Les lanceurs d'alerte français, une espèce protégée ?( Télécharger le fichier original )par Julia Le Floc'h - Abdou Paris X Ouest - Nanterre La Défense - Master II Droit pénal et Sciences criminelles 2015 |
2 - L'élaboration d'un droit d'alerte pour une transparence environnementale et sanitaireLa loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité du médicament et des produits de santé (loi dite Bertrand)96(*), adoptée après le scandale du Médiator, a posé les bases d'un statut du lanceur d'alerte dans le domaine de la santé.Elle a créé l'article L.5312-4-2 du Code de la santé publique qui protège toute personne effectuant « un signalement de faits relatifs à la sécurité sanitaire des produits », c'est-à-dire de médicaments et produits de santé selon l'article L.5311-1 du Code de la santé publique. L'alerte ne pourra être faite, selon la loi, qu'à l'employeur et aux autorités judiciaires ou administratives. Cette loi n'a pas introduit la possibilité de dénoncer des situations de conflits d'intérêts dans le domaine pharmaceutique. Cette occasion manquée aurait pourtant permis d'appréhender l'affaire Dalbergue différemment97(*). La loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte (dite loi Blandin)98(*)a parfait la protection et le statut des lanceurs d'alerte en matière sanitaire, en donnant la première définition française du lanceur d'alerte99(*). Elle pose les conditions de l'alerte, inaugure une autorité pour l'enregistrement des alertes (Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement) et recouvre un domaine plus large que celui avancé par la loi Bertrand de 2011, puisqu'elle consacre un droit d'alerter sur les risques graves sanitaires et environnementaux, là où la loi Bertrand de 2011 se limitait à la sécurité sanitaire et n'englobait pas l'environnement.La protection du lanceur d'alerte sanitaire, issu de l'article 11 de la loi, est mentionnée à l'article L.1351-1 du Code de la santé publique et vise toute personne physique ou morale. Toutes les récentes lois en matière de protection des lanceurs d'alerte intègrent les mêmes dispositifs. Tout d'abord, la protection consacrée fait état de l'interdiction de prendre des mesures de rétorsion ou d'intimidation contre la personne ayant effectué le signalement.Cette protection contre toute mesure de rétorsion va s'appliquer en amont de la relation contractuelle (recrutement, stage, formation). Les lois vont lister les représailles interdites, telles le refus d'embauche, d'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, les sanctions disciplinaires, les licenciements et toutes formes de discriminations directes ou indirectes (notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement du contrat de travail). Ensuite, tous les textes vont opérer un renversement de la charge de la preuve ; à l'instar des articles déjà existants en matière de harcèlement sexuel et moral (articles L.122-46 et L.122-49 du Code du travail). Selon Mireille Bacache, ces textes renversent « la charge de la preuve du lien causal entre l'exercice de l'alerte et la mesure discriminatoire dont a été victime le lanceur d'alerte. Ce lien estdésormais présumé et c'est à la personne accusée d'avoir pris une telle mesure de justifier d'une raison dépourvue de lien avec l'alerte »100(*). La charge de la preuve en cas de litige est établie de la manière suivante : le salarié ou le candidat établit des faits permettant de présumer qu'il a relaté ou témoigné de faits répréhensibles et l'employeur, partie défenderesse, doit prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers aux déclarations ou témoignages de l'intéressé101(*). Ensuite, le lanceur d'alerte perd le bénéfice de sa protection s'il n'est pas de bonne foi (s'il n'est pas animé par des considérations éthiques). La question de l'appréciation de son mobile réel sera alors au centre des débats, avec une grande place laissée à la subjectivité. Ce critère est essentiel puisqu'il va permettre de distinguer l'alerte sincère et légitime de la vengeance cachée. La Cour européenne a elle-même réaffirmé la prééminence de cette condition en précisant qu'une dénonciation doit être fait de bonne foi pour que son auteur puisse être qualifié de lanceur d'alerte102(*). Donc, les lanceurs d'alerte de mauvaise foi103(*)seront passibles de poursuites au titre de la dénonciation calomnieuse (art. 226-10 du Code pénal) et de la diffamation ou de l'injure (art. 29 al 1 et 2 de la loi du 29 juillet 1881).Ce dispositif sonne comme une mise en garde pour le fonctionnaire ou le contractuel. Enfin, l'exclusion d'une alerte par voie externe (les médias) a été instituée par toutes les lois.