Le manga en france: s'affranchir du modèle japonais et innoverpar Maxime Gendron IUT Bordeaux Montaigne - DUT métiers du livre spécialité éditeur 2020 |
PARTIE 2 : LE MARCHÉ DU MANGA ETDE LA BANDE DESSINÉE Maintenant que nous avons éclairci le passé et les origines de la bande dessinée japonaise, intéressons-nous au présent, et plus particulièrement à son économie. D'après les premiers chiffres, le marché du manga semble en pleine forme mais qu'en est-il réellement ? Que cachent ses chiffres et peut-on parler de surproduction ? Dans le but de dresser un état des lieux du marché le plus complet possible, les données fournies par Livres Hebdo depuis 2009 ont été rassemblées et compilées dans des tableaux afin d'analyser les chiffres des ventes en valeur et en volume, les chiffres de la production ainsi que des acteurs du marché. Ces données ont été complétées par celles fournies dans les rapports de Gilles Ratier pour l'ACBD, par la dernière étude du SNE sur la BD et par diverses sources issues du milieu professionnel de l'édition. 2.1. Le marché des records « 2020 l'année de la BD ». Le Ministère de la Culture avait initialement prévu de mettre le neuvième art à l'honneur durant cette année. Malheureusement, l'initiative a été considérablement freinée à cause de la crise sanitaire au point que le projet a été prolongé à 202134. Cette même crise a également fortement touché le secteur du livre qui enregistre une baisse des ventes de 4,5 %, un bilan catastrophique puisque 2019 marquait une augmentation des ventes de 1,3 % et que la dernière baisse date de 2018 avec -1,5 %, soit trois points de moins qu'en 202035. La chute des ventes de livres se traduit aussi par une diminution du chiffre d'affaires de 2,7 % alors que les autres secteurs culturels sont en hausse36. Pourtant, malgré un contexte difficile, la bande dessinée enregistre à nouveaux un record avec 53,1 millions d'exemplaires vendus soit une augmentation de 9 % par rapport à 2019.
Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée 2.1.1. Le manga affirme sa position Figure 10. Évolution des ventes de mangas en valeur et en volume entre 2015 et 201937. Depuis 2015, le nombre d'exemplaires vendus ne cesse de croître avec un nouveau record établi chaque année depuis 2017. L'étude du SNE, L'édition en perspective38, affirme à son tour que la BD est marquée par une augmentation de son chiffre d'affaires de 11,3 % entre 2018 et 2019. Le marché de la BD semble donc au meilleur de sa forme malgré le contexte de crise, et il est porté par le manga, acteur majeur du secteur. En effet, toujours selon l'étude du SNE, la BD japonaise affiche un taux de croissance de 17,3 %.
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27 2.1. Le marché des records Figure 11. Évolution de la part du manga sur le marché de la bande dessinée entre 2017 et 202039. On constate avec ces schémas que le manga prend une place de plus en plus importante sur le marché. De 35 % des ventes en volumes en 2017, il est passé à 42 % en 2020 soit une augmentation de sept points en seulement trois ans. Tableau 1. Évolution du manga dans le top 50 des meilleures ventes de BD. 2015 2017 2019 Nombre de mangas 12 18 21 au sein du top 50 Proportion du 24 36 42 manga en % Note. Données compilées issus du top 50 des meilleures ventes de BD en 2015, 2017 et 2019 établis par Livres Hebdo. Le top 50 des meilleures ventes de BD40 établi par Livres Hebdo reflète cette évolution. En 2015, 3 séries figuraient dans le top pour un total de 12 titres, soit 24 % des BD du top. Deux ans plus tard, 7 séries sont présentes pour un total de 18 titres (36 %). Enfin, en 2019, le top affiche à nouveaux 7 séries mais 21 références, ce qui représente 42 % des meilleures ventes. Non seulement le manga représente une part de plus en plus conséquente des ventes de bandes dessinées mais les titres forts deviennent également des best-sellers tout les meilleures ventes en BD franco-belge. 