Chapitre 4 : Discussions et recommandations
4.1 Limites des résultats de
l'étude
Un des premiers enjeux de ce travail était de
réussir à formaliser par écrit le
référentiel piscicole proposé par l'APDRA sur la
Côte Est. Cependant, il a été difficile de
caractériser l'ensemble des conseils techniques et organisationnels
réellement apportés par les ACP aux pisciculteurs. D'une part, le
temps passé sur le terrain n'a permis de suivre que ponctuellement les
ACP dans leur travail et la diversité des conseils apportés n'a
pas été décrite. D'autre part, nous avons remarqué
qu'il existe une multitude de conseils techniques qui peuvent être
différents d'un ACP à l'autre selon son expérience
personnelle. Il est donc difficile d'aboutir à un
référentiel technique unique qui servirait de base de comparaison
pour identifier les pratiques piscicoles innovantes pour l'APDRA. De plus, il a
été difficile de délimiter la frontière entre les
conseils donnés par les ACP qui correspondent au « package
technique » de l'ONG et les conseils donnés par les ACP
adaptés aux situations et aux objectifs des pisciculteurs qu'ils
encadrent.
La traque à l'innovation n'a pas pour vocation
à être représentative, on cherche des singularités
dans la masse. Cependant, notre échantillon gagnerait à
être enrichi par plus de pisciculteurs situés dans des zones
différentes. En effet, notre échantillon se limite à une
partie des pisciculteurs encadrés par l'APDRA dans le district de
Vatomandry. Il existe d'autres systèmes d'élevages piscicoles
allant de l'élevage de tilapia en cage à la pisciculture
traditionnelle en trou (voir page 28). Il aurait été
intéressant d'étudier cette diversité de pratiques
d'élevages et leur place dans le développement de la pisciculture
sur la Côte Est de Madagascar. De plus, il y a d'autres zones où
ont évolué des pisciculteurs accompagnés par l'APDRA. La
région Analanjirofo, située au nord d'Atsinanana a
été jusqu'en 2017 l'autre région de la Côte Est
où intervenait l'APDRA à travers le projet PPMCE-SA9.
A la fin de ce projet, une association de pisciculteurs s'est
constituée, l'ADRPi10. Aujourd'hui, d'après des
membres de cette association, des anciens bénéficiaires de
l'APDRA continuent à pratiquer la pisciculture dans cette région.
Il aurait été intéressant d'aller voir comment les
pratiques piscicoles ont évolué depuis qu'il n'y a plus de
conseils techniques apportés par les ACP. De plus, les trois autres
districts d'interventions actuels de l'APDRA sur la Côte Est, Toamasina,
Brickaville et Mahanoro, n'ont pas été explorés. Les
pisciculteurs encadrés par l'APDRA dans les communes autour de Toamasina
se trouvent près de la deuxième plus grande ville du pays. On
peut penser qu'ils ont un accès plus facile aux marchés de la
grande ville, à des ressources comme la provende alimentaire et à
de l'information, notamment externe à l'APDRA. Dans le district de
Mahanoro, nous avons identifié des paysans qui s'étaient
lancés tout seul dans la construction de leurs étangs et qui
sollicitaient un appui technique de l'APDRA. Il aurait été
intéressant d'étudier leurs aménagements et leurs
pratiques piscicoles.