À l'exception de la loi du 6 décembre 2013 qui n'a spécifiéaucune saisine particulière et d'où l'on peut en déduire que le recours à la presse est autoriséet la loi Blandin de 2013 qui, par son article 1er, a consenti la divulgation publique.Cette restriction de pouvoir effectuer une alerte par voie de pressene va pas dans le sens opéré au niveau européen. En effet, la CEDH, comme la Recommandation du Conseil de l'Europe de 2014, exigent que les lanceurs d'alerte puissent avoir accès à la presse lorsque ceux-ci ne disposent « d'aucun autre moyen efficace pour procéder à la divulgation » et révèlent des informations « que les citoyens ont un grand intérêt à voir publier ou divulguer » telles que l'usage par les pouvoirs publics de « procédés irréguliers ou illégaux »104(*). Ces textes, venus renforcer le statut et la protection des lanceurs d'alerte, n'ont pourtant pas permis un aboutissement total en ce sens.La protection des lanceurs d'alerte reste assurément fragmentaire, disparate, avec une absence de contrôle et des canaux de signalement insuffisamment sécurisés. Même si ces lois sont incomplètes, lacunaires et ont un faible pouvoir opérationnel, elles demeurent importantes puisque première pierre à l'édifice en matière de protection des lanceurs d'alerte français105(*). * 96Loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité du médicament et des produits de santé (loi dite Bertrand),JO n°0302 du 30 décembre 2011, p. 22667 * 97 En 2011, Bernard Dalbergue, médecin-lobbyiste pour le laboratoire Merck, a dénoncé en interne une grave situation de conflits d'intérêts entre son laboratoire et un expert de l'Agence nationale de sécurité du médicament. Cet expert, sous contrat avec Merck, était chargé par l'Agence d'évaluer la mise sur le marché du médicament Victrelis (luttant contre l'hépatite C) commercialisé par Merck. Ayant refusé de couvrir cette situation, il sera licencié au motif de n'avoir pas obéit aux instructions hiérarchiques. La loi du 11 octobre 2013 n'aurait pu s'appliquer puisqu'aucun haut fonctionnaire ou élu n'était en cause. L'application de la loi du 6 décembre 2013 lui a été refusé. À la suite de son licenciement, il a co-écrit un ouvrage. Ce futla première fois qu'un ancien cadre disséquait de l'intérieur, documents et histoires vécues à l'appui, la manière dont les laboratoires manipulent les médecins et les autorités, biaisent les essais cliniques, dissimulent les effets secondaires des médicaments et achètent des experts. Voir : ICARD ROMAIN, Médicaments sous influence, film documentaire, diffusé sur France 3 le 10 février 2015 (68mn) et B. DALBERGUE et A-L BARRET, Omerta dans les labos pharmaceutiques, confessions d'un médecin, Flammarion, 5 février 2014, p. 300 * 98Loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte, JO du 17 avril 2013, p.6465 * 99L'alerte est définie comme « l'action permettant d'attirer l'attention sur un événement une situation ou un agent, nouveau ou connu, susceptible d'altérer la santé des personnes ou l'état des milieux de vie ». * 100 M. BACACHE, « L'alerte : un instrument de prévention des risques sanitaires et environnementaux », RTD civ, 2013, p.696-726 * 101 Voir sur la charge de la preuve en matière de harcèlement discriminatoire : Conseil d'Etat, Section, 11 juillet 2011, Montaut, n°321225 ; AJDA 2011, p.2072, concl. M. Guyomar. * 102 CEDH, 21 juin 2016, Soares c/ Portugal, req. n°79972/12 * 103Avec l'intention de nuire ou la connaissance au moins partielle de l'inexactitude des faits rendus publics ou diffusés. * 104CEDH, 22 novembre 2007, Voskuil c/ Pays-Bas, requête n° 64752/01 * 105 Voir annexe 1, p. 131 |
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