Le manga en france: s'affranchir du modèle japonais et innoverpar Maxime Gendron IUT Bordeaux Montaigne - DUT métiers du livre spécialité éditeur 2020 |
PARTIE 3 : S'AFFRANCHIR DU MODÈLEJAPONAIS ET INNOVER Afin de faire face à une concurrence de plus en plus féroce, les éditeurs diversifient peu à peu leur production en se détachant du marché japonais tant dans les titres publiés que dans la façon de vendre un manga. Deux lignes directrices se distinguent : la recherche de créations originales et le développement de modèles économiques préexistants. Les sous parties suivantes se penchent en partie sur l'analyse de bases données réalisées à la main81. Elles ont été dressées grâce aux croisement des listes de « global man-gas » des sites Manga News, Sanctuary et Nautiljon. Cependant, elles comportent des différences. Par exemple, la liste de Nautiljon le titre Lolita HR en manga , alors qu'il est classé en BD-comics sur Manga News. Afin de dresser des bases les plus complètes et les plus cohérentes possibles, j'ai établi des critères de choix spécifiques pour chacune des bases afin de déterminer si un titre entrait dans les listes ou devait en être exclu. Ils seront précisés dans les sous-parties concernant chaque base en question. Enfin, ces listes s'ar-rêtent à 2020 afin de conduire une analyse sur des années complètes. 3.1. Les créations originales, l'offre de demain Les créations originales sont des oeuvres à l'initiative des éditeurs français (ou belges) et prévues pour être initialement publiées en France. En d'autres mots, ce sont des titres inédits. On y retrouve aussi bien les mangas français (créés par des mangakas français) et les créations originales d'ailleurs (d'auteurs étrangers), mais également, les oeuvres dites « hybrides », c'est-à-dire, celles ne pouvant être classées dans une catégorie spécifique. 3.1.1. Le manga français La sous partie suivante se concentre principalement sur l'analyse de la première base de données qui recense les mangas français82. Sont considérés comme manga français tous les mangas dessinés et/ou scénarisés par au moins un auteur français et initialement
46 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover publié pour le marché français avec un contrat d'édition. S'il y avait un doute malgré la classification des trois sites, la collection a servi de référence. C'est le cas avec Actor's studio classé en BD-comics sur Manga News mais publié dans la collection Shogun Seinen des Humanoïdes associés. En revanche, sont exclus les mangas diffusés gratuitement en ligne, notamment ceux de Amilova (à l'exception d'une série éponyme vendue sur le marché), Oktoprod et Norigami (excepté si le titre a fait l'objet d'une publication en format physique et achetable en librairie) car leurs oeuvres ne sont ni disponibles en format physique, ni vendues en circuit de distribution classique. Les inclure ne permettrait donc pas de tirer des données pertinentes par rapport aux éditeurs principaux du marché. Idem pour les mangas autoédités et non disponibles en librairie. Sont également exclus les projets spéciaux tel que Bravery qui opte pour une édition 100 % numérique. Ils sont pour l'instant trop récents pour avoir du recul et des informations détaillées pour en tirer une analyse. Je tiens également à préciser la raison de la présence de deux colonnes mentionnant le statut des oeuvres. La première indique le statut officiel indiqué par les sites de rérérence. Cependant, de nombreuses séries « en cours » n'ont pas eu de nouveau tome depuis plusieurs années. Afin d'affiner les analyses, la seconde colonne définit donc le statut réel en calculant la différence entre 2021 et l'année de publication du dernier tome paru. Si le temps obtenu est supérieur à trois ans, alors, une série ayant le statut « en cours » passe « en pause », c'est-à-dire que la série a peu de chance d'avoir une suite mais qu'elle n'a pas été officiellement déclarée stoppée. La base de données comptabilise 186 mangas publiés par 61 éditeurs différents. À l'ex-ception d'un titre, tous datent d'après 2000. Cela ne signifie pas qu'aucun manga français n'a été publié avant ce siècle mais plutôt que s'il en a existé, leur publication est trop anecdotique pour avoir laissé des traces sur les sites de référence ou qu'ils n'étaient pas encore véritablement qualifiés comme tel. L'étude des mangas français va donc se concentrer sur les vingt dernières années. 47 3.1. Les créations originales, l'offre de demain La Production globale Tableau 5. Périodes de publication des mangas français.
Au vu des chiffres, la publication de manga français semble se démocratiser depuis quelques années. En effet, on dénombre 115 titres publiés entre 2011 et 2020, soit une augmentation de près de 62 % par rapport aux dix années précédentes. Elle est particulièrement concentrée sur la période de 2016 à 2020 avec 66 titres, à savoir, 35,48 % de la production totale entre 2000 et 2020. L'accroissement de la production semble là encore répondre à une demande de plus en plus prononcée. Les ventes tendent à confirmer cette hypothèse car Radiant, série à succès de Tony Valente, s'est vendue à 65 000 exemplaires en 2018 avec sa dizaine de tomes. À cela s'ajoute Noob Reroll qui a écoulé 10 000 exemplaires de chacun de ses deux premiers tomes, et Everdark tiré à 15 000 copies par tomes avec des réimpressions pour le premier83. Sans compter que Ki & Hi s'est immédiatement fait une place dans le top 50 des ventes de 2019 aux côtés de One Piece et Dragon Ball Super. Toutefois, ce titre fait figure d'anomalie car il est avant tout vendu comme un produit dérivé du youtuber Le Rire jaune qui peut compter sur communauté de plus de 5 millions d'abonnés. Il est difficile de dire si le manga français est « à la mode » mais il semble bel et bien qu'il y ait une tendance d'achat plus favorable. Le tableau révèle également qu'il y a eu une première vague de publications entre 2006 et 2010 avec 65 titres, c'est-à-dire, quasiment autant que durant la dernière période. La seconde moitié des années 2000 a vu 83. Chiffres publiés dans Animeland hors-série : l'année manga ! 31 octobre 2018, pp. 20-22. Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Figure 17. Couverture du 1er tome de Dreamland de Reno Lemaire, Pika Édition, 2013. l'arrivée des premiers mangas français réalisés par des fans de la première heure, désormais suffisamment âgés pour créer leurs propres oeuvres. Selon Sahé Cibot, directrice éditoriale de Shibuya Michel Lafon, « Les auteurs français ont suffisamment digéré la narration et le graphisme manga qu'ils peuvent désormais concurrencer certains japonais84 ». C'est le cas de Reno Lemaire qui a débuté la publication de Dreamland en 2006 et qui fait désormais partie des représentants du manga français avec Tony Valente. Le nombre d'auteurs devrait continuer de croître car de plus en plus de lecteurs sont influencés par la culture manga qui se démocratise et les chiffres donnent à penser qu'il va y avoir de plus en plus de place sur le mar- ché pour des mangakas français. Reno Lemaire est d'ailleurs très confiant sur l'évolution de la situation : « Moi je l'ai vu car j'y suis depuis le début. On va être 200, 300, 400 ou 500 auteurs dans dix ans. Ce n'est pas comme si c'était un effet de mode. [...] Le manga fran- çais va avoir ses codes, il va y avoir des lecteurs car ceux-ci ont compris, avec du temps, mais ils ont compris. [...] Dans quelques années, il y aura 300 titres avec 15 ou 30 blockbus- ters, des middle-sellers, des trucs plus indés85. » Selon lui, cette popularité n'est donc pas dû à un effet de mode mais, au contraire, ne demande qu'à se développer. Par manque de recul évident, il est difficile d'affirmer s'il est dans le vrai ou si, au contraire, il ne s'agit que d'un phénomène éphémère.
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49 3.1. Les créations originales, l'offre de demain Le marché du manga français - le trio de tête Tableau 6. Production de mangas français par éditeur de 2004 à 2020.