39. Données compilées à partir des études du marché de la BD menées par l'institut GFK. 40 Cf. Annexe II : Synthèse du top 50 des meilleurs ventes ventes de BD. 28 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée L'article de Livres Hebdo sur la rentrée BD 201941 comptabilise deux mangas parmi les 24 poids lourds de la fin d'année. Le ratio n'est pas très élevé mais confirme que la BD japonaise se fait une place sur le devant de la scène. Les titres en question sont le neuvième volume de Dragon Ball Super et le tome 92 de One Piece, respectivement tiré à 170 000 et 140 000 exemplaires. Sachant que le tirage moyen de ces 24 titres s'élève à 159782 exemplaires42, les deux mangas ne font pas pâle figure à côté. Ils se classent un peu en dessous du vingt-deuxième album des légendaires tiré à 200 000 exemplaires et au-dessus des Indes Fourbes, succès médiatique de la fin d'année 2019, et son premier tirage de 120 000 exemplaires. Enfin, selon l'étude menée par le SNE43, en 2019, la BD représente 11,53 % des ventes en valeurs du marché du livre. Le segment manga représente quant à lui 23,65 % de la BD, à savoir, 2,72 % du marché du livre. En comparaison, il est plus important que le marché de l'art et des beaux-arts (2,60 %) ou que celui des sciences et techniques (2,50 %). En tant que partie du segment qu'est la BD, le manga s'affirme pourtant en tant qu'acteur à part entière du marché du livre en France. 2.1.2. Les segments et la production Le manga est lui-même porté par un sous segment locomotive, celui du shônen ou manga pour jeunes garçons. En s'appuyant sur l'étude Bande dessinée : quels profils ? Quelles opportunités ? menée par GFK et le SNE44, on constate que le shônen représente une large majorité du chiffre d'affaires du segment avec une part supérieure à 60 % qui a gagné quelques points entre 2016 et 2018. Le détail du top 50 des meilleures ventes de Livres Hebdo montre également que la totalité des séries présentes appartiennent au shônen. L'étude de GFK précise qu'en 2008, sept séries shônen sont vendues à plus de 200 000 exemplaires. Il s'agit de Naruto, One Piece, Dragon Ball, Death Note, Bleach, Samurai Deeper Kyo, et FullMetal Alchemist. Dix ans plus tard, le double de séries atteint
29 2.1. Le marché des records ce score. On retrouve Naruto, One Piece, et Dragon Ball, auxquelles viennent s'ajouter Seven Deadly Sins, Assassination Classroom, Black Clover, One Punch Man, My Hero Academia, The Promised Neverland, Tokyo Ghoul et sa suite Tokyo Ghoul : Re, Fairy Tail, Dragon Ball Super et enfin Ki & Hi. Le sous-segment shônen est donc la figure de proue de la BD japonaise en France. Sa suprématie actuelle est un héritage de l'histoire de l'arrivée du manga en France qui s'est faite via plusieurs séries d'animation adaptés de shônen telles que Dragon Ball, Dragon Ball Z et les Les Chevaliers du Zodiaques45. Le manga pour jeunes garçons est toujours aussi populaire qu'à ses débuts car il s'est renouvelé et les lecteurs semblent réagir favorablement à la diversification et l'émergence de nouveaux titres. « Il y a cinq ans, One Piece, Naruto et Fairy Tail pesaient 60 % de l'activité, aujourd'hui ces trois titres font moins de 50 % » déclare Virginie Daudin Clavaud, directrice générale de Pika, en 2019 dans les pages de Livres Hebdo46. Les blockbusters du marché semblent concentrer moins de parts de marché qu'auparavant, ou alors, plus de blockbusters se partagent ces parts. La suite de l'article tend à confirmer cette hypothèse puisque le premier tome de The Promised Neverland s'est vendu à plus de 100 000 exemplaires quand les 5 premiers tomes cumulés dépassent tout juste les 300 000 exemplaires. My Hero Academia, autre hit du moment, atteint les 220 000 exemplaires vendus Figure 12. Couverture du 1er tome de Black Torch par Tsuyoshi Takaki, Ki-oon, 2018. pour son premier tome et totalise 2,2 millions de livres écoulés avec les seize premiers. De plus, Black Torch de Ki-oon, s'inscrit comme le deuxième meilleur lancement de l'an- née 2018 après The Promised Neverland, en atteignant les 180 000 exemplaires vendus pour l'ensemble des cinq tomes de la série. Pourtant, elle n'a pas le potentiel des blockbusters traditionnels et est même « plutôt anecdotique au Japon par rapport aux autres de cette année en France » selon Ahmed Agne, cofondateur des éditions Ki-oon. Il ajoute : « Par conséquent, c'est une grosse satisfaction, notre meilleur lancement en 201847. » L'éditeur déclare également : « Il n'y a jamais