Troisièmement, la méthode de «
traque aux innovations » a été difficile à mettre en
oeuvre. Tout d'abord, le contexte de la pandémie du COVID-19 a restreint
le champ de cette traque à l'étude des pisciculteurs de l'APDRA
sur un temps de terrain plus court : 2 mois au lieu de 3 mois et demi
initialement prévus. Ce temps court ne m'a pas permis de construire un
réseau d'information suffisant pour « traquer » une grande
diversité des pratiques innovantes existantes. La méthode
d'identification par « effet boule de neige » n'a pas
réellement fonctionné et très peu de pisciculteurs
enquêtés nous ont redirigé vers d'autres pisciculteurs
innovateurs. Les liens établis avec les pisciculteurs ont sans doute
été trop faibles pour entrer dans une relation de confiance et
comprendre les réseaux d'acteurs mobilisés par les pisciculteurs
dans leurs innovations. De plus, un certain nombre de biais
d'enquêtes
9 PPMCE-SA : Projet Pisciculture Madagascar Côte
Est - Sécurité Alimentaire
10 ADRPi : Association pour le Développement
Rural de la Pisciculture
72
existent :
- Le traducteur n'était pas formé en
pisciculture et vient d'un district plus au nord de la Côte Est. Il ne
maîtrisait pas le vocabulaire agricole nécessaire pour une bonne
compréhension des dires des pisciculteurs enquêtés, en plus
de quelques lacunes en langue française. - Cette étude
mériterait d'être enrichie de données quantitatives sur les
systèmes d'élevage étudiés (coût des
aménagements piscicoles, temps de travail, poids des poissons, kilos de
poissons produits et vendus, valeur ajoutée brute de l'activité
piscicole ...) et sur les autres activités de l'exploitation (gains
économiques générés par les autres activités
agricoles). Cela permettrait de mieux comprendre les pratiques et les
stratégies misent en oeuvre par le paysan sur son exploitation. - La
phase d'enquête s`est déroulée en parallèle de
moments clés du calendrier agricole des pisciculteurs de la Côte
Est. En effet, la récolte de girofle s'est faite fin octobre, celle du
letchi fin novembre et la récolte du riz de contre saison
commençait début décembre. A cela s'ajoute la «
fête des morts » au moment de la Toussaint qui est la fête
traditionnelle la plus importante de l'année pour l'ethnie majoritaire
de la région, les Betsimisaraka. Certains
pisciculteurs n'étaient alors pas disponibles pour des
entretiens.
Pour finir, les personnes ressources permettant
d'identifier des pisciculteurs aux pratiques innovantes étaient
principalement les ACP de l'APDRA. Il faut noter que « l'appartenance
institutionnelle ou la position sociale du pisteur conditionne
l'identité de l'individu atypique identifié. » (Blanchard et
al., 2017). Cette « porte d'identification » présente un
double biais. D'une part, les ACP sont les agents terrains de l'APDRA, ils ont
des objectifs de performance chez les pisciculteurs qu'ils encadrent, qui
indirectement sont liés à l'application du
référentiel technique recommandé. Il est alors difficile
d'identifier des pratiques « hors normes » et très
décalées du référentiel de l'APDRA. On rejoint ici
les constatations de Lucas Fertin, qui a fait une étude pour l'APDRA sur
les Hautes Terres en 2018 et qui parle de la porte d'entrée par les ACP
: « Il faut savoir que les techniciens auront tendance à proposer
des localités où l'accompagnement se passe bien, où les
dynamiques piscicoles ont tendance à être exemplaires par rapport
aux prescriptions de l'APDRA » (Fertin, 2018). D' autre part, on peut
émettre l'hypothèse qu'une partie des pisciculteurs ayant des
pratiques « hors-normes » ne souhaitent pas se faire connaître
(Audouin et al., 2017). Il est alors peu probable qu'ils soient
identifiés comme tels puis désignés par les ACP.
Finalement, une partie importante des pratiques innovantes identifiées
lors de ce stage sont déjà connues par les équipes de la
Côte Est.
4.2 Discussion sur les résultats obtenus
:
4.2.1 Un panel d'innovations identifiées et
caractérisées qui restent à valider
Ce travail a permis d'identifier et de
caractériser une diversité d'innovations paysannes touchant aux
aménagements piscicoles, aux outils innovants utilisés, aux
différentes gestions des espèces piscicoles ou encore aux
différents échanges existants entre les pisciculteurs. Cela
permet d'enrichir les connaissances piscicoles de l'APDRA et surtout de passer
de connaissances orales à une formalisation écrite qui permet de
mettre en partage toutes ces informations au sein du réseau de l'APDRA.
Cette traque pourrait permettre d'enrichir le bagage d'options
conseillées par l'APDRA aux pisciculteurs qu'elle accompagne. Les pistes
à approfondir sont nombreuses (voir annexe 3 et 4). Il serait
intéressant de tester les systèmes de vidanges alternatifs
étudiés pour voir les conditions de leurs efficacités ;
les variétés de riz locales utilisées par les
pisciculteurs en étang barrage (à la place de la
variété de riz 3308 recommandé
par l'APDRA) et en rizière ; les différentes adaptations à
opérer sur la gestion des rizières (riz et poisson) en cas
d'absence de canal refuge (car celui-ci demande beaucoup d'entretien à
une partie des pisciculteurs rencontrés à cause des sols boueux
de la Côte Est);
73
ou encore l'efficacité des premiers tests
d'utilisation de provende artisanale effectués par quelques
pisciculteurs (notion de coût d'opportunité à mobiliser).