Le tableau met en évidence que le marché du manga français est très disparate. Sur 61 éditeurs, seulement 15 ont publié au moins 4 oeuvres sur les vingt dernières années, et seul le trio de tête dépasse la dizaine de titres. Beaucoup de maisons d'édition n'ont pas dépassé les trois titres publiés. Le marché est donc largement composé par des acteurs qui se sont limités à quelques coups d'essais et qui ne publient pas vraiment du manga français. Il est d'ailleurs intéressant de noter que parmi les catégories « autres » du tableau on trouve des éditeurs quasiment inconnus comme Asuka, mais aussi des incontournables du manga, notamment Kurokawa et Ki-oon86. Les raisons à cette faible parution peuvent être très diverses : le manque d'argent pour rémunérer un auteur, le manque de temps pour 86. Cf. Annexe V : Liste des éditeurs de mangas français. 50 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover
Le marché du manga français - les périodes de publication Il est nécessaire de croiser les éditeurs du marché avec les années de publication en vue de se faire une idée plus précise du contexte actuel du secteur87. À titre d'exemple, les 16 titres publiés en 2018 ne représentent que 0,92 % de la production de mangas de l'année. Il est donc impossible d'extraire les chiffres de ventes, aussi bien en volume qu'en valeur, ne concernant que les mangas français. Afin de palier à cela, les chiffres de la production sont les plus précis pour mener une analyse. Il faut noter ques les chiffres du tableau suivant indiquent le nombre de nouveautés, c'est-à-dire qu'il ne prend en compte que les tomes 1. 87. Cf. Annexe VI : Nombre de publications de mangas français par an et par éditeur de 1994 à 2020. 51 3.1. Les créations originales, l'offre de demain Tableau 7. Nombre de publications de mangas français par an et par éditeur de 2004 à 2020.
Notes. Cf Annexe VI pour la liste complète. LHA=Les Humanoïdes Associés. Thebook.=Thebookédition. 52 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Ainsi, grâce à ce tableau, on observe que Les Humanoïdes associés ont publié l'in-tégralité de leurs 23 oeuvres entre 2007 et 2009. Parmi elles, 9 sont terminées, 2 sont considérées en pause et 12 ont été stoppées. Cette dernière donnée révèle que l'éditeur a essuyés beaucoup d'échecs. Il est difficile d'y trouver une explication précise mais au vu de la grande quantité de publications en seulement trois ans, l'éditeur a certainement dû lancer des oeuvres non abouties trop calquées sur leurs équivalents japonais. Effectivement, ce fut le problème de nombreux mangas de la première vague dans les années 2000. Les auteurs se contentaient de reprendre les codes graphiques des ouvrages qui les inspiraient sans véritablement les comprendre. Il en résultait des oeuvres à l'apparence « manga » mais il leur manquait le sel et l'âme qui font le succès des séries japonaises. Ankama fait preuve de plus de régularité car il lance 1 à 3 titres par an depuis 2005 à l'exception de 2006, 2019 et 2020. Au sein des éditeurs principaux de mangas français, il est donc le plus régulier ce qui a l'air de traduire un choix éditorial marqué et en fait un acteur historique du développement d'un style de manga propre à notre pays. Pika suit le même parcours, notamment avec Dreamland dès 2006, mais au global il a publié environ deux fois moins d'oeuvres que Ankama et sa fréquence est plus ramassée avec, par exemple, un temps mort de trois ans entre 2013 et 2015. À l'inverse des deux premiers du classement, Glénat s'est véritablement lancé en 2015 et édite 2 à 3 titres par an à l'exception de 2019 qui ne compte aucune nouveauté. Le même phénomène est observable avec H2T, label de Pika, particulièrement actif depuis 2017 comptant déjà 6 ouvrages. Idem avec Michel Lafon qui se concentre sur la publication de mangas de personnalités connues (Le youtuber Le Rire Jaune, le footballeur Antoine Griezman) et qui a lancé 5 titres en 2019. L'intérêt soudain de ces gros éditeurs traduit donc que le public est désormais demandeur ou au moins réceptif à la publication de mangas français. Par extension, ces derniers paraissent plus aboutis que ceux du début des années 2000. Les auteurs tels que Tony Valente ou Reno Lemaire ont eu le temps de digérer le style japonais et de se l'approprier. Toutefois, Sakoto Inaba, responsable éditorial chez Glénat, émet tout même des réserves : « le marché est très hétéroclite pour le moment. S'il y a des titres comme Radiant qui n'ont rien à envier aux shônen japonais, d'autres ont tenté de surfer sur le succès du manga et n'en sont que de pâles caricatures. Il ne suffit pas de faire des dessins en noir et blanc avec SD, pour appeler ça un manga...88 ». Aienkei, auteur 88. Cité par Animeland hors-série : l'année manga ! 31 octobre 2018, p. 19. 53 3.1. Les créations originales, l'offre de demain de Horion complète à propos du marché : « Il n'a pas encore atteint sa pleine maturité. [...] Quelques éditeurs tentent aussi de greffer à la va-vite les ailes du succès sur des mangas embryonnaires, et on se retrouve avec des auteurs dédicaçant des oeuvres approximatives inconnues du public89. » En raison du récent succès de Radiant, beaucoup d'éditeurs ont l'air d'être à la recherche du nouveau carton français. Effectivement, Tony Valente et Ankama vivent en pleine success story depuis 2015, lorsque le manga a été publié au Japon. La série y a rapidement trouvé son public, notamment grâce aux recommandations de Hiro Mashima (Fairy Tail) et de Yusuke Murata (Eyeshield 21 et One Punch Man) avant d'être adaptée en série animée par le studio japonais Lerche. Cependant, bombarder le marché de mangas français dans l'espoir que l'un d'eux devienne le nouveau Radiant risquent de tuer l'intérêt naissant des lecteurs. Ils pourraient être écoeuré par le trop plein de séries dont la qualité n'est pas toujours au rendez-vous et qui se stoppent en plein milieu par manque de vente. Intéressons-nous d'ailleurs au nombre de tomes par série et au statut de ces dernières afin de mieux comprendre la situation. Le marché du manga français - la durée de vie des séries Tableau 8. Nombre de séries par quantité de tomes et état des publications.
Note. NB=Nombre 89. Cité par Animeland hors-série : l'année manga ! 31 octobre 2018, p. 19. 54 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Figure 19. Couverture du 1er tome de Magnum Opus de Heitor Amatsu, H2T, 2020. D'après les données récoltées, 38,71 % des mangas comptent seulement 1 tome. Parmi les 72 séries, 29 sont des one-shot, 15 sont considérées en pause et n'auront probablement pas de suite, 17 ont été stoppées et seulement 11 sont en cours. Autrement dit, la part des séries encore en cours s'élève à 15,28 % alors que celles s'arrêtant dès le premier tome (considérées comme en pause et stoppées) montent à 44,44 %, donc presque trois fois plus. De plus, sur les 186 oeuvres de la liste, 26 ont été stoppées et 36 sont considérées en pause, ce qui signifie qu'un tiers des mangas français resteront certainement inachevés. Tout cela confirme ce qui a pu être constaté avec Les Humanoïdes associés, il y a probablement un trop plein de séries ou un manque qualité. On note également que plus de 80 % de la production compte trois volumes ou moins, qu'une fois le troisième tome dépassé, aucune série n'a été stoppée, et qu'une fois le quatrième franchi, plus aucune n'est en pause. En revanche, seulement 7 séries atteignent le dixième tome et/ou continuent au-delà. Les séries de mangas français ont donc une durée de vie relativement courte et leur lancement s'avère particulièrement compliqué puisqu'elles ont de fortes chances de s'arrêter avant de dépasser les trois tomes. Les raisons précédemment évoquées jouent certainement un rôle sur cette faible durée mais on peut aussi affirmer que le manga français souffre encore de préjugés90. Même si la demande semble augmenter pour des mangas locaux, des lecteurs sont encore probablement réfractaires, notamment par rapport à la qualité des oeuvres ou tout simplement que le terme manga induit que la BD est censée être japonaise91. Pika contourne ce problème grâce à son label H2T qui sert de laboratoire à l'éditeur et à ses auteurs. Il permet à ces derniers de parfaire leur style avant d'intégrer le catalogue Pika une fois qu'ils auront suffisamment d'expérience. De son côté, l'éditeur n'engage pas son image de marque mais, au contraire, assume cette identité de laboratoire avec un label défini comme étant « spécialisé dans la création originale de manga92 ». Enfin, à l'exception des gros succès, les séries qualifiées de réussites