30 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée eu autant de middle-sellers sur le marché48 ». Effectivement, contrairement à l'époque où le trio de tête Naruto/One Piece/Fairy Tail concentrait les achats, de nombreuses nouvelles séries au potentiel de vente un peu plus réduit grappille de plus en plus de parts de marché. Black Torch en est l'exemple parfait mais L'Atelier des sorciers ou Black Clover sont également des preuves de ce phénomène. Glénat qualifie 2018 comme « une année où l'on a vraiment senti une vague de renouveau du shônen49 ». Entre 2016 et 2018, le seinen a lui aussi augmenté ses ventes d'après les chiffres affichés par GFK et le SNE dans leur étude sur les profils de lecteurs. Il représentait 27,4 millions d'euros en 2016 contre 33,4 millions en 2018. Depuis, le sous-segment est porté par L'Attaque des titans, véritable phénomène de société ; Kingdom intégralement publié par Meïan en moins de trois ans et qui se classe parmi les meilleures ventes au Japon50 ; Beastars qui a rencontré un grand succès critique, et enfin Berserk, huitième au classement des séries selon GFK en 201951. Enfin, en 2018, « pour la première fois en six ans le shôjo a augmenté sur le marché et beaucoup d'éditeurs ont fait des efforts cette année » selon Delcourt/Tonkam52. Tableau 2. Évolution des ventes de mangas en valeur et en volume entre 2010 et
Notes. Compilation des dossiers BD réalisés par Livres Hebdo entre 2011 et 2020. CA=chiffre d'affaires. NB=Nombre. ex.=exemplaires.
2.1. Le marché des records Les chiffres publiés par Livres Hebdo attestent de cette croissance puisque qu'entre 2010 et 2019, le nombre de mangas vendus est passé de 10,66 millions à 19 millions soit une évolution de 78,17 %. En comparaison, les ventes de bandes dessinées en général n'ont augmenté « que » de 55,48 % en passant de 31 millions à 48,2 millions d'exemplaires vendus. Le chiffre d'affaires du manga a quant à lui fait un bond de 101,64 % en évoluant de 72,06 millions d'euros à 145,3 millions d'euros. Le tableau dévoile également que l'accrois-sement du manga se concentre principalement entre 2015 et 2019. Les ventes en volume et en valeur ont toutes deux augmenté d'environ 53 % en passant respectivement de 12,4 millions d'exemplaires vendus à 19 millions et de 94,6 millions d'euros à 145,3 millions. Tableau 3. Évolution de la production de manga par rapport à celle de BD entre 2011 et 2019. NB de titres de BD publiés NB de titres de mangas publiés Taux d'évolution de la production de mangas Proportion de la production de mangas par rapport à la BD 2011
31 Note. Compilation de données tirées des dossiers sur la bande dessinée de Livre Hebdo entre 2012 et 2020. NB=Nombre. Les chiffres de production montrent eux aussi que le nombre de nouveautés croît depuis 2015 puisqu'il est passé 1702 à 1730 en 2018. Le changement peut paraître minime car il s'agit d'une augmentation de 1,47 %. Cependant, les 28 titres supplémentaires entre 2015 et 2018 sont autant de titres à multiplier par leur tirage respectif, ce qui signifie plus de mangas présents sur le marché. On constate également que la proportion de nouveautés en mangas oscille entre 32 % et 37 %, des valeurs qui se rapprochent du poids du manga en volume par rapport au marché de la BD53. 53. Cf. Figure 11. Évolution de la part du manga sur le marché de la bande dessinée entre 2017 et 2020. 32 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée Outre la nouveauté, le fonds s'avère être de plus en plus travaillé par les éditeurs. Rue de Sèvres déclare que près de 40 % de son chiffre d'affaires est réalisé grâce au fonds54. Naruto a également été déclaré le manga le plus vendu de 2020 avec son premier tome figurant au top 50 des meilleures ventes de BD55. Les éditeurs relancent régulièrement le fonds avec des offres de lancement, notamment avec les trois premiers tomes d'une série à trois euros ou avec les deux premiers tomes au prix d'un seul. La suite des séries à succès est, de plus, un excellent moteur de vente pour la série principale comme Boruto avec Naruto ou Dragon Ball Super pour Dragon Ball. Tous ces éléments témoignent donc de la vitalité du secteur de la BD et du manga. Les éditeurs ont étendu leur offre afin de répondre à la demande grandissante des lecteurs qui ne semble pas diminuer, motivant les éditeurs à accroître leur offre toujours plus. Cette augmentation de la demande peut s'expliquer par la double génération de lecteurs. 