce n'est au fond qu'au prix du respect mutuel de la liberté de chacun que l'on parvient à respecter la liberté de tous. Impliquant l'égalité de jouissance, la vraie liberté, c'est-à-dire une liberté effective pour tous, ne peut s'exercer que « dans le respect du droit d'autrui »117(*). Il faut pour cela trouver un équilibre entre deux réalités en conflit. Toute la difficulté est effectivement que « l'égalité (...) et la liberté sont à la fois opposées et complémentaires »118(*). Cela est résumé par ce chiasme évocateur : « Trop de liberté tue l'égalité, trop d'égalité tue la liberté »119(*). De l'équilibre dépend l'avènement de la vraie liberté. Or, pour parvenir à trouver cette vraie liberté, elle doit être respectée par chacun. « Si l'idée de la liberté était absolue, et s'il n'existait aucune limite à l'exercice de la liberté, celle-ci risquerait de s'autodétruire »120(*). La liberté du sujet entre en conflit avec la liberté d'autrui et empêche la réalisation de la liberté de tous. Car, fondamentalement, la liberté est impuissante à se définir elle-même ; elle ne peut « s'auto-définir » car elle est de même valeur. La liberté ne peut par conséquent être pensée sans recourir à d'autres concepts. Conscient de cette spirale destructrice de sa propre liberté dans laquelle ce conflit le fait entrer inexorablement, l'homme va s'attacher à trouver des solutions aux conflits de liberté, en particulier, en cherchant un concept ou une notion suffisamment large pour rendre compte de cette coordination entre liberté du sujet et liberté de tous. En somme, un élément extérieur susceptible d'arbitrer pour le résoudre le conflit entre liberté du sujet et liberté de tous. * 95 LAUPIES (F.), La liberté, Paris, PUF Coll. Que sais-je ?, 2004, p. 5. * 96 Idem, p. 6. * 97 SEGUR (P.), La dimension historique des libertés et droits fondamentaux, in CABRILLAC (R.), FRISON-ROCHE (M.-A.), REVET (T.), (dir.), Libertés et droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 11ème éd., 2005, pp. 7-26, spéc. p. 7. Quant à l'émergence des droits de l'homme dans l'espace social, MOURGEON (J.), Les droits de l'homme, Op. cit., pp. 21-29. * 98Idem. * 99 LE GUYADER (A.), La question philosophique d'un noyau dur des droits de l'Homme, in MAUGENEST (D.), POUGOUE (P.-G.), (dir.), Droits de l'Homme en Afrique centrale, Op. cit., pp. 249-265, spéc. p. 259. * 100 RIVERO (J.), MOUTOUH (H.), Libertés publiques, t. 1, Paris, PUF, Coll. Thémis, 9ème éd., 2003, pp. 5-6. * 101 RICOEUR (P.), Liberté, Op. cit., p. 979. * 102 ROUSSEAU (J.-J.), Du contrat social,Op. cit., p. 69. * 103 ZOLLER (É.), Introduction au droit public, Op. cit., p. 2. * 104 TRUCHET (D.), Les fonctions de la notion d'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d'État, Paris, L.G.D.J., 1977, p. 176. * 105 ZOLLER (É.), Op. cit., p. 11. * 106Idem. * 107ZOLLER (É.), Op. cit., p. 11. * 108. LESCUYER (G.), Histoire des idées politiques, Coll. Précis, 14ème éd.,Paris, Dalloz, 2001, p. 121. * 109 TRUCHET (D.), Le droit public, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2003, p. 72. * 110 KANT (E), Doctrine du droit, Op. cit., in Métaphysique des moeurs, t. II, RENAUT (A.), Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 25-27. * 111KANT (E.), Op. cit., pp. 25-26. * 112Idem, p. 26. * 113 Ibidem, pp. 26-27. * 114BLIBARD, Une philosophie des droits du citoyen est-elle possible ? Réflexions sur l'Égaliberté, RUDH 2004, p. 2-6, évoqué par SERMET (L.), Une anthropologie juridique des Droits de l'homme. Les chemins de l'océan Indien, Op. cit., p. 198. Voir également, KELSEN (H.), La démocratie : sa nature, sa valeur, traduction EISENMANN (Ch.), Paris, Sirey, 1932, p. 2. * 115 LOCKE (J.), Traité du gouvernement civil, traduction MAZEL (D.), présentation GOYARD-FABRE (S.), Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 154 § 15 (paru pour la première fois en 1690). * 116 LOCKE (J.), Traité du gouvernement civil, Op. cit., p. 143. SUDRE (F.), Droit européen et international des Droits de l'Homme, Paris, PUF, Coll. Droit fondamental, 9ème éd., 2008, p. 269. * 117 VONHUMBOLDT (W.), Essai sur les limites de l'action de l'État, Traduction CHRETIEN (H.), HORN (K.), préface de LAURENT (A.) et HORN (K.), Paris, Les Belles Lettres, Coll. Bibliothèque classique de la liberté, 2004, p. 165. * 118 FRAISSE (R.), Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle conditionné, diversifié et modulé de la proportionnalité, in Les figures du contrôle de proportionnalité en droit français, Actes du Colloque de la Faculté de Droit et d'Économie de la Réunion, 4 et 5 juin 2007, LPA n° spécial du 5 mars 2009, pp. 74-85, spéc. p. 75. * 119 FRAISSE (R.), Op. cit, p. 75. * 120 SABETE (W.), Limitations aux droits, in ANDRIANT SIMBA ZOVINA (J.) et alii, (dir.), Dictionnaire des Droits de l'Homme,op. cit., pp. 656-662, spéc. p. 656. Dans le même ordre d'idées, RAWLS (J.), Théorie de la justice, op. cit., p. 251. C. BECCARIA, Des délits et des peines, traduction CHEVALLIER (M.), présentation ROCHEFORT (D.), Paris, Le Monde- Flammarion, coll. « Les livres qui ont changé le monde », n° 22, 2010, p. 54. |
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