Dans un premier temps, ces innovations techniques pourraient être
rediscutées avec les équipes de l'APDRA afin de capitaliser plus
d'informations sur ce que font les pisciculteurs et ensuite être
testées en milieu paysan, notamment en suivant les pisciculteurs qui les
mettent déjà en oeuvre (Recherche-action). Sur les
échanges innovants identifiés, il serait pertinent de continuer
à les étudier pour mieux comprendre les conditions de ces
échanges dans le temps en mobilisant des analyses processuelles. Cet
accompagnement pourrait se faire avec l'outil de recherche co-active de
solution (GERDAL11) que l'APDRA mobilise déjà à
Madagascar.
4.2.2 Les évolutions des aménagements
piscicoles
Cette étude fait ressortir des dynamiques
d'évolutions des aménagements piscicoles chez les pisciculteurs
encadrés par l'APDRA sur la Côte Est. Au départ, l'APDRA a
proposé une pisciculture dans des étangs barrages de grandes
surfaces. Notre étude révèle l'émergence d'un
nombre croissant de pratiques piscicoles en rizière avec des
étangs barrages de petites tailles qui ne servent plus uniquement au
grossissement des espèces piscicoles et l'apparition d'une multitude de
trous vidangeables qui servent d'étangs de service pour les
différentes étapes d'élevages des espèces
piscicoles. On assiste à une intégration de l'activité
piscicole dans d'autres activités des exploitations agricoles,
principalement la riziculture.
Dans un premier temps, la diffusion de la
rizipisciculture sur la Côte Est par l'APDRA à partir de 2016 a
permis à un certain nombre de paysans de se lancer dans la pisciculture.
En effet, le nombre de rizipisciculteurs est passé de 6 en 2017 à
73 en 2020 (voir annexe 1), soit presque un tiers des pisciculteurs
encadrés par l'APDRA. De plus, 10% des pisciculteurs encadrés
combinent la pisciculture en étang barrage et la rizipisciculture. La
plupart ont commencé avec l'étang barrage et ont ensuite
adopté la rizipisciculture. Les visites échanges sur les Hautes
Terres ont été une source importante d'apprentissage pour une
partie de ces pisciculteurs. L'adoption de la rizipisciculture leur a permis
d'augmenter considérablement leurs surfaces empoissonnées pour un
faible coût d'aménagement. Certains d'entre eux ont
multiplié par 10 leurs surfaces piscicoles en 2 ans grâce à
la rizipisciculture qui occupe parfois jusqu'à 2 hectares de leur
exploitation. Finalement, on constate que l'augmentation de la production
piscicole s'est plutôt faite par une augmentation des surfaces
empoissonnées grâce à la rizipisciculture que par une
intensification des espaces piscicoles par l'alimentation. Cela peut
s'expliquer notamment par le fait que le foncier n'est pas encore la ressource
limitante des exploitations agricole sur la Côte Est de Madagascar
contrairement aux Hautes Terres (De Robillard et al., 2013). Nous pouvons tout
de même noter que certains pisciculteurs rencontrés fertilisent
(élevage porcin au-dessus de l'étang, fiente de volaille, fumier
de zébu) ou alimentent leurs étangs (provende artisanale, larves
de termite, fruits du Jacquier) afin d'augmenter leur rendement (voir annexe
3).