55 3.1. Les créations originales, l'offre de demain se vendent à environ 5 000 exemplaires sur l'ensemble de leurs deux ou trois premiers tomes93. Pour des mangas importés du Japon, cela suffirait à peine à ne pas les considérer comme des échecs. Au regard des chiffres encore modestes, le manga français aurait donc d'autres avantages à être publié par les éditeurs. Les intérêts économiques du manga français et les freins à son développement Figure 20. Couverture du 1er tome de Marble Gen de Sylvain Dos Santos et Grelin, Kana, 2019. Publier un manga français sous-entend que la maison d'édition travaille directement avec l'auteur à l'aide d'un contrat d'édition, comme pour la publication d'une BD. Ainsi, l'éditeur jouit d'un plus grand contrôle sur la série qu'il commercialise en comparaison des licences qu'il achète au Japon. Il est décideur et peut lui-même déterminer sa stratégie marketing. Kana, par exemple, développe un mix média autour de la série animée Marblegen de TF1 dont le manga, préquelle de la série, sert de produit dérivé94. Être à l'initiative permet également d'éviter ce qui s'est produit avec Black Torch. La série s'est stoppé par manque d'in-térêt au Japon alors qu'elle a fait un très bon démarrage en France95. Ki-oon a perdu une licence lucrative dans laquelle il avait beaucoup investi et dont les lecteurs auraient sûrement apprécié lire la suite d'après les ventes. Éditer un manga francophone permet ainsi de décider si une série doit se poursuivre ou non et de ne pas dépendre de l'exploitation japonaise. Néanmoins, rémunérer un auteur coûte généralement plus cher que l'achat d'une licence, mais, avec l'augmentation de enchères, la différence n'est plus si marquée et les avantages offerts par une production en France peuvent permettre de compenser cet écart de coûts. Cependant, tous ne sont pas de cet avis, notamment Arnaud Plumeri, responsable de Doki Doki : « publier un(e) auteur(e) français(e) demande un investissement financier plus important que pour la l'achat d'une licence japonaise (en général). Sans parler du temps à lui consacrer96. » Outre l'aspect financier, le manga français présente une diffé- editez-chez-h2t [consulté le 17/02/2021]
Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover rence majeure avec son homologue japonais qu'il ne pourra certainement jamais combler : son rythme de publication. Les systèmes éditoriaux japonais et français sont radicalement différents tout comme le statut des auteurs. Au Japon, le mangaka s'apparente à un salarié de l'éditeur dans le sens où il doit rendre un chapitre par semaine, ce rythme n'est possible qu'à l'aide de l'équipe d'assistants fournie par l'éditeur qui l'aide à dessiner les décors ou encore à encrer. Le système permet ainsi d'aboutir d'un nouveau tome de près de deux cents pages tous les deux ou trois mois. En France, l'auteur est seul ou en duo (collaboration scénariste/dessinateur) pour s'occuper de l'entièreté de la création d'un album comprenant au minimum quarante-huit pages, formats standards le plus répandu pour la BD franco-belge. Dans le second cas, l'auteur a un véritable rôle d'artiste mais le processus de création s'en retrouve considérablement allongé. Le problème est d'autant plus sensible lorsqu'un français veut publier du manga car il ne doit pas produire 48 planches mais 170 à 200 dans le même laps de temps afin de s'adapter au rythme de publication japonaise qui nécessite plus de régularité. Il n'est donc pas anodin que le lancement d'un manga français soit particulièrement compliqué. Pour peu qu'un premier tome trouve son public à sa sortie, il faut que ce même public soit suffisamment convaincu pour acheter le deuxième et qu'il n'ait pas oublié son existence un an plus tard lorsqu'il sera publié. Catapulter dans le flot de nouveautés incessants, une série sera rapidement oubliée si elle ne bénéficie pas d'une visibilité régulière, c'est d'autant plus vrai avec la BD japonaise97. Effectivement, le manga se consomme plus vite et plus régulièrement que la BD franco-belge tout simplement parce que le modèle économique a été pensé ainsi suite à la fin de la seconde guerre mondiale98. Un mangaka français peut tout même gagner un peu de temps grâce à l'absence de couleur mais le rythme japonais est humainement impossible à tenir pour un ou deux auteurs.
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57 3.1. Les créations originales, l'offre de demain Tableau 9. Rythme de publication des mangas français.
Note.NB=Nombre Sur 157 séries (les 29 one-shot étant exclus), 47 dépassent la publication d'un tome par an, soit tout juste un quart de la production, et seulement 17 arrivent à deux par an dont 5 atteignent même les trois tomes par an. Dans le dernier cas, on compte par exemple Marblegen Origines et Les Légendaires Saga qui, sans émettre un quelconque jugement de valeur, sont plus des produits dérivés que de véritables oeuvres indépendantes. À l'op-posé, on décèle environ 20 % de séries qui paraissent à un rythme inférieure d'un tome par an quand un peu moins de 50 % publient un volume par an. Tony Valente propose environ 1,67 tome à l'année avec quinze mangas terminés en neuf ans. En observant les dates de parution de plus près99, on constate qu'il a publié les deux premiers tomes à un rythme annuel mais que depuis 2015, il en crée deux à l'année. De son côté, Reno Lemaire totalise 19 tomes en quinze ans, soit 1,27 par an. Lastman fait figure d'exception puisque ses auteurs ont réussi le tour de force de publier 20 pages par semaine sur Delitoon100. Par conséquent, même pour les auteurs des hits du manga français, le rythme s'impose comme une difficulté. À l'heure actuelle aucune solution concrète n'existe pour y faire face car avoir recours à des assistants ne paraît pas faisable d'un point de vue économique. Les éditeurs ne peuvent engager des assistants salariés car les charges alourdiraient les coûts de création d'un manga duquel les différents acteurs arrivent déjà à peine à vivre. En plus, leur statut de salarié leur assurerait une meilleure sécurité financière comparé aux auteurs qu'ils sont censés assister, créant par la même occasion de grandes inégalités. Je ne pense pas non plus qu'il soit possible de les payer à la planche puisque cela augmenterait une fois de plus les coûts et qu'ils gagneraient forcément moins que les auteurs du fait de leur rôle d'assistant et non d'artiste, alors que les artistes vivent tout juste de leurs revenus101.
