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Dans les années 1860-1870, la presse nationale se
trouve au coeur d'un processus de transformation qui la place comme la source
première d'information dans le pays. La chronique est un genre qui se
développe et prend toute son ampleur. « Les journaux de cette
époque commencent à diversifier leurs services informatifs
créant un nombre de sections, qui se caractérisent principalement
par le caractère nettement objectif de ses informations
»106.
§1- La naissance de la presse libérale de masse
La modernisation des moyens de communication à
l'oeuvre s'explique par deux facteurs qui s'auto-influencent. Tout d'abord, le
développement des technologies de communication rend possible la
reproduction massive des codes et des formats d'impression et de diffusion de
l'information. Ensuite, l'évolution croissante du public favorise la
spécialisation des goûts, des intérêts culturels et
donc des demandes formulées auprès des journaux.
Ce phénomène de modernisation de la presse
écrite chilienne de la seconde moitié du XIXe siècle, est
largement impulsé par la loi sur la presse de 1872. Cette loi
crée les conditions de légitimité institutionnelle
nécessaires afin que, peu à peu, entreprises de presse se
créent et se développent. C'est l'essor de la presse
écrite basée majoritairement à Santiago. Les chiffres
cités par Subercaseaux107 sont significatifs : en 1840 l'on
dénombrait 5 journaux, quarante ans plus tard, en 1880, il y en avait
une centaine. Cette nouvelle norme législative favorise
réellement le développement de la presse écrite mais aussi
la transformation radicale de son caractère.
Durant les dernières décennies du XIXe
siècle, le journalisme libéral moderne naît et grandit dans
le cadre systématique des entreprises de presse. De nombreux analystes
tels que Alfonso Valdebenito voient dans cette nouvelle époque celle de
la fin du commentaire, sacrifié sur l'autel de la neutralité
journalistique revendiquée : « Chaque
106 VALDEBENITO Alfonso, Historia del
periodismo chileno, Círculo de Periodistas de Santiago, 1956,
p.70.
107 SUBERCASEAUX Bernardo, Historia del
libro en Chile.Alma y cuerpo, Santiago, Editions Andrés Bello, 1993
et Fin de siècle. L'époque de Balmaceda, Santiago,
Editions Aconcagua, 1998.
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jour l'information gagne du terrain sur les commentaires
et les polémiques à caractère purement doctrinaire
»108.
A cette époque, le journal El Ferrocarril,
fondé à Santiago en 1855, incarne le mieux un nouveau type de
presse sur la scène de la communication et de la culture : la presse
libérale et moderne. Elle est définie par sa prétention
d'exister sur un nouveau marché de l'information que les entreprises
développent dans un contexte concurrence économique. La
modernisation accélérée du monde des médias permet
ainsi la multiplication des innovations techniques, lesquelles, à leur
tour, contribuent à faire évoluer le marché de la presse.
Les médias connaissent alors une dynamique de diversification, tant sans
le domaine de la presse écrite spécialisée, que par la
suite avec la radio et le cinéma.
A- La rénovation du paysage médiatique
Cependant ce processus de modernisation culmine à
l'occasion de la création du journal El Mercurio de Santiago le
1er juin 1900. L'écrivain Alfonso Valdebenito explique la
réussite du nouveau titre en ces termes : « Les innovations
techniques introduites par Agustín Edwards109, ont
donné au public l'impression que pour la première fois il lisait
un journal qui fut capable de rompre avec les vieux moules. Ces innovations ont
été une des clés de son succès. Equipés de
machines modernes, doté de pages enrichies grâce à de
vastes services d'information nationaux, internationaux et la collaboration des
meilleures plumes, il est rapidement devenu le principal quotidien du pays
»110.
L'apparition de ce quotidien dans l'univers de la presse du
début du XXe siècle témoigne de l'essor d'entreprises de
presse jusque là inédites. Sur ce nouveau marché de
l'information des titres tels que le Diario Ilustrado rentrent en
compétition directe avec El Mercurio ; d'autres en revanche
disparaissent progressivement, trop faibles pour être en situation de
concurrence. Ainsi, La Libertad Electoral s'éteint en 1901,
La Tarde en 1903, La Ley en 1910 et, finalement, El
Ferrocarril meurt en 1911.
108 VALDEBENITO Alfonso, Op.Cit, p.69.
109 Riche entrepreneur fondateur du Mercurio. Le
journal appartiendra successivement à son fils Augustín Edwards
Budge en 1942 et en 1956 à son petit-fils Augustín Edwards
Eastman.