L'étang barrage est initialement proposé
par l'APDRA pour le grossissement des espèces piscicoles. Initialement,
il est recommandé qu'il fasse plus de 20 ares pour offrir une surface
assez grande aux poissons élevés. Selon des données
capitalisées par le RSE, les nouveaux étangs barrage construit en
2019 et 2020 font en moyenne 13 ares avec un écart type tout de
même important qui montre une diversité de tailles d'étangs
(voir annexe 8). Cette étude révèle des informations
encore peu connues sur l'évolution de l'aménagement et de
l'utilité des étangs barrages chez les pisciculteurs,
11 GERDAL : Groupe d'Expérimentation et
de Recherche : Développement et Actions Localisées
74
notamment chez ceux qui possèdent
également des rizières empoissonnées. On remarque qu'ils
aménagent généralement des étangs de petites
surfaces (entre 5 et 20 ares). Ces étangs sont parfois
équipés d'un simple système de vidange artisanale en
bambou ou en tronc de ravinala à la place du
moine. D'une part, cela révèle les difficultés
rencontrées par les pisciculteurs pour accéder aux
aménagements proposés par l'APDRA qui sont coûteux en temps
de travail et en investissement. D'une autre part, l'étang barrage de
petite taille semble adapté aux besoins des pisciculteurs, à
savoir, disposer d'un bassin d'eau vidangeable et sécurisé sur
son exploitation. En effet, l'étang barrage sert de réservoir
d'eau pour stocker les poissons en cas de sécheresse (notamment dans les
rizières) ; c'est un espace vidangeable équipé d'un trop
plein, ce qui limite les risques d'inondations (plus importants en
rizière) ; c'est un espace plus profond et plus sécurisé
en termes de vol que les trous vidangeables. Des pisciculteurs l'utilisent pour
stocker leurs géniteurs où même y faire la reproduction de
leurs carpes. Chez des pisciculteurs, d'autres éléments du
système de production dépendent de la ressource en eau
stockée par l'étang barrage. On voit apparaitre des
pépinières (fruitiers et épices) ou des cultures
maraichères aux alentours de l'étang barrage, cela permet
également aux zébus de s'abreuver ou encore à des alambics
de fonctionner pour produire des huiles essentielles (notamment de girofle). A
noter, certains déchets agricoles (fruits, son de riz, légumes)
et les excréments d'animaux élevés (zébu, porcs,
volaille) servent également à alimenter les poissons et à
fertiliser l'étang. L'étang barrage de petite surface apparait
alors comme un pilier du système d'élevage et participe à
l'intégration de la pisciculture dans le système de production de
l'exploitant.
Des recherches peuvent être menées pour
mieux évaluer l'intérêt pour un pisciculteur de combiner la
pisciculture en étang barrage et en rizière. Il serait
intéressant de comparer les coûts des aménagements
piscicoles en fonction de l'utilité qu'ils ont sur l'exploitation. On
peut s'interroger sur la taille optimale de l'étang barrage en fonction
des coûts d'aménagements de celui -ci et des potentialités
de développement de la rizipisciculture.
4.2.3 La grande plasticité des systèmes
d'élevages des pisciculteurs de l'APDRA
L'étude des trajectoires des exploitations
piscicoles rencontrées dans notre échantillon
révèle une grande plasticité des systèmes
d'élevage des pisciculteurs accompagnés par l'APDRA. En effet,
plusieurs pisciculteurs sont passés de la production de poissons
destinés à la consommation à la production d'alevins, un
marché bien plus rémunérateur. D'autres sont passés
de la vente de poissons vendus au kilo sur des grands marchés urbains
à la vente de poissons vendus « en tas » dans les hameaux et
en bord de parcelle afin de limiter les coûts de transport et les pertes
des poissons non vendus. Ces exemples montrent que certains pisciculteurs
accompagnés par l'APDRA s'adaptent rapidement aux opportunités
qu'ils rencontrent et aux contraintes auxquelles ils font face.
D'une part, cela révèle que les
modèles de piscicultures extensifs proposés par l'APDRA
permettent cette élasticité et cette capacité d'adaptation
rapide. En effet, l'élevage plurispécifique permet de produire
plusieurs espèces de poissons plus ou moins demandées sur les
différents marchés. Les deux autres espèces
proposées par l'APDRA, à savoir le gourami (vendu et
apprécié sur les marchés locaux) et
l'hétérotis, pourraient devenir des poissons de pisciculture
vendus sur les marchés. Nous pouvons également citer le
Channa striata (appelé localement
fibata) ou encore le Paretroplus
polyactis (appelé localement
masovoatôka) qui se vendent actuellement sur
les marchés locaux. De plus, la maîtrise des techniques de
reproduction de la carpe et du tilapia permet aux producteurs encadrés
par l'APDRA de produire des alevins en quantité importante et de les
vendre. Enfin, les modèles extensifs proposés par l'APDRA sont
peu coûteux en investissement et en coût de fonctionnement. Cela
permet aux pisciculteurs d'avoir plus de souplesse dans la gestion de cette
activité.