58 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Pour terminer avec le manga français, le marché souffre pour l'instant d'un manque de diversité avec une majorité de publications classées dans la catégorie shônen à laquelle Dreamland et Radiant appartiennent102. Figure 21. Répartition des genres du manga français. Les genres fantastique et aventure sont les plus récurrents avec une proportion respective de 23,66 % et 23,39 % parmi la liste dressée, tous deux étant évidemment l'essence du shônen. L'action et la tranche de vie sont présents à 7,56 %, suivis de près par le suspense et ses 7,26 %. Quant aux autres, ils affichent des proportions très faibles en comparaison. La concentration de prêt de 50 % de la publication par deux genres étroitement liés au shônen témoigne ainsi du manque de diversité actuelle auquel les éditeurs doivent remédier. Le manga français séduit par son exotisme et grâce à l'effet de nouveauté mais pour se développer et surtout devenir une véritable alternative, il doit se diversifier grâce à des seinen et des shôjo encore trop peu présents. Après tout, le manga français doit être capable de devenir une alternative à l'offre japonaise, hors, s'il se contente de proposer des titres de la même catégorie éditoriale dont nous abreuve cette dernière, il ne permettra jamais de renouveler l'offre du marché durablement. 102. Animeland hors-série, op. cit., p. 24. 59 3.1. Les créations originales, l'offre de demain Produire un manga français n'est pas une solution miracle. Le contexte est plus favorable qu'avant de telle manière qu'en publier un n'a plus autant de chance de se solder par un échec, mais il y a toujours beaucoup de risques et il ne s'agit pas d'une réussite automatique, au contraire, cela demande beaucoup d'investissements et de promotion. Les succès tels que Dreamland et Radiant sont des exceptions, pas la norme, comme le prouve les ventes. Le secteur est prometteur mais doit encore mûrir, la demande doit croître, et il faut que les auteurs s'améliorent et se diversifient afin de proposer un offre plus complète et surtout plus compétitive face aux licences japonaises. Enfin, il est impératif que les acteurs laissent le temps à cette évolution de s'opérer. Il est nécessaire de ne pas saturer le marché de nouveautés aux risques de désintéresser les lecteurs mais aussi d'en arriver prématurément à la même situation concurrentielle qu'avec les mangas asiatiques qu'ils cherchent justement à éviter, notamment à l'aide des mangas « made in France ». 3.1.2. Les créations originales d'ailleurs La base de données utilisée ici a été constituée à l'aide des trois mêmes sites que la précédente et complétée par les trois Ki-oon mag103. Elle est cependant beaucoup moins exhaustive que la première du fait des problèmes de classification déjà évoqués avec le manga français. Il est particulièrement compliqué de retrouver la source de certaines oeuvres. Toutefois, cette seconde liste ne fait pas l'objet d'une analyse quantitative précise mais sert davantage à identifier les éditeurs impliqués ainsi que la nationalité des auteurs. Cette dernière donnée va ainsi permettre de déterminer de quelles cultures sont majoritai-rement issues ces créations originales. Deux tentatives des Humanoïdes associés ont été relevées. Toutes deux ont été publiées en 2007, la première, Breath effect, a été réalisée par un auteur japonais, et la seconde, Underskin, par un duo d'artistes italiens. L'éditeur a donc essayé de devenir précurseur en matière de création originale, qu'elle soit française, japonaise ou d'une autre origine. Malheureusement, beaucoup de ces expérimentations se sont soldées par des échecs. En revanche, deux autres éditeurs vont particulièrement nous intéresser dans la partie suivante. 103. Cf. Annexe VII : Liste des créations orginales hors mangas français. 60 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover H2T et la pluralité des origines
Note. NB=Nombre Le label de Pika ne se limite pas à la publication de mangas français, il signe avec des mangakas italiens, argentins ou encore brésiliens. On remarque, tout de même, une forte prédominance d'auteurs italiens puisqu'ils représentent près de 78 % de la publication comme on peut le voir dans le tableau. H2T confirme son rôle de laboratoire en recrutant des auteurs de multiples origines. Pour l'instant, il leur permet d'acquérir de l'expérience, car leurs séries ne sont peut-être pas encore totalement abouties. À long terme, cette initiative pourrait permettre à Pika de se démarquer grâce à un catalogue varié et des auteurs en partie formés selon les standards de la maison. Le plus vieux titre date de 2017 et les autres ont été lancés en 2018 ou 2019, le travail du label n'en n'est donc qu'à ses débuts. Le procédé n'est pas sans rappeler l'un des six grands principes du magazine de prépublication japonais Weekly Shônen Magazine : « S'efforcer de publier et de faire évoluer de nouveaux auteurs104. » À la manière des concours pour jeunes talents du magazine, il permet à la fois à Pika de dénicher de futurs auteurs sans engager l'image de marque de l'entreprise principale. C'est notamment ce qui a permis au Jump de se faire une place sur le marché alors qu'il n'avait pas la possibilité de recruter des mangakas de renom105. La Shueisha, l'éditeur du magazine, a ainsi pu dénicher de nombreux auteurs qui ont activement participé à son âge d'or, notamment Masami Kurumada avec Saint Seiya et surtout Akira Toriyama grâce à Dr Slump et Dragon Ball. Le pari de H2T est donc risqué car il publie pour l'instant des auteurs sans notoriété et dont le travail peut encore laisser des traces d'amateurisme. En revanche, si tout cela se révèle payant, alors Pika comptera dans ses rangs des auteurs dont les noms seront peut-être imprimés sur tous les mangas à succès des prochaines années. Je pense donc que
61 3.1. Les créations originales, l'offre de demain les publications de l'éditeur vont demander un intérêt tout particulier dans un avenir proche. D'autant que si Pika réussit, il aura certes un coup d'avance sur ses concurrents dans le domaine des créations originales, mais ce sera aussi la porte ouverte pour ces mêmes concurrents qui n'auront plus qu'à profiter du travail de H2T. Il s'agit du même effet qu'avec le manga français où des éditeurs comme Ankama ont réalisé de nombreux tests au cours des années pour que les nouveaux comme Glénat ou Shibuya Michel Lafon puissent désormais lancer des titres plus facilement en profitant de leur médiatisation récente. En cas de réussite, H2T pourrait ouvrir les portes à un nouveau genre de diversité avec des mangas créés par des auteurs brésiliens, espagnols, roumains, etc. Mais, en cas d'échec, il risque de rendre les éditeurs frileux à l'idée d'investir dans des mangakas inexpérimentés et ainsi fermer la voix à un style qui ne demande qu'à être développé. Ki-oon et l'exclusivité japonaise Ki-oon se distingue de ses concurrents en matière de création originale puisqu'il parvient à lancer des projets en collaboration avec des mangakas japonais. En plus des avantages précédemment cités tels que le contrôle sur l'oeuvre et la diversification, il permet de ne pas souffrir des préjugés sur les mangas créés par des personnes non asiatiques. De surcroît, les Japonais, même avec peu d'expérience, sont plus familiers avec les techniques graphiques du manga du fait de leur origine et ont ainsi davantage de chances de proposer une oeuvre plus aboutie qu'un mangaka français ou italien. Tableau 11. Nombre de créations originales de Ki-oon publiées par an. 2000 2004 2017 2018 2019 2020 Total Nombre de 1 1 1 4 2 1 10 publications Proportion 10,00% 10,00% 10,00% 40,00% 20,00% 10,00% 100,00% en% Ki-oon a déjà fait des premières tentatives de création originale japonaise en 2000 et 2004 avec Element Line et Duds Hunt. Toutefois, 80 % de sa production a été publiée à partir de 2017. Ahmed Agne, co-fondateur de Ki-oon, a pour objectif que les créations originales représentent 50 % de son catalogue d'ici 2024. Le dernier Ki-oon mag en date106, annonce d'ailleurs quatre nouvelles séries pour 2021 : L'Eden des sorcières, Léviathan, Outsiders et Coco - l'île magique. Ce magazine gratuit copiant le modèle de la prépublication japonaise 106. Ki-oon Mag. 07 janvier 2021, n°3. 240p. 62 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover est un excellent moyen de découvrir ses titres. Le soin apporté à sa réalisation, notamment avec les interviews des auteurs concernés, en fait plus qu'un simple catalogue mais un véritable objet collectionnable, comme le serait un magazine payant. Là encore, on retrouve des avantages semblables à ceux du projet de H2T. L'éditeur est sûr de se distinguer de la concurrence grâce des projets inédits développés en direct avec les auteurs. Contrairement à une licence, les autres éditeurs ne peuvent prétendre à son obtention. En revanche, contrairement aux créations originales d'auteurs français ou italiens, par exemple, Ki-oon publie des mangas d'auteurs japonais qui ne sont pas encore publiés au Japon. En termes d'image, l'éditeur se démarque donc considérablement car il n'essaie pas de « faire du manga » mais propose des mangas japonais en exclusivité. Il est donc plus facile de les vendre sur le marché français mais aussi à l'étranger. Comme le dit l'éditeur lui-même : « celles [en parlant des séries] qu'on a sorties cette année ont attiré l'attention, Beyond the Clouds, Noise et Lost Children sont déjà vendus ou sont en cours de vente dans plusieurs pays. [...] ça nous permet de diversifier les revenus. Il y a même la possibilité que certaines soient publiées au Japon comme c'est le cas pour Noise107. » Finalement, le titre a bel et bien été publié au Japon depuis cette déclaration. Au-delà de jouir d'un plus grand contrôle sur les titres à son initiative, Ki-oon exploite ensuite ses licences à l'étranger et parfois même au Japon, diversifiant ainsi ses revenus et imposant peu à peu son statut d'acteur incontournable du marché. Personnellement, je trouve le travail de Ki-oon particulièrement pertinent, surtout au regard du contexte du marché. Publier des exclusivités permet selon moi de donner l'im-pression aux lecteurs français d'être des privilégiés alors que jusque-là, ils étaient perpétuellement en retard sur le Japon à cause du délai attenant au processus d'achat d'un titre (intérêt d'un éditeur français, achat, traduction, etc). Les titres de Ki-oon apparaissent donc comme une forme de récompense à l'assiduité des lecteurs français qui ont fait de l'hexa-gone le deuxième plus gros consommateur de BD japonaises après son pays d'origine. Selon moi, il s'agit à l'heure actuelle de la meilleure alternative entre l'achat de licence et les créations originales de d'autres pays car la maison d'édition se détache peu à peu de la dépendance à l'achat de licences particulièrement coûteuses, tout en proposant des oeuvres inédites d'auteurs japonais. Ces dernières ne souffrent donc pas des préjugés que 107. Animeland hors-série, op. cit., p. 45. 63 3.1. Les créations originales, l'offre de demain rencontrent les autres créations originales et comportent ainsi moins de risques à être lancer. Il y a fort à parier que ce processus va se démocratiser si d'autres éditeurs arrivent à dénicher leurs propres exclusivités, mais aussi que Ki-oon va encore gagner des parts de marché grâce à ce système.