110 VALDEBENITO Alfonso, Op.Cit, p.71.
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Finalement le début du XXe siècle constitue le
cadre temporel de la naissance du marché de l'information avec les
contraintes et les exigences de rentabilité qu'il impose. Cette
contingence économique influence progressivement le comportement des
acteurs et la
ligne éditoriale des organes de presse. «
Economiquement, les journaux «pauvres»n'étaient
désormais plus possibles. Le fait de seulement subsister impliquait la
nécessité du fort soutien financier ou de capital
»111.
Aux balbutiements de l'information et du marché, une
presse littéraire et satirique se développe également.
Elle tisse des liens avec les partis politiques. Et, dès les
années 1880 la presse ouvrière va se constituer et oeuvrer
à la construction de nouvelles identités. A ce titre, un
quotidien volontiers qualifié de populiste, El
Chileno112 prend naissance au début du XXe siècle
et trouve un écho formidable au sein de la classe populaire. Le panorama
général de la presse à cette époque s'adressait
à un vaste panel de lecteurs, pour Bernardo Subercaseaux elle
constituait « [...] un réseau de presse plus vaste et
diversifié que l'actuel [réseau]
»113.
La modernisation permet à de nombreuses revues
spécialisées114 de trouver un public fidèle.
En1905, une annexe du quotidien el Mercurio est fondée :
Zig Zag115. Cette revue incarne l'exemple typique de la
spécialisation et s'inscrit dans une logique de marché comme
l'atteste Fernando Santivan « [...] Il est probable qu'aucune
entreprise de presse, jusqu'alors, n'avait débuté dans une telle
magnificence et avec un tel coût. Elle est née, enfin. Les 100 000
exemplaires du premier numéro se sont épuisés en quelques
heures »116.
La multiplication de revues spécialisées
(théâtre, sport, littérature, mode, art etc.) atteste de
l'existence d'un public multiforme et massif. La diversification des moyens
de
111 VIAL C. Gonzalo, Historia de Chile
(1881-1973). La sociedad chilena en el cambio de siglo, Volume I,
Santiago, Editions Santillana del Pacífico, 1983.
112 El Chileno a été fondé en
1883 par l'archevêque de Santiago, mais il acquiert véritablement
une notoriété nationale en 1892 alors qu'il est acheté par
un groupe d'étudiants catholiques conservateurs ayant fait scission avec
leur parti politique Il sera publié jusqu'en 1924.
113 SUBERCASEAUX Bernardo, Op. Cit.
114 Les exemples sont légions : La Escena
crée en 1892 à Valparaíso, El Programa de
1892 ou encore El Fígaro de 1900 se spécialisent dans le
théâtre, dans l'univers sportif c'est El Sport qui est
crée en 1889.
115 Sur la naissance et l'impact de cette revue à
Santiago voir VALDEBENITO Alfonso Op. Cit., SILVA
CASTRO Raúl Op. Cit., et MARTINEZ W. Jaime
(coord.), Asi lo vió Zig Zag, Santiago, Editions Zig Zag,
1980.
116 SANTIVAN Fernando, Confesiones
in OEuvres Complètes, Tome II, Santiago, Editions Zig Zag, 1965,
pp.1633-1634.
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communication permet de dépasser les anciennes limites
du journalisme et de l'impression. Enfin, il faudra attendre les années
1920 pour que la radiodiffusion apparaisse sur les ondes chiliennes mais aussi
pour que la production cinématographique offre de nouvelles perspectives
de communication et d'information.
B- Les nouvelles valeurs : progrès et universalisme
Le journal El Mercurio joue un rôle
prépondérant dans la consolidation définitive d'un
discours informatif destiné à orienter la discussion publique et
délégué à un professionnel de l'entreprise de
presse. En plus de ces professionnels, de grands intellectuels collaborent
à la rédaction des titres de la presse libérale. La
structure formelle du quotidien, les techniques spécifiques mises en
oeuvre dans la production discursive accentue l'idée d'une
véritable ontologie professionnelle qui se met en place. Le journaliste,
à cette époque, est perçu comme un témoin neutre et
impartial de l'histoire, ce qui lui permet d'user de cette
notoriété et de l'image d'objectivité.
Ainsi, la propagation doctrinaire est censée se
limiter aux simples éditoriaux. Le sens et de contenu de la presse
libérale transforment le journalisme en un vecteur d'information et non
d'opinion. La nouvelle est diffusée dans une logique de
conformité au marché et aux règles de concurrence
érigées dès 1872 avec la première loi sur la
presse. Les fondements du journalisme chilien moderne et universaliste
s'établissent avec la naissance du Mercurio117. Ces
nouveaux informateurs sont animés par une pensée moderne tendant
à transformer radicalement la culture quotidienne de la
société.