75
D'autre part, ces exemples montrent que les
pisciculteurs encadrés par l'APDRA sur la Côte Est font partie
d'un ensemble d'acteurs à l'échelle du territoire. En effet, les
pisciculteurs de l'APDRA fournissent des alevins à des cagistes,
à des projets de développement mais aussi à des
pisciculteurs dans des zones reculées ; ils fournissent certains
marchés des grandes villes comme ceux des petits hameaux isolés ;
ils échangent entre eux, et potentiellement avec d'autres pisciculteurs,
des facteurs de production (géniteurs, alevins, temps de travail et
matériels) ou des conseils techniques pour développer leurs
activités piscicoles ; certains sont même enregistrés
auprès du Service de la Pêche et de l'Aquaculture (SPA) du
district et ont des licences de vente. Les pisciculteurs encadrés par
l'APDRA s'intègrent dans les dynamiques locales voire régionales
de développement de la pisciculture. Ils échangent des biens, des
services et des informations avec des acteurs divers et
variés.
Cependant, les pisciculteurs encadrés par
l'APDRA n'ont pas tous les mêmes degrés d'imbrications dans ces
réseaux d'acteurs et donc pas les mêmes accès aux
différents marchés de vente de poisson. Certains exploitants,
situés dans des zones isolées, restent sur des marchés de
vente de petits poissons en tas ou limite la pisciculture à des fins
d'autoconsommation. D'autres exploitations, idéalement situées le
long de la route nationale, jouissent d'un accès à des
marchés plus rémunérateurs. Les réseaux d'acteurs
auxquels ont accès les pisciculteurs dépendent également
de leurs liens plus ou moins fort avec les ACP, le Service de la Pêches
et de l'Aquaculture ou encore d'autres acteurs du développement de la
pisciculture (projet FORMAPROD, les cagistes). Ces liens
privilégiés peuvent aboutir à des situations de monopole
des marchés détenus par quelques pisciculteurs, notamment pour le
marché de vente d'alevins. En effet, le marché de la vente
d'alevins semble aux mains de quelques pisciculteurs en capacité de
produire suffisamment d'alevins et ayant accès aux réseaux des
acheteurs. Si de plus en plus de pisciculteurs deviennent alevineurs, on peut
penser que les prix des alevins vont baisser comme cela a été le
cas dans la zone de Betafo dans le Vakinankaratra sur les Hautes Terres de
l'île. Les alevins seront alors plus facilement accessibles aux
pisciculteurs et ce type de marché sera moins attractif. Pour cela, des
initiatives comme les « trano be fiompina laoka
» (« maisons de la pisciculture ») que l'APDRA
commence à mettre en place avec les services étatiques et les
pisciculteurs locaux paraissent intéressantes à
développer. En effet, elles permettraient de répertorier l'offre
et la demande en alevins et en poissons destinés à la
consommation sur un territoire donné. Cela permettrait une meilleure
circulation de l'information et, in fine, donnerait
une plus grande visibilité aux pisciculteurs isolés des
différents marchés. Afin de mieux accompagner des innovations qui
englobent un réseau d'acteurs variés, l'APDRA peut approfondir le
concept de système d'innovation agricole (Touzard et al.,
2014).
4.2.4 L'intervention des ACP dans les échanges
entre les pisciculteurs
Nous avons observé que les ACP jouaient un
rôle important dans les échanges entre les pisciculteurs de
l'APDRA. En effet ils sont régulièrement à l'initiative
d'échanges entre des pisciculteurs, parfois situés dans des zones
différentes. Ils arrivent alors à répondre à un
certain nombre de problèmes auxquels sont confrontés les
pisciculteurs, comme faciliter l'approvisionnement en alevins de carpes des
pisciculteurs (voir page 41). Cependant, cela peut créer une certaine
dépendance des pisciculteurs envers les ACP, surtout si les ACP
deviennent un intermédiaire nécessaire au « bon
déroulement » de l'échange. Cela va à l'encontre d'un
des objectifs de l'APDRA qui est d'autonomiser au maximum les
pisciculteurs.