La mixité des influences La mondialisation contribue grandement à l'affaissement des frontières entre les trois grandes écoles de BD que sont le franco-belge, le comics et le manga. Les auteurs de créations originales le prouvent bien puisque leurs influences les amènent à développer leur propre identité graphique détachée de leur origine. Tony Valente et Reno Lemaire sont de fait considérés comme étant des mangakas. On peut alors se demander ce qui fait le mangaka. Est-ce son style graphique, ses pratiques de travail ou encore sa nationalité ? La question fait encore débat et le sujet est bien trop vaste pour l'aborder dans les pages de ce mémoire. Cependant, à titre personnel, je pense que le style graphique et les pratiques de travail sont plus déterminants que la nationalité. D'ailleurs, avant Radiant, Tony Valente a créé la série Hana Attori où l'on constate un style déjà très « manga » alors qu'elle était publiée en album de 48 pages, preuve de la complexité du débat. 64 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Les trois sites utilisés pour constituer les bases données la classe ainsi dans une catégorie différente d'un site à l'autre du fait de cette mixité. Plus généralement, l'hybridation est présente partout à différents degrés. Par exemple, l'auteur de comics Humberto Ramos (Fairy Quest, Spider-Man) et le français Patrick Sobral (Les Légendaires) empruntent tous deux beaucoup aux codes graphiques du manga, pourtant, leurs oeuvres sont respectivement considérées comme des comics et de la BD franco-belge. À l'inverse, le japonais Jiro Taniguchi s'inspire beaucoup du style franco-belge, notamment en matière de découpage, mais il est considéré comme un mangaka. Ces nombreux titres aux diverses influences vont eux-mêmes inspirés de futurs auteurs, il en découlera de nouveaux styles et ainsi de suite. D'autres, comme les auteurs de Maliki, refusent que leur série soit catégorisée mais préfèrent simplement la désigner comme une bande dessinée. L'hybridation n'est donc pas un segment de la BD ou un genre mais une conséquence de l'évolution du neuvième art. C'est aussi la raison pour laquelle il n'y a pas de base de données sur laquelle se reposer pour cette partie car la plupart des références qui y seraient présentes pourraient aussi bien être classées en franco-belge ou dans l'une des listes des créations originales. L'histoire du manga nous prouve bien que l'évolution d'un art est lié à ses influences puisque que la BD japonaise s'est fortement développée avec l'arrivée des comics américains à partir de 1945108. Figure 23. Couverture de L'Épinard de Yukiko, Frédéric Boilet, Ego comme X, 2001. On peut toutefois observer une tentative de catégorisation avec le mouvement de la Nouvelle manga, initié par Frédéric Boilet en 2001 avec L'Épinard de Yukiko simultanément publié en France et au Japon. Selon l'auteur, « le » manga désigne la production commerciale tel que Naruto ou Dragon Ball alors que « la » manga se revendique être une BD d'auteur à l'instar du cinéma d'auteur français dont le dessinateur semble s'inspirer tout en se servant du quotidien comme trame de fond pour ses histoires. Toujours selon l'auteur, les mangas s'inscrivant dans cette nouvelle vague pourraient permettre de toucher un nouveau public plus large que les fans de manga et les fans de bande 108. Gravett Paul. Manga: soixante ans de bande dessinée japonaise. Monaco : Éditions du rocher, 2005, p. 12. 65 3.1. Les créations originales, l'offre de demain dessinées de genres109. Ses propos datent de 2001 et force est de constater que malgré une diversification manifeste, le marché est encore largement dominé par des productions commerciales orientées shônen. Avec le recul, cette situation semble logique car le lectorat est encore très demandeur d'oeuvres de cette catégorie. Les shônen sont le résultat d'un ciblage agressif de la part des éditeurs qui semble fonctionner d'après les chiffres abordés tout au long de ce mémoire. Vouloir plaire à tous est difficile et très onéreux car il implique de s'adresser à des segments minoritaires, donc peu lucratifs, ce qui explique cette forte tendance à la publication de shônen. Malgré cela, les éditeurs cherchent de nouveaux moyens de se différencier et l'hybridation semble faire partie des pistes exploitées. Les enjeux d'une nouvelle forme de BD D'après Ahmed Agne, « l'hybridation est l'avenir du manga. Au Japon, une nouvelle génération d'auteurs veut s'affranchir des codes de l'industrie pour proposer un langage différent110. » Cette déclaration annonce un potentiel renouveau de l'offre dans les années à venir. L'intérêt artistique est donc évident puisque cette mixité permet l'éclosion de styles inédits, synonymes de découverte et d'originalité pour les lecteurs. D'un point de vue commercial, l'hybridation est vue comme par les éditeurs comme un nouveau moyen de diversifier sa clientèle en créant un pont entre manga et franco-belge. Nicolas Ducos de Kana explique que « notre Albator vise un lectorat large, entre la BD et le manga. Un mix qui montre que le marché est mûr111. » Si la dernière affirmation est à relativiser compte tenu des difficultés rencontrées avec les créations originales, la déclaration met en évidence l'intérêt d'exploiter une telle licence. Dans le cas de Albator, la série possède un grand nombre de fans notamment dû au dessin animé diffusé sur Récré A2 puis au Club Dorothée. Les fans sont autant d'acheteurs potentiels des trois albums. Ils peuvent à la fois découvrir l'univers papier et continuer la lecture avec les mangas de Leiji Matsumoto également publiés par Kana, et/ou apprécié le format de l'album qui les poussera à en découvrir d'autres bandes dessinées franco-belges. Même raisonnement pour les personnes étant déjà lecteurs de l'oeuvre originale qui vont peut-être découvrir le format de l'album par ce biais. Kana n'en est pas à son coup d'essai puisque l'éditeur a lancé la publication de Batman & Justice
66 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover League en 2017, rencontre entre l'univers des super-héros américains et le style manga. Cependant, contrairement à Capitaine Albator, la série n'est pas l'initiative de Kana et surtout, elle s'affirme en tant que manga sans qu'il n'y ait de doute possible mais nous prouve que des passerelles entre les univers sont recherchés. La situation semble donc poser des problèmes d'identification auxquels les éditeurs vont devoir répondre s'ils veulent s'adapter aux mutations du marché. On peut également se questionner quant à l'épuisement des franchises. Ces dernières sont comparables à des marques et disposent d'un potentiel de vente très fort comme le montre le retour de Dragon Ball avec le spin-off Dragon Ball Super. Vendre une BD Albator est beaucoup plus facile qu'un titre totalement nouveau car le personnage de Leiji Matsumoto est fortement ancré dans la culture populaire depuis les années 70, il dispose donc d'un fort potentiel de commercial. Sur le court terme, favoriser les franchises permet d'assurer plus de ventes plus facilement, mais, sur le long terme, la stratégie menace la diversité du marché. Effectivement, un tome de Capitaine Albator ou de Dragon Ball Super risque de cannibaliser une nouveauté n'appartenant pas à une franchise, tant sur les tables des librairies que sur la scène médiatique. Aussi populaire que soit une licence, elle n'est pas éternelle et lorsque le public s'en désintéressera, elle laissera un vide qui sera difficile à combler, car, au lieu d'assurer la relève avec de nouvelles séries, des éditeurs préfèrent concentrer leurs forces sur des titres qui vivent d'eux-mêmes dans l'espoir de maximiser leurs profits à court terme. Étant donné que les frontières entre les styles de BD sont de plus en plus floues, la segmentation devient de moins en moins adaptée aux nouveautés. À l'avenir, comment vont pouvoir être vendues ces BD d'un nouveau type ? Dans la mesure où elles n'ont même pas de nom à proprement parler comme peuvent l'avoir les mangas français aussi qualifiés de « manfra » ou « franga », comment peut-on communiquer dessus et donc les vendre ? Les ranger en librairie Le problème se pose aussi pour les librairies : comment faire pour que les libraires puissent les ranger de manière cohérente ? En effet, pour reprendre l'exemple de Capitaine Albator, le classer en manga ou en BD est possible mais où va-t-il vraiment être trouvé par le public susceptible de l'acheter ? Une mauvaise segmentation et un mauvais ciblage peuvent faire échouer la meilleure des BD si elle est rangée au mauvais endroit. Dans ce cas, il faut peut-être envisager de nouvelles catégories, mais à quelle échelle ? Peut-on 67 3.1. Les créations originales, l'offre de demain éditer toutes sortes de bandes dessinées avec pour seule classification le genre ou la tranche d'âge par exemple ? Je pense que les chiffres de la production annuelle prouvent que la BD est trop vaste pour ne pas avoir de sous-segments. Il me paraît irréaliste d'avoir un rayon BD en librairie où mangas et albums franco-belges sont mélangés. Il ne s'agit pas d'un quelconque jugement affirmant que le manga et la BD franco-belge ne doivent pas se mélanger, mais simplement que le rayon n'aurait aucune cohérence visuel et pratique, principalement à cause de la variété des formats. Un manga rangé à côté d'un album est pratiquement invisible du fait de sa petite taille. L'offre est si étendue qu'elle a besoin d'être morcelée pour que les acheteurs potentiels puissent s'y retrouver.