2.1.3. Rotation générationnelle et profil des lecteurs En raison de l'impopularité des animés et par extension des mangas dans les années 90, la très grande majorité des premiers acheteurs étaient des adolescents ou de jeunes adultes. Beaucoup sont devenus parents durant les dernières années, c'est pourquoi, contrairement à leurs propres parents, ils n'hésitent pas acheter des mangas à leurs enfants56. De plus, cette première génération recherche désormais plus de diversité et des séries moins longues, permettant aux éditeurs de publier des oeuvres plus originales qui n'aurait pu être traduite il y a dix ans par manque d'acheteurs57. D'ailleurs, c'est cette tendance qui explique en partie la popularité et la demande grandissante pour le seinen. L'étude Les Français et la lecture en 2019 conduite par le Centre national du livre58 appuie les propos des éditeurs. Le panel de l'enquête se compose de mille personnes âgées de 7 à 15 ans et de mille autres âgées de 16 à 75 ans. Chez les deux échantillons, le manga 54. Propos de Louis Delas, directeur général de l'école des loisirs, cité par Roure Benjamin. « Dossier bande dessinée : la diversification paye ». Livres Hebdo. 24 janvier 2020. n°1247, p. 66. 55 FaidherbeThomas. « Naruto est le manga le plus vendu en 2020 ». Livres Hebdo. 15 janvier 2021. URL : https://www.livreshebdo.fr/article/naruto-est-le-manga-le-plus-vendu-en-2020 [consulté le 16/01/2021]
33 2.1. Le marché des records est le deuxième livre de BD le plus lu après l'album. 61 % des 7-15 ans lisent des mangas, pour une moyenne d'âge de 12 ans, et consomment du shônen en grande majorité. Idem chez les 16-75 ans très portés sur le shônen. J'apporte toutefois une nuance car, selon moi, le second échantillon inclut des âges trop disparates limitant l'exploitation des résultats. Je pense que les lectures d'un adolescent de 16 ans sont difficilement comparables à celles d'un adulte de 50 ans, en tout cas dans le cadre d'une étude quantitative. L'étude conforte mon raisonnement puisqu'elle précise que le manga est le plus plébiscité par les 10-15 ans et les 16-35 ans, montrant ainsi qu'elle a été amenée à resserrer la fourchette d'âge afin d'avoir un profil plus pertinent. 35 ans serait la limite des premiers spectateurs d'anime des années 90, les lecteurs plus âgés de mangas sont par conséquent plus rares. Malgré cela, un changement générationnel s'opère bel et bien puisque l'étude met en lumière que les mangas ne sont plus uniquement consommés par de jeunes adultes. Ensuite, la motivation principale à lire des mangas est la même pour tous : se faire plaisir (50 % des 7-15 ans et 49 % des 16-75 ans). La troisième raison est aussi la même : se détendre (40 % des 7-15 ans et 35 % des 16-75 ans). En revanche, 41 % des 7-15 ans déclarent lire des man-gas pour suivre un héros. La force d'une licence telle que Dragon Ball ou One Piece est donc particulièrement influente chez les plus jeunes. On peut en déduire que certains ne cherchent pas à lire des mangas mais à suivre les aventures de Luffy de One Piece ou de Naruto du titre éponyme. Ainsi, on trouve une autre explication au succès du shônen, les lecteurs sont très attachés à leur série, qui, bien souvent, compte beaucoup de tomes. One Piece dépassera bientôt les cent tomes, Naruto a atteint les 72 et Dragon Ball s'est arrêté à 42. L'attachement à des héros de longues séries assure donc des ventes sur la durée, sans compter que ces titres locomotives recrutent constamment de nouveaux lecteurs comme le prouve le succès de Naruto en 2020 alors que la série s'est achevée en 2016. L'édition en perspective du SNE complète ces chiffres59. Le manga, avec le roman graphique et la BD jeunesse, contribuent à l'élargissement du lectorat de la BD en France. De plus, le secteur compte 1,9 millions d'acheteurs pour un panier d'achat annuel de 9 mangas et un budget annuel de 64 €. Ce dernier a gagné sept euros en seulement deux ans, preuve supplémentaire que les lecteurs sont de plus en en plus demandeurs. En outre, les 18-25 ans dépensent en moyenne 113 € par an pour 17 mangas achetés. 59. L'édition en perspective. op. cit., p. 40. 34 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée Les données présentées ci-dessus confirment que le marché du manga est en très bonne santé, plus qu'il ne l'a jamais été. Les ventes en valeur et en volumes augmentent depuis cinq ans avec un nouveau record établi chaque année depuis quatre ans, l'offre se diversifie peu à peu, et les lecteurs en redemandent. Pourtant, comme n'importe quel autre marché économique, il doit se plier à des règles strictes, notamment celle de la concurrence. 