De plus, les ACP sont très rarement originaires
des zones dans lesquelles évoluent les pisciculteurs. On peut penser
qu'ils connaissent peu les enjeux sociaux qui existent dans ces zones et qu'ils
peuvent potentiellement perturber l'équilibre social à travers
ces nouveaux échanges piscicoles qu'ils impulsent. Il peut
également noter qu'en se rapprochant des ACP, les
76
pisciculteurs ont accès à de
l'information, à des éléments techniques et à des
réseaux d'acteurs. Il y a alors le risque que seulement certains
pisciculteurs, les plus proches des ACP, puissent jouir de ces informations et
participer à d'avantage d'échanges avec d'autres pisciculteurs.
On peut penser que ces pisciculteurs seront avantagés au
détriment des pisciculteurs moins proches des ACP.
Enfin, les ACP qui sont également pisciculteurs
peuvent avoir un statut spécial dans ces échanges et plus
généralement dans les groupements. L'ACP pisciculteur
expérimente de son côté, il enrichi les discussions avec
les autres pisciculteurs autour de pratiques techniques et peut être un
moteur fort de l'innovation paysanne. Cependant, cette double casquette peut
également lui permettre, à travers les réseaux de
pisciculteurs qu'il encadre, de vendre ses alevins ou même ses
géniteurs. Ces échanges peuvent se faire au détriment
d'autres échanges qui auraient pu avoir lieu entre des pisciculteurs. De
plus, L'ACP peut plus facilement devenir leader du groupe dans lequel il se
trouve, même s'il n'est pas élu officiellement président.
En effet, les réseaux d'informations qu'il possède (formations
avec l'APDRA, SPA, pisciculteurs du district) et sa présence dans
beaucoup de localités (encadrement de groupes, déplacements
à moto) font de lui une personne incontournable. Un des ACP a
été responsable de la zone dans laquelle se trouve son
exploitation. Il est au centre de nombreux échanges au sein des
pisciculteurs de sa zone (voir annexe 9)
4.3 L'accompagnement des innovations paysannes par les
ACP à l'APDRA : constats et pistes à approfondir
4.3.1 L'accompagnement actuel de l'innovation paysanne
par les ACP
Notre premier constat porte sur les différences
entre l'accompagnement de l'innovation par les équipes techniques des
Hautes Terres et celle de la Côte Est de Madagascar. En effet, le
deuxième stagiaire (S.Gate) a constaté que sur les Hautes Terres,
l'accompagnement de l'innovation par les ACP différait selon le type
d'innovation. Lorsqu'il s'agit d'une innovation au sein du système
d'élevage proposé par l'APDRA (la monoculture de carpe en
rizière), les ACP identifient bien les changements et les accompagnent
(d'autant plus si ces changements sont simples). Cependant, si l'innovation va
à l'encontre des schémas techniques proposés par l'ONG,
l'accompagnement des ACP est quasi-inexistant. On peut alors supposer que les
pisciculteurs auront tendance à ne pas faire part aux ACP des pratiques
alternatives à la monoculture de carpe en rizière qu'ils mettent
en place. De plus, l'ACP, lui, aura tendance à ne pas faire remonter les
pratiques « alternatives » qu'il observe sur le terrain de peur
qu'elles ne s'accordent pas avec le référentiel technique de
l'APDRA.