sistes ultra violentes comme Berserk et le quotidien d'un jeune joueur de saxophone avec Blue Giant. Certaines librairies telles que le Krazy Kat à Bordeaux et Le Renard Doré à Paris ont d'ailleurs réorganisé leur rayon manga en tenant compte des genres littéraires et non des catégories éditoriales. Pour en revenir à l'édition, Ki-oon cherche à rassembler les lecteurs autour d'oeuvres universelles et non à les diviser avec des critères comme l'âge ou le sexe qui devraient, soi-disant, définir leurs goûts artistiques. « Ki-oon a souvent eu l'ambition de fédérer plusieurs générations de lecteurs avec des séries tout public telles que Bride Stories, Sous un rayon de soleil ou plus récemment Père & Fils. Jusqu'à présent, elles étaient souvent placées dans la catégorie seinen - l'étiquette qui leur était attribuée au Japon à l'origine. Cependant, les retours enthousiastes de lecteurs de tous bords, enfants, 68 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover adolescents, adultes, amateurs ou non de manga, nous ont depuis longtemps montré que cette catégorisation pouvait se révéler réductrice112. » Il ne manque plus qu'un peu de recul pour apprécier la réussite de cette collection. En tout cas, elle fête en 2021 sa quatrième année d'existence et compte au moins deux nouvelles sorties en 2020 avec Shino ne sait pas dire son nom et Le Renard et le Petit Tanuki. Si on ne peut affirmer que Kizuna est un triomphe, on peut tout de même constater qu'elle n'a pas essuyé un échec cuisant. C'est la preuve que les lecteurs se sont acclimatés de cette nouvelle appellation et qu'elle n'a pas peut être même rien changé à leurs habitudes de lecture, mais pour l'instant, rien ne nous permet d'en avoir la certitude. L'exemple de Ki-oon ne concerne que le manga mais elle nous démontre qu'il est possible de se détacher d'un système fermement établi depuis plusieurs décennies. Kizuna n'est pas vendue comme étant meilleure que la catégorisation actuelle, elle est un moyen pour Ki-oon de s'adapter à son lectorat. Bien entendu, sa création induit que la catégorisation utilisée ne permet plus de répondre aux besoins de segmentation du marché, mais elle ne remplace pas la classification actuelle, elle la complète. Instaurer de nouvelles collections me paraît être la solution la plus adaptée afin de faciliter la transition des lecteurs mais aussi des rayons de librairies, sans pour autant remettre en question tous les acquis. Toutefois, il ne s'agit pas d'une solution miracle car la multiplication des collections peut entraîner la confusion chez les lecteurs qui auront du mal à se repérer, et peut également provoquer une forme de cannibalisme entre les différentes catégories si elles sont trop segmentées. D'une manière différente, un label comme H2T se présente également comme une alternative viable. Le concept est plus large qu'une collection, mais avec une ligne éditoriale suffisamment précise, un label conçu pour un type de création en particulier permet à l'édi-teur principal de protéger son image de marque en cas d'échec, tout en développant une identité propre au label basé sur les spécificités des oeuvres publiées. Tout reste à faire en matière d'hybridation. Des initiatives comme le mouvement de Frédéric Boilet sont surtout mues par des intentions artistiques ce qui les classe d'offices dans la catégorie des bandes dessinées d'auteurs et les opposent d'une certaine manière à celles dites commerciales. En bref, ce ne sont pas des BD destinées à s'écouler à des 112. Site de Ki-oon. « Nouvelle collection pour le catalogue Ki-oon ! ». 07 décembre 2016. URL : http://www. ki-oon.com/news/313-nouvelle-collection-pour-le-catalogue-ki-oon.html [consulté le 17/03/2021] 69 milliers d'exemplaires dans la plupart des cas, elles sont plutôt réservées à un public de connaisseurs et de curieux. Pourtant, grâce à la mixité des styles et des influences, de nouveaux auteurs arrivent à créer des oeuvres qu'il est difficile de ranger dans l'une ou l'autre des catégories. Les éditeurs découvrent aussi de nouvelles façons d'exploiter les licences grâce à des auteurs au style nourris de multitudes d'influences. L'enjeu est donc de cultiver ces nouveautés, les éditeurs doivent trouver de nouveaux moyens pour les vendre efficacement sans être contraints de les travestir ou de les étouffer pour les faire entrer dans les codes actuels. Au contraire, ils doivent s'en servir pour faire évoluer ces codes en même temps dans le but de renouveler l'offre du marché et de pérenniser le développement de ces créations d'un nouveau genre. 3.2. Développer des modèles économiques préexistants L'innovation permise grâce aux créations originales est le meilleur moyen de se différencier de la concurrence et de forger un marché unique. Néanmoins, il existe d'autres pistes de recherche déjà existantes : l'achat de licences non-asiatiques et le numérique. 3.2.1. Les mangas du monde Plus simple que la création originale, un éditeur peut choisir d'élargir ses recherches à des licences autres que japonaises, chinoise ou coréenne, car les manhua et les manhwa sont inclus dans les chiffres du manga japonais. Ces mangas aux origines variées seront nommés mangas du monde dans les pages qui suivent afin de les distinguer des autres productions. La méthode de constitution de la base de données utilisée dans cette partie est semblable à celle sur le manga français mais elle ne concerne que les titres publiés à l'étranger par des auteurs étrangers113. 113. Cf. Annexe VIII : Liste des mangas du monde. 70 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Tableau 12. Nombre de mangas du monde publiés par éditeur et leur état.
54 titres ont été retenus dans la liste. Les acteurs principaux de ce segment sont totalement différents de ceux du marché du manga français. En effet, le trio de tête est constitué de Nobi nobi! et Pika en première position avec chacun 12,96 % de la production, soit 7 titres, et Akileos en troisième place avec 11,11 % (6 titres). On retrouve ensuite Soleil et ses 9,26 % pour 5 titres ainsi que BUDO éditions et Taifu Comics chacun avec 7,41 % de la
2006 2007 2008 2009 0 0 0 0 1 2 0 0 1 3 1 0
0 0 0 0 2 1 0 0 0 0 0 1 0 0 0 0 2 0 0 0 0 1 0 1 0 0 0 0 0 2 0 0 0 0 0
1 0 2 1 0 0 0 0 0 0 1
71 3.2. Développer des modèles économiquespréexistants production, soit 4 titres. Les autres éditeurs n'ont publié qu'un ou deux mangas. Là encore, il est important de remettre ces chiffres dans leur contexte. Tout d'abord, Nobi nobi! n'a aucune série en cours car sur ses 7 publications, 5 sont des one shot et les deux autres sont terminées. Effectivement, l'éditeur traduit majoritairement des adaptations américaines de films Disney en manga, ce qui explique cette majorité de one shot. Le second leader, Pika, a également publié 4 one shot et a une série en cours pour deux stoppées. Quant à Akileos, trois de ses séries sont terminées et trois autres ont été stoppées. De manière générale, la liste est composée à 38,89 % de one shot et à 22,22 % de séries terminées, 35,19 % sont stoppées ou considérées en pause et seulement 3,70 % sont en cours, soit 2 séries. Ce dernier chiffre est extrêmement bas, pourtant, le nombre de séries en pause ou stoppées n'est pas disproportionné puisque les séries françaises affichent un nombre similaire avec 33,33 %. La tendance semble donc plus être au one shot et aux séries courtes. Tableau 13. Nombre de publication de mangas du monde par an et par éditeur de 2004 à 2020.
Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover
0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 3 3 0 1 1 0 72 L'ensemble de la production de Nobi nobi! a été publiée récemment, notamment en 2017 et 2018, et une dernière nouveauté en 2020. En revanche, les publications de Pika sont plus anciennes car aucune nouveauté ne semble avoir été lancée depuis 2015. L'acti-vité d'Akielos est encore plus datée puisque concentrée entre 2004 et 2008. Globalement, ce tableau ne met pas en lumière un quelconque effet de mode comme cela pourrait être le cas avec le manga français car la production est plutôt disparate. On constate tout de même certaines périodes d'activités comme avec Nobi nobi! ou Akileos, alors que d'autres publient ponctuellement comme par exemple Pika. Quoi qu'il en soit, aucune augmentation notable n'a lieu. Bien entendu, ces chiffres sont à prendre avec des pincettes car la liste manque probablement d'exhaustivité. Malgré tout, ils nous permettent de constater que les mangas du monde sont un moyen de diversifier le catalogue des éditeurs en tant que compléments, mais ils ne sont pas une alternative aux bandes dessinées asiatiques comme pourraient le devenir les différents types de créations originales, en tout cas pour l'instant. Opter pour l'achat d'une licence provenant d'ailleurs qu'un pays d'asie est probablement le choix le 73 3.2. Développer des modèles économiquespréexistants moins coûteux dans la mesure où le faible nombre de publications démontre qu'elles sont certainement moins demandées qu'une référence asiatique. De même qu'elles sont sûrement moins onéreuses que la signature d'un contrat en direct avec un auteur japonais ou français (compte tenu du droit d'auteur français). Contrairement aux créations originales, elles offrent du recul à l'éditeur de la même manière que les licences asiatiques. On peut observer sur la base de données que l'année de publication diffère de celle d'origine, permettant aux éditeurs de sélectionner des titres qui ont rencontré le succès dans leur pays d'origine et ainsi atténuer les risques d'échec, sans toutefois garantir leur succès. Effectivement, tout comme les créations originales, ils sont susceptibles de souffrir des préjugés à l'encontre des mangas non asiatiques. Bien qu'il n'y ait pas l'air d'avoir d'engouement particulier autour de ce type de mangas, je pense que les avantages qu'ils offrent peuvent permettre de diversifier le catalogue des éditeurs en prenant moins de risques qu'avec les solutions présentées dans la sous-partie précédente. Enfin, il s'agit selon moi d'un excellent moyen de se détacher du marché japonais en favorisant la pluralité des cultures grâce à la commercialisation de mangas aux multiples origines, autrement dit, c'est l'occasion de découvrir de nouvelles façon de faire du manga. 3.2.2. La question du numérique Comment parler d'innovation du marché du livre sans parler de la lecture numérique? La lecture numérique en France Le rapport entre format physique et numérique est aux antipodes entre le Japon et la France. En effet, en 2017, la vente de BD numériques au Japon a dépassé celle en format physique avec un chiffre d'affaires de 171,1 milliard de yens contre 166,6 milliards de yens. En France, environ 5 % de la population serait réellement acheteuse de livres électroniques. Le chiffre d'affaires du numérique a tout juste dépassé les 100 millions d'euros alors que le marché du livre a généré près de 2,66 milliards d'euros en 2019. Selon le SNE, la part du numérique s'élève à environ 8,7 % des ventes de livres en valeur. Concernant la BD, une étude menée par la SOFIA, le SNE et la SGDL montre qu'elle représente 14 % 74 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover des ventes du numérique (contre 68 % pour la littérature)114, une proportion bien plus faible que la part des ventes physiques généralement supérieur à 30 % et ayant même dépassé les 40 % en 2020. La différence entre les deux pays s'explique en grande partie grâce à leur héritage culturel. Les Japonais sont de grands consommateurs de nouvelles technologies115 alors que les français privilégient le format physique116, notamment en matière de BD où les lecteurs sont très attachés aux papiers depuis les années 80 et la démocratisation de l'album. Cependant, les éditeurs rencontrent aussi plusieurs obstacles au développement d'une offre numérique. Le premier est le scantrad, un véritable fléau depuis l'émergence d'inter-net. Le terme renvoie à la numérisation d'un chapitre destiné à être publié dans un magazine de BD japonais et rendu public illégalement sur internet. Les chapitres en question sont traduits chaque semaine à l'international par des groupes de fans, mais le plus problématique est qu'ils sont rendus publiques avant la sortie physique, généralement trois jours en avance comme dans le cas de One Piece. Évidemment, ce piratage massif représente un gros manque à gagner pour les éditeurs japonais117 et réduit considérablement le développement d'une offre payante en France. La lecture gratuite en ligne est très ancrée dans les pratiques de consommation des lecteurs au point qu'il est difficile d'envisager une offre payante équivalente. L'influence du scantrad a déjà été évoquée lors d'une conférence par des professionnels en 2011, et depuis la situation ne semble quasiment pas avoir changé, au contraire, la pratique s'est même banalisée. Le second obstacle est d'ordre juridique puisque les éditeurs français doivent obtenir les droits d'utilisation numérique avec les éditeurs japonais qui doivent eux-mêmes négocier des termes différents de ceux de l'exploita-tion papier avec les auteurs. Le processus nécessite une logistique supplémentaire et non négligeable. De plus, les nombreuses formalités ralentissent le délai de traduction officielle bien trop en retard face aux traductions bénévoles du scantrad.