2.2. Le revers de la médaille La courbe de progression d'un marché finit inexorablement par fléchir. Dans le cas présent, il ne s'agit pas d'imaginer le pire mais bel et bien de mettre en lumière les problèmes sous-jacents au secteur. Des problèmes qui, s'ils ne sont pas bientôt sérieusement considérés, pourraient rapidement détruire tous les progrès réalisés. 2.2.1. La bande dessinée au Japon Tout d'abord, il faut remettre les chiffres dans leur contexte. Oui, la France est le deuxième pays le plus consommateur de mangas derrières le Japon mais, d'une part, la situation est en train de changer60, et d'autre part, les chiffres de l'hexagone restent dérisoires comparés à ceux de leur pays d'origine. Christophe Levent écrit dans le Parisien que « [dans] le secteur de l'édition, la BD japonaise représente 25 % de l'ensemble des documents publiés dans le pays. En 2017, 316 millions de mangas ont été écoulés dans la péninsule pour un chiffre d'affaires de 1,2 milliards61. » En 2017, en France, la BD s'est écoulé à 42,6 millions d'exemplaires, dont 14,91 millions de mangas, et a réalisé un chiffre d'affaires de 500 millions d'euros dont 115 millions généré par le manga62. Il s'est donc vendu 7,4 fois moins de BD en France qu'au Japon et le marché a généré 2,4 fois moins de recettes. Quant au manga seul, il s'est vendu 21,2 fois moins de manga qu'au Japon et le secteur a engendré 10,4 fois moins de chiffre d'affaires. Bien entendu, il faut prendre en considération la diffé-
35 2.2. Le revers de la médaille rence démographique entre les deux pays. En 2017, le Japon dénombrait 126,8 millions d'habitants alors que la France en possèdait 66,77 millions63, c'est-à-dire pratiquement deux fois moins. En conséquence, même en prenant en compte la population, la proportion de BD vendues est radicalement différente puisque le Japon en a vendu plus de sept fois plus que la France. À proportion, le Japon vend 2,5 bandes desisinées par habitant alors que la France en vend une pour 1,56 habitant et un manga pour 4,41 habitants. Bien que le marché soit en excellente forme, la place de la BD et du manga n'est pas la même en France et au Japon. Cette différence culturelle s'explique en partie par le rôle historique de l'image entre les deux pays64. En plus de cela, le manga souffre encore largement d'une sous considération65 même par rapport à la BD. Il suffit de constater son traitement au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. Alors que l'organisation de l'événe-ment déclare mettre le manga à l'honneur depuis deux ans66, Manga city, l'espace réservé aux manga, reste totalement exclu de la zone principale du festival. Il est plus difficile d'ac-cès, et surtout, le manga paraît exclu, comme s'il ne s'agissait pas vraiment de bandes dessinées. Figure 13. Plan du Festival Internationnal de la bande dessinée d'Angoulême de 201967.
36 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée 2.2.2. Un marché très concurrentiel Au-delà de sa place mineure (en comparaison avec le Japon), le marché a atteint sa maturité en termes de concurrence puisque ses acteurs majeurs y sont fortement ancrés et que les variations significatives de parts de marchés s'effectuent sur plusieurs années. Figure 14. Répartitions des ventes en valeur du segment du manga en 201968. 68. Roure Benjamin. « Dossier bande dessinée : la diversification paye ». Livres Hebdo. 24 janvier 2020. n°1247, p. 56. 37 2.2. Le revers de la médaille Figure 15. Évolution des parts de marché des 6 principaux éditeurs de mangas entre 2014 et 201969. Le marché du manga en France a relativement peu évolué durant cette décennie puisque 5 acteurs se partagent 75 % de part du marché70. Les trois premiers se distinguent avec des parts supérieures à 10 %. Glénat est leader incontesté puisqu'il possède plus de 20 % des parts depuis 2014, soit plusieurs points d'avance sur les autres éditeurs du podium. Pika s'impose à la seconde place avec généralement une part de marché supérieure à 15 %. Toutefois, on constate, une baisse en dessous des 15 % en 2019. Le même phénomène est observable avec Kana, troisième du marché, qui perd quelques points depuis 2014. Cela peut s'expliquer par l'arrivée de nouveaux concurrents dû à la bonne santé du marché, notamment Meïan qui s'est rapidement fait une place grâce à l'obtention de la licence à succès Kingdom en 2018 et qui affiche déjà 1 % de part en 2019. En plus des trois leaders historiques, trois nouveaux acteurs se sont peu à peu imposés au cours des années : Kazé, Kurokawa et Ki-oon. Tous trois se sont imposés face à un trio fortement ancré dans le marché car pionnier grâce à un travail de qualité au fil des ans mais aussi, et surtout, grâce à l'obtention de licences à très fort potentiel de vente. Kaze a acheté The Promised Never-land en 2018, Kurokawa a obtenu One Punch Man en 2016, et Ki-oon a décroché My Hero Academia la même année. Leur acquisition a créé la surprise et a permis de déconcentrer