Sur la Côte Est, le constat diffère. On
remarque que les ACP ont dû s'adapter à l'évolution rapide
du référentiel technique. En effet, l'apprentissage de la
polyculture en étang barrage avec le tilapia comme espèce phare a
commencé en 2010 et les ACP ont intégré dans le
référentiel la rizipisciculture et l'élevage de carpe au
cours des 5 dernières années. Cela a permis de proposer aux
pisciculteurs une diversité de pratiques. Cela a sans doute
également provoqué une maîtrise moins fine de cette
diversité de pratiques par les ACP. Nous supposons qu'il y a moins de
blocages dans le dialogue entre les pisciculteurs et les ACP sur les
différentes pratiques innovantes que sur les Hautes Terres. En effet,
les ACP de la Côte Est se figent moins sur un référentiel
précis et délimité et laissent ainsi plus facilement une
diversité de pratiques apparaitre. Ils forment techniquement les
pisciculteurs aux différentes pratiques du « package technique
» de l'APDRA (reproduction de carpe, sexage des fingerlings de tilapia)
mais les aident également à développer des pratiques
alternatives (exemple du système de vidange en bambou conseillé
par un ACP à un pisciculteur). Le problème réside dans
l'identification des innovations et leurs diffusions. Sur la cinquantaine de
pratiques innovantes identifiées lors de cette traque, pratiquement
toutes étaient connues par les ACP. Cependant, lors du
77
premier relevé des innovations par les ACP
(lors de la phase de télé travail), ils n'en avaient
identifié que 6. On peut penser que les ACP ont du mal à
reconnaitre certaines pratiques innovantes en tant que telles et/ou ne
consacrent pas assez de temps à faire remonter ces pratiques au reste de
l'équipe de l'APDRA. Cela a plusieurs conséquences. D'un
côté, ils n'accompagnent pas forcément le pisciculteur dans
la mise en oeuvre de ces pratiques innovantes et d'un autre côté,
ils ne les identifient pas et ne les font pas remonter comme des pratiques
innovantes auprès du reste de l'équipe de l'APDRA
Le rôle de l'ACP (voir encadré n°1
page 15) est très important dans l'accompagnement des innovations
paysannes. En effet, ce sont les ACP qui font remonter la majorité des
informations récoltées sur le terrain par l'APDRA. Pour
identifier des innovations, l'outil principal qui leur a été
proposé est la recherche co active de solutions ou démarches du
GERDAL. Cette démarche vise à « renforcer, par
le dialogue et la réflexion collective entre pairs, l'activité de
production et de transformation des connaissances, pour élaborer des
pistes de solutions adaptées et être à même de les
discuter avec d'autres acteurs » (Faure et al., 2018). Il
faut noter que la légitimité de l'ACP, souvent appelé
« technicien » par les pisciculteurs enquêtés, repose en
partie sur les connaissances techniques en pisciculture qu'il apporte aux
paysans. Le rôle d'animateur dans la démarche du Gerdal peut alors
paraitre secondaire auprès des pisciculteurs. De plus, cet outil est
difficile à mettre en oeuvre. D'une part, chaque ACP encadre en moyenne
30 à 40 pisciculteurs (contre 10 en début de projet) et a un
rôle de formateur technique et de collecteur des informations
quantitatives pour le suivi et l'évaluation des pisciculteurs. Il a
alors peu de temps à consacrer à la mise en place de ces
arènes de dialogues. D'autre part, la démarche du Gerdal requiert
la maîtrise d'outils sociologiques et une certaine expérience en
animation de groupe (Faure et al., 2018).
4.3.2 Des pistes pour enrichir les outils
d'accompagnement et de diffusion des innovations paysannes
Dans la littérature, les paysans apparaissent
de plus en plus comme des acteurs essentiels du processus d'innovation agricole
(Dugué et al., 2006). Cette étude montre qu'effectivement, les
pisciculteurs encadrés par l'APDRA adaptent les conseils donnés
par l'ONG et adoptent des pratiques innovantes à l'échelle de
leurs systèmes d'élevage. Les techniques
transférées par les acteurs du développement et de la
recherche aux paysans sont également des moteurs importants de
l'innovation. L'APDRA a par exemple participé au développement de
la rizipisciculture et de l'élevage de carpe dans le district de
Vatomandry ce qui a fortement impacté les systèmes
d'élevage des pisciculteurs enquêtés et renforcé les
dynamiques d'innovations paysannes.
D'un point de vue opérationnel, nous pouvons
relever quelques pistes à creuser pour un meilleur accompagnement de
l'innovation paysanne à l'APDRA.
Au sein des équipes de l'APDRA, un travail est
à continuer pour amener les ACP (ou d'autres agents terrains) à
dialoguer davantage avec les pisciculteurs afin de faciliter l'émergence
et la diffusion d'innovations piscicoles. Un premier point porte sur une mise
à jour des conseils techniques validés par l'ensemble de l'APDRA.