75 3.2. Développer des modèles économiquespréexistants De ce fait, le marché paraît piégé dans un cercle vicieux. Face au déséquilibre concurrentiel provoqué par le piratage, la grande majorité des éditeurs du marché se contente de proposer une partie ou l'intégralité de leur catalogue en dématérialisé sans aucune spécificité liée au numérique. Jusque-là, ils ne voyaient pas l'intérêt d'engager des frais et de prendre des risques pour un format ne représentant qu'une infime partie des ventes. Néanmoins, la situation commence à évoluer. L'offre actuelle Les éditeurs cherchent à présent des moyens de diversifier leur offre et d'affirmer leur présence et celle de leurs titres sur les plateformes numériques. Certains s'attaquent de front au problème de délai posé par le scantrad avec le simul-trad, c'est-à-dire, une sortie simultanée avec le Japon. Pika s'y est essayé avec la nouvelle série de Hiro Mashima, Edens Zero, disponible dès la sortie japonaise sur le site de l'édi-teur. Akata éditions joue également le jeu et s'est démarqué avec son mode de vente en proposant l'achat au tome, au chapitre mais aussi un abonnement forfaitaire permettant d'accéder à tout le catalogue. On se rapproche ici du système des plateformes de streaming de vidéos (Netflix, Disney +) et de musique (Deezer, Spotify). Ces types de paiement permettent de s'adapter aux différents profils d'acheteurs : les lecteurs très impliqués par une seule série trouvent leur compte dans l'achat au chapitre, ceux moins impatient peuvent se contenter de l'achat au tome, et les gros lecteurs profitent ainsi pleinement d'une offre vaste grâce à l'abonnement. Malgré cela, le problème de délai est toujours présent à cause de la sortie anticipée des scans piratés. Ensuite, même si l'écart de délai est compensé, le contenu reste payant afin de pouvoir rétribuer les auteurs et les intervenants. Naturellement, cela est nécessaire à la vie du monde du livre mais je ne pense pas que l'argument de la légalité soit suffisant pour convaincre les lecteurs d'abandonner le scantrad gratuit pour une offre identique, voire plus lente, et payante. Afin de pallier ce problème, plusieurs éditeurs se sont réunis en 2010 pour mettre en commun leur catalogue sur la plateforme Izneo. On y retrouve les titres de Kaze, Kana ou encore Glénat pour plus de 30 000 albums. Tout comme Akata, le site propose différentes options d'achat dont trois formules d'abonnement. Izneo s'affirme ainsi en tant que plate-forme française principale de lecture en ligne mais la concurrence se développe peu à peu avec la création de Sequencity de Leclerc ou Prime Reading d'Amazon. 76 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Une véritable alternative adaptée au numérique émerge avec le webtoon, les webco-mics sud-coréens publiés en ligne, grâce à Delitoon. Créé en 2011, le site propose une grande variété de titres et de genres. L'intérêt majeur est d'avoir un catalogue totalement inédit puisque les oeuvres qui y figurent ne sont pas éditées en format physique. La lecture en ligne est donc l'unique moyen d'y accéder contrairement aux titres des éditeurs classiques. Figure 25. Couverture du 1er tome de Solo Leveling de Chugong et Dubu, Kbooks, 2021. Ces derniers semblent lui porter un intérêt récent. Ki-oon a publié le 04 mars 2021 son tout premier webtoon en format physique, Bâtard de Carnby Kim et Youngchan Hwang, dans sa toute nouvelle collection Toon dédiée au webcomics sud-coréens. Dupuis a quant à lui lancé sa propre plateforme, Webtoon Factory, en 2019. Les premiers retours sont plutôt positifs et Serge Honorez, directeur éditorial de Dupuis, déclare que « le pari est presque gagné mais pas tout à fait118 » puisque l'application doit maintenant être perfectionnée. Delcourt se lance également dans l'aventure avec Verytoon lancé depuis le 25 janvier 2021. Le projet est mené en collaboration avec le label Kbooks, chargé d'imprimer les plus gros succès du site119. Le premier est le très attendu Solo Leveling publié le 07 avril 2021. Une partie des acteurs principaux du marché de la BD et du manga a compris l'enjeu de se positionner rapidement sur le webtoon. Certains le voient même comme le moyen de toucher les adolescents auxquels ils ont tant de mal à s'adresser120. L'étude du CNL le confirme d'ailleurs puisque les 16-35 ans sont ceux ayant le plus recours au numérique pour la lecture de BD et ajoute que la pratique varie fortement en fonction de l'âge121.
77 3.2. Développer des modèles économiquespréexistants En plus de se diversifier et de toucher une cible très convoitée, le webtoon a de quoi intéresser les plus gros éditeurs car il a généré un chiffre d'affaires de 750 millions d'euros en Corée, et 810 millions d'euros dans le monde en 2019122. Enfin, au-delà du webtoon, la publication numérique en générale facilite grandement l'autoédition car les créateurs n'ont plus à lever des fonds pour l'impression. La pratique n'est pas une menace à l'activité des éditeurs mais pourrait le devenir dans un avenir proche puisqu'elle s'accroît avec le développement du numérique123. Afin de ne pas être supplantés, les éditeurs ont donc tout intérêt à s'adapter pour que leurs services soient utile à l'ère de la dématérialisation. Une plateforme comme Verytoon permet ainsi à son éditeur de jouer le rôle de passeur entre l'oeuvre du créateur et le public, de la même manière qu'il le ferait en imprimant et en distribuant des volumes physiques, tout en dénichant de nouveaux talents pour ses projets. De nombreuses possibilités à exploiter La bande dessinée est un défi particulier pour l'édition numérique car, contrairement à un roman, elle ne contient pas uniquement du texte. Varier la taille des pages est donc beaucoup plus compliqué car cela ne doit pas impacter le découpage pour ne pas altérer le travail des auteurs, et la taille du texte des bulles ne peut pas forcément être modifiée de la même façon. Par exemple, le texte doit être lisible mais ne doit pas dépasser des bulles tout en restant lisible facilement. Bref, l'art de la BD reposant sur les séquences de cases, il est compliqué de les transposer à l'écran lorsque ce dernier les affiche une par une. Cette difficulté technique explique en partie la réticence de certains auteurs ou éditeurs vis-à-vis de la bande dessinée numérique, notamment par rapport à la numérisation. Le webtoon est quant à lui directement pensé pour l'écran mais peut aussi nous questionner sur l'essence de ce qu'est le neuvième art. Cependant, il ne s'agit pas là du sujet traité dans ces pages. Pour en revenir à l'aspect technique, le fixed layout peut être une bonne solution au problème de la BD en numérique car le procédé permet de fixer la maquette du document tout en conservant son interactivité. Les pages pourraient ainsi être zoomées à volonté sans altérer le matériau de base. Bravery, de Yoann Le Scoul et publié par H2T, s'inscrit dans cette optique de développement du support numérique. Qualifié de dynamique, le manga
78 Partie 3 : S'affranchir du modèle japonais et innover Figure 26. Couverture de Bravery de Yoann Le Scoul, H2T, 2018. ne se contente pas de se lire en faisant défiler les cases une à une à l'écran, il ajoute de nombreuses animations dans les cases et avec leur défilement. Là aussi, le terme hybride semble le plus approprié car le manga a des allures de diapositives ainsi que de jeux vidéo. Bravery est donc une oeuvre pionnière et pourrait définir les contours de ce que seront les futures bandes dessinées numériques. D'un point de vue éditorial, je ne pense pas que le développement du numérique signifie nécessairement une cannibalisation des ventes de livres physiques, je les vois plutôt comme des supports complémentaires. Le format physique est déjà considéré par beaucoup comme une technologie parfaite124 qui a ses propres avantages, tout comme le numérique possède les siens. Les nouvelles plateformes numériques des éditeurs de bandes dessinées pourraient, à termes, devenir un nouveau moyen de pré-publier les nouvelles séries comme le faisaient les magazines tels que Pilote et Métal Hurlant. L'offre presse était complémentaire avec les albums. Malheureusement, les éditeurs non pas su conserver cette complémentarité en préférant sacrifier la prépublication pour maximiser leurs profits à court terme grâce aux albums125. En perdant ce moyen de tester de nouvelles séries tout en minimisant les risques financiers en comparaison des albums, le marché à déplorer un appauvrissement de la diversité à la suite de l'arrêt de nombreux magazines dans les années 80. Bref, les éditeurs pourraient se servir des plateformes numériques comme laboratoire afin de tester des oeuvres qui se démarquent des standards habituels, tout en limitant les risques financiers puisqu'ils s'épargneraient au moins les coûts de fabrication et de distribution.
3.2. Développer des modèles économiquespréexistants La lecture, peu importe le format ou le type, souffre de plus en plus de la concurrence des nouveaux moyens de divertissement. Selon l'étude, Les Français & la BD126, les plate-formes de streaming de vidéos et de musique ainsi que les jeux vidéo sont très plébiscités. Plutôt que d'essayer d'aller à contre-courant des tendances sociales, je pense que les éditeurs peuvent en tirer parti. En effet, la plupart des sites de lecture en ligne de mangas y sont exclusivement réservées. Pourquoi ne pas se servir du mix média si efficace au Japon ? Les éditeurs pourraient établir des partenariats avec des plateformes de streaming d'animes japonais comme ADN, Crunchyroll ou Wakanim pour diffuser leurs mangas. Après tout, le manga est arrivé en France grâce au succès des dessins animés, les proposer sur une même plateforme serait la suite logique. De même que les lecteurs pourraient découvrir les adaptations animées et les spectateurs auraient la possibilité de s'intéresser aux supports d'origines. Le mélange des deux permettrait ainsi de créer des ponts entre les segments clients, tout comme les éditeurs tentent déjà de le faire avec l'hybridation. Bien entendu, il s'agit d'une solution purement hypothétique. La complexité de la gestion des licences et les coûts que cela représente nécessitent probablement beaucoup de réflexion. Si la solution était si simple, nous pourrions en profiter dès à présent. Bien qu'encore timide, le numérique pourrait permettre de nouvelles formes de publication et le développement d'une véritable offre de mix média, de plus en plus essentielle à notre époque, en attestent les stratégies commerciales des industries du divertissement telles que Marvel/Disney ou Warner et DC. 79 126. Les Français & la BD, op. cit. 81 |
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