38 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée
des spin-off71 de la série et a obtenu le nouveau titre de l'auteur Hiro Mashima, Edens Zero, mais il peine à maintenir sa position et a perdu 1,9 point de part de marché en seulement un an. L'écart entre Pika et Kana est désormais inférieur à 1 % alors que le second comptait jusque-là aux moins 2 % d'écart avec le troisième. Désormais, le secteur n'est plus mené par un trio mais par un quatuor composé d'un leader (Glénat) et de trois suiveurs (Pika, Kana et Ki-oon). Le marché est en train de changer peu à peu avec Ki-oon qui affirme de plus en plus sa position d'acteur incontournable. Toutefois, l'éditeur est présent depuis plus de quinze ans, ce succès est donc le résultat d'un travail de longue haleine. La simple obtention d'une licence forte ne suffit pas, comme le prouve Meïan qui est encore un acteur secondaire et même tertiaire au vue des parts de marché et ce malgré l'achat de Kingdom. Ki-oon s'est peu à peu imposé grâce à l'obtention de blockbusters, mais aussi grâce à une stratégie éditoriale conduite sur plusieurs années. L'éditeur a pris des risques et tenté d'innover en essayant de s'affranchir des standards avec la collection Kizuna et en développant de nouvelles offres via les créations originales72. La concurrence est forte et l'évolution de Ki-oon fait pour l'instant figure d'exception.
39 2.2. Le revers de la médaille 2.2.3. Un marché en surproduction La concurrence étant rude, désormais, les éditeurs ne se contentent plus des blockbusters mais se concentrent également beaucoup sur l'obtention des middle-sellers ou middle-busters, aussi appelé outsiders ou encore B-titles, afin de renforcer leur position. En effet, comme l'ont prouvé les paragraphes précédents, les ventes ne sont plus seulement condensées sur trois hits, la concurrence se multiplie aussi en termes de gros titres, et ces derniers sont répartis entre plus d'éditeurs qu'auparavant. Un blockbuster n'est donc plus suffisant pour se démarquer de ses concurrents et s'affirmer sur le marché. À l'instar de grandes marques, les éditeurs de manga doivent multiplier leur présence avec des titres aux potentiels de vente moins élevés qu'un hit mais qui va tout de même permettre de générer des revenus et recruter et/ou fidéliser de nouveaux lecteurs. La fin de plusieurs d'entre eux en peu de temps (Naruto, Fairy Tail, Bleach) les a également forcé à trouver des remplaçants qui ne dureront certainement pas aussi longtemps que leurs prédécesseurs et qui ne sont pas aussi durablement ancrés dans la culture comme peuvent l'être Naruto et One Piece qui assurent un grand volume de ventes régulièrement. The Promised Neverland s'est, par exemple, achevé au Japon après 20 tomes et le très prometteur Seven Deadly Sins s'est essoufflé très rapidement. De surcroît, les lecteurs ne se contentent plus d'un ou deux gros titres mais souhaitent plus de diversité. De même que la tendance à consommer des séries très longues s'estompent au profit de plus courtes afin d'en découvrir plusieurs plutôt que de lire la même pendant des années. Grégoire Hellot, directeur de collection chez Kurokawa, confirme cette tendance, notamment chez les lecteurs plus âgés : « La première génération des lecteurs de mangas va désormais sur sa trentaine-quarantaine, et consomme moins de mangas qu'auparavant. Ils sont par contre plus exigeants et souhaitent des mangas originaux et moins longs73. » Les séries milieu de gamme permettent donc d'apporter une diversité vitale au secteur afin de fidéliser les lecteurs sur le long terme qui se détachent des blockbusters (très souvent des shônen) pour aller vers des oeuvres plus matures et variées. 73. Cité par Walter Anne-Laure. « Bande dessinée : le sens de la mesure ». Livres Hebdo. 22 janvier 2016. n°1069, p. 68. Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée Le problème principal se dégage alors : l'augmentation de la demande entraîne les éditeurs à publier plus de titres afin d'y répondre, seulement, les blockbusters ne peuvent répondre seuls à cette demande, les obligeant à publier encore plus de titres différents mais au potentiel de vente plus modéré. À cela s'ajoute la fin de la première génération de hits que la nouvelle ne parvient pas nécessairement à remplacer. Enfin, de manière générale, les séries sont plus courtes qu'avant, ce qui nécessite de les remplacer plus régulièrement. Grégoire Hellot donne un très bon exemple : « Un éditeur lance cinq séries, qui se vendent à 20 000 exemplaires, tout va bien. Ces séries s'arrêtent, il faut les remplacer mais les nouvelles séries ne se vendent plus qu'à 10 000 exemplaires. Pour garder le même volume global de ventes, l'éditeur va jouer la surenchère et publié dix séries74. » Les éditeurs doivent donc trouver de plus en plus de titres pour compenser la durée des séries, d'une part, et faire face à l'augmentation de la demande, d'autre part. Ils se retrouvent ainsi à surproduire pour compenser d'éventuelles pertes. Tableau 4. Proportion de la production et des ventes de mangas en valeur et en volume par rapport à la bande dessinée. Proportion de la production de mangas en % Proportion des ventes du manga en % Proportion du CA du manga en % 2010
40 Notes. Données établies à partir de la compilation de données fournies dans les dossiers sur la bande dessinée et le manga des numéros de Livres Hebdo entre 2011 et 2020. CA=chifre d'affaires. En 2019, les ventes de mangas en volumes représentent 39,42 % des ventes de BD. La proportion est supérieure au volume de la production qui fluctuent entre 32 % et 37 % des BD publiées. Les ventes en valeur représentent quant à elles 26,21 % de la BD. L'écart entre les deux ratios montre que le manga génère des recettes moins conséquentes par rapport aux nombres d'exemplaires écoulés. Malgré tout, la différence s'explique aussi par 74. Cité par Pinon Matthieu, Lefebvre Laurent. Histoire(s) du manga moderne (1952-2020). 3ème éd. Paris : Ynnis éditions, 2019, p. 186. 41 2.2. Le revers de la médaille le prix de vente d'un manga généralement compris entre 6,50 € et 8 € alors qu'un album de BD se vend entre 11 € et 15 €. En comparaison, il est compréhensible que la vente de manga génère moins de chiffre d'affaires, d'autant que l'évolution des deux proportions depuis 2010 ne s'est pas significativement agrandit. La proportion des ventes a même dépassé celle de la production ce qui signifie que le nombre d'exemplaires vendus augmente plus vite que le nombre de titres publiés. Autrement dit, il apparaît que le manga se vend bel et bien de plus en plus. Pour l'instant, les chiffres ne laissent pas donc apparaître une évidente surproduction. Cependant, pour reprendre l'exemple de Grégoire Hellot, afin de trouver les deux séries qui se vendent à 10 000 exemplaires pour remplacer celle qui se vendait à 20 000 exemplaires, les maisons d'édition risquent de passer par des échecs. Devant trouver de plus en plus de middle-sellers, elles prennent encore plus de risques pour dénicher ces séries tout en ayant de moins en moins l'assurance qu'elles vont rencontrer leur public. Par exemple, Kedamame de Glénat ou Hikari-man chez Delcourt-Tonkam s'inscrivent en tant que déception de l'année 201875. Les éditeurs souhaitent trouver la nouvelle perle toujours plus vite et mènent une véritable bataille des licences. Ils prennent ainsi de plus en plus de risques puisqu'ils achètent des titres aux éditeurs japonais dès le tome un. Sans aucun recul sur le succès de la série, le danger d'un échec est bien plus important. Encore une fois, l'exemple de Black Torch est très parlant. Bien qu'il soit considéré comme un succès en France, il est passé inaperçu au Japon, le poussant à s'arrêter prématurément au cinquième tome alors que Ki-oon avait considérablement investi dans la communication du titre. En revanche, la publication de Samurai 8, nouvelle série de Masashi Kishimoto (Naruto) est moins heureuse car elle s'est aussi achevé prématurément en 5 tomes. Il est facile de penser, au vue de la notoriété de l'auteur, que Kana a dû acheter la licence au prix fort pour finalement écoper d'un grand loupé. Kaze compare d'ailleurs cette situation à une bulle spéculative et ne peut s'empêcher de craindre le moment où cette bulle explosera76. En 2016, Satoko Inaba, de Glénat manga, s'inquiétait déjà de la situation : « J'ai l'impression que ces décisions sont à l'origine d'une course aux supposés blockbusters chez tous les éditeurs. Il s'agit de faire des paris sur des concepts, des noms d'auteurs, sans que nous puissions prendre le temps de découvrir une oeuvre et de réfléchir