En effet, il faudrait encourager l'émergence de différentes
combinaisons possibles à proposer aux pisciculteurs et insister sur
l'intérêt d'étudier les adaptations faites de ces conseils
par les pisciculteurs. De plus, pour permettre une meilleure remonté des
informations récoltées sur le terrain par les ACP, il est
important de libérer la parole et d'encourager les discussions sur les
pratiques piscicoles alternatives, même si celles-ci peuvent paraitre
inefficaces à première vue (exemple de l'innovation par retrait :
l'élevage de tilapias non sexés). Pour cela, il faut
éviter que l'évaluation des ACP ne dépende de
l'application des conseils techniques présents dans les
référentiels et il faut mettre en place ces espaces de
discussions. Un deuxième point porte sur la
78
formation des ACP au concept d'innovations,
très compliqué à saisir. Il est important de renforcer les
connaissances théoriques sur les concepts d'innovations, d'innovations
paysannes et de système innovant en soulignant le caractère multi
acteurs de ces concepts (voir page 13). Pour finir, il faudrait continuer
à faire des études sur les innovations paysannes existantes et
les capitaliser au fur et à mesure pour enrichir la compréhension
de l'ONG sur les dynamiques piscicoles existantes dans ses zones
d'interventions. Pour cela, la « traque aux innovations adaptés
à la pisciculture sur la Côte Est de Madagascar » mise en
place lors de cette étude pourrait être une démarche plus
largement mobilisée par les ACP ou par d'autres agents de l'APDRA afin
de repérer, caractériser et valoriser des innovations
paysannes.
Une deuxième piste de travail serait de
renforcer les moments d'échanges entre les pisciculteurs. En effet, les
visites-échanges organisées par l'APDRA, notamment pour faire
découvrir la rizipisciculture des Hautes Terres aux pisciculteurs de la
Côte Est, ont été citées fréquemment lors des
enquêtes comme des sources importantes d'apprentissages et donc de
diffusion de l'innovation. Les observations par un pisciculteur, des techniques
mises en place par un autre pisciculteur et les discussions entre ces deux
personnes apparaissent comme des moments riches d'échanges
d'informations, de transfert de connaissances et de diffusion des innovations
(Aare et al., 2020). Il serait intéressant de multiplier ces visites,
notamment entre les pisciculteurs d'une même zone qui sont susceptibles
de partager des caractéristiques communes (climat, ressources,
problématiques).
L'organisation d'une « foire aux innovations
» avait été imaginée par l'APDRA pour créer un
lieu d'échange des pratiques innovantes entre les pisciculteurs. Cette
idée semble intéressante pour des innovations techniques simples
comme des outils ou des techniques d'alimentation. La foire permettrait en
effet de réunir beaucoup de pisciculteurs dans un même lieu pour
leur apporter de nouvelles connaissances et potentiellement, créer un
dialogue entre eux (Quiroga & Flink, 2017). Cependant, cet outil parait
moins pertinent pour des innovations plus systémiques ou des innovations
organisationnelles plus complexes et plus difficiles à aborder dans des
grandes sphères. D'autres outils peuvent être mis en place comme
les Groupes d'échanges de Pratiques (GEP). Lors de ces réunions,
« les agriculteurs échangent non seulement sur les
données technico-économiques, mais aussi sur les nouveaux
marchés, les modes de commercialisation, l'ancrage territorial,
l'organisation du travail. Ils échangent également sur des
niveaux d'analyse plus globaux, envisageant l'exploitation agricole comme un
système à appréhender dans sa globalité.
L'animateur est là pour faciliter ces échanges et assurer un
retour écrit ou oral aux agriculteurs (analyse ou synthèse) qu'il
leur fait valider. » (Goulet et al., 2008).
Pour finir, il y a un enjeu à construire des
formations sur la méthode de « traques aux innovations »
développée dans cette étude. En effet, cette
méthode permet d'identifier et de caractériser un panel
d'innovations allant de techniques simples à des innovations
organisationnelles ou systémiques mises en oeuvre par les paysans. Cette
formation pourrait être donnée auprès de différents
agents terrains de l'APDRA comme les ACP ou auprès d'autres acteurs
n'ayant pas le rôle de technicien qui demande déjà un
travail conséquent.
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