42 Partie 2 : Le marché du manga et de la bande dessinée posément à la meilleure manière de la proposer en France. Certains titres pourraient réellement souffrir de cette foire d'empoigne et manquer d'un soutien efficace pour être lancés en France77. » De plus, la course au nouveaux succès fait irrémédiablement monter les enchères et les éditeurs japonais en profitent. Constatant que la demande s'accroît, ils n'hésitent pas à « monter les enchères sur des titres peu repérés » selon Bruno Pham, directeur éditorial chez Akata78. Il ajoute que le contexte n'est pas sain car les prises de risques accrues risquent d'être fatales aux petits éditeurs et que de toute manière, ces derniers ne peuvent pas suivre l'inflation. Ils ne peuvent pas prendre les risques financiers encourus en cas d'échec que les acteurs principaux du secteur ont eux-mêmes du mal à encaisser. Iker Bilbao, directeur éditorial de Delcourt-Tonkam, complète : « Même sur le shôjo, un marché féminin plus compliqué, on peut monter sur des enchères dignes d'une grosse série shônen79 ». Paradoxalement, cette chasse aux nouveautés à l'origine de la diversité du marché pourrait donc la tuer car seules les maisons établies pourront participer aux enchères, rendant l'accès à de nouveaux participants pratiquement impossible. Si les chiffres laissent entendre que le marché se porte bien, les éditeurs sont quasiment unanimes sur le fait que la situation, qui dure depuis quelques années maintenant, est très dangereuse, voir néfaste. Les ventes sont en constante augmentation depuis cinq ans mais rien ne garantit que cela va durer. Certes, rien n'indique le contraire, mais il ne s'agit que de profitabilité à court terme. Les éditeurs ne font que répondre à la demande en publiant plus, mais si elle chute comment feront-ils pour absorber les dépenses faramineuses d'aujourd'hui et comment se relèveront-ils en cas d'échec cuisant ? Le pourront-ils ? La métaphore de la bulle spéculative est plus que pertinente selon moi car, avant l'écla-tement, la situation est profitable, mais les conséquences du point de rupture sont bien souvent dramatiques. Il est tout à fait possible que la demande baisse et que les acteurs du marché s'en accommodent sans trop de pertes mais, encore une fois, les risques pris actuellement menacent l'équilibre du marché car un échec pourrait remettre en cause tous
43 2.2. Le revers de la médaille les rapports de force entre les concurrents. Les éditeurs doivent donc trouver un moyen plus sûr de pérenniser la situation actuelle de façon à ne pas être entièrement dépendant de la demande et des rotations générationnelles, tant en termes de lecteurs que de blockbusters. Ils doivent réussir là où les éditeurs de BD ont échoué durant les années 8080, en fidélisant les lecteurs actuels pour les accompagner toute leur vie et continuer à vendre des mangas. Enfin, ils doivent innover et ne plus se contenter de traduire toujours plus d'oeuvres japonaises. Les lecteurs sont demandeurs de nouveaux contenus mais ces dernières ne suffisent plus pour véritablement se démarquer, et l'inflation des coûts d'achat les rends moins accessibles pour les éditeurs. L'enjeu est donc double : il faut innover pour se démarquer dans ce contexte de concurrence extrême afin de recruter et fidéliser les lecteurs, tout en limitant les effets néfastes dus à la guerre des licences. Le marché français du manga ne peut plus se limiter à la traduction d'oeuvres japonaises de plus en difficile à obtenir, il doit désormais évoluer et se forger une identité propre. 80. Les magazines de l'époque se voulaient « tout public » comme Le Journal de Tintin, à l'inverse des magazines japonais qui ont beaucoup segmenté les cibles. Vouloir cibler tout le monde avec un seul titre a fini par ne cibler personne et peu à peu les différents magazines se sont stoppés. Depuis, les éditeurs éprouvent des difficultés à recruter de nouveaux lecteurs sur les titres franco-belges ne pouvant plus compter que sur les albums puisque les magazines de prépublication ont pratiquement tous disparus. 45 |
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