Ainsi s'ouvre une nouvelle ère où les
entreprises de presse disposent de nouveaux moyens pour atteindre la fin ultime
: le progrès. Ces orientations se basent sur la pleine inclusion de la
société chilienne à l'économie et la culture
universelle, ce qui signifie à l'époque la culture
française et anglo-saxonne et par la suite allemande. Les élites
observent un certain sens du consensus, notamment dans le domaine
économique qui est une composante directe des valeurs et idéaux
propagés à cette époque en Europe. Ces
117 La fondation du journal El Mercurio le
1er juin 1900 à Santiago symbolise traditionnellement le
point d'origine du journalisme moderne au Chili. Voir à ce sujet
SILVA CASTRO Raill, Prensa y periodismo en Chile, Santiago,
Editions Universidad de Chile, 1958 ; VALDEBENITO Alfonso
Op.Cit. et SANTA CRUZ Eduardo, Análisis
histórico del periodismo chileno, Santiago, Editions Nuestra
América, 1988.
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valeurs phares sont la liberté, la souveraineté
individuelle, le laïcisme rationaliste et, dans la vie culturelle
quotidienne, la francisation et l'appropriation de modèles de
pensée européens118.
Cette hégémonie de la pensée
libérale, caractérisée par des idées universalistes
et cosmopolites, conduit à l'élaboration de nouvelles habitudes.
Un mode de vie proche de celui des Anglais ou des Français se
développe parmi les élites chiliennes, notamment celles qui
s'expriment dans la presse. Ces nouveaux axes de comportement conduisent alors
à la séparer du reste de la
société119.
C- L'élite aristocratique et sa « publicité
représentative »
Ainsi, une identité aristocratique se fait peu
à peu jour au sein des élites du Chili. L'idéal de
raffinement favorise la création d'espaces exclusifs mais aussi la
pensée selon laquelle être chilien se distingue en tout point de
l'identité mapuche. La base théorique de l'injection
d'assimilation de l'indien prend dangereusement forme.
Pour Jürgen Habermas cette situation pourrait être
qualifiée de « publicité représentative
»120 en tant que mode de fonctionnement des
sociétés féodales et précapitalistes dans
lesquelles l'élite a le pouvoir de la représentation de sa
situation sociale, véritable vitrine pour le reste de la population.
Dans les espaces publics, lieux d'expression de l'élite monopolisatrice,
les discours de ségrégation et d'exclusion se multiplient,
reléguant «l'autre» aux sphères de la barbarie, de
l'innommable.
118 SUBERCASEAUX Bernardo, Op.Cit. En ce qui
concerne l'installation et la diffusion de certains courants intellectuels
comme le positivisme ou le darwinisme voir VICUÑA
Miguel, La emergencia del Positivismo en Chile, Santiago,
Centro de Investigaciones Sociales Université ARCIS, 1997,
GAZMURI Cristián, EL 48 chileno.Igualitarios,
reformistas, radicales, masones y bomberos, Santiago, Editions
Universitaires, 1992, MARQUEZ B. Roberto, El Origen del
Darwinismo en Chile, Santiago, Editions Andrés Bello, 1982. Voir
également HEISSE Julio Historia de Chile : el
período parlamentario (1861-1925) tomo I, Santiago, Editions
Andrés Bello, 1968, qui revient sur l'influence du pragmatisme de W.
James sur le changement de valeurs de l'élite chilienne.
En opposition, voir VIAL C. Gonzalo, Op.
Cit. pour qui la nouvelle et hégémonique culture libérale
serait la cause et l'effet d'une profonde crise de valeurs, d'une rupture de
l'identité nationale, dans l'incapacité de succéder
à la culture hispano-catholique déclinante. Le libéralisme
laïc et rationaliste serait donc la raison de la crise d'une « imago
mundi » commune qui traînerait tout au long du XXe siècle.
119 BARROS Luis et VERGARA
Ximena, El modo de ser aristocratico. El caso de la
oligarquía chilena hacia 1900, Santiago, Editions Aconcagua, 1978,
p.95.
120 HABERMAS Jürgen, L'espace
public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive
de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997.
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§2- Les « deux grands empires » de la presse
Grâce aux discours, à la diffusion partiale des
représentations des minorités ethniques, les moyens de
communication chiliens du début du XXe siècle ont favorisé
la croyance en un mythe de l'indigène barbare. Mais qu'en est-il de la
situation dans la seconde partie du XXe siècle et du IIIe
millénaire naissant ?
Il est nécessaire de signaler que le paysage de la
presse écrite au Chili s'est polarisé autour de deux grands
groupes. Tel un duopole super puissant, les entreprises Copesa et
El Mercurio constituent les deux grands réseaux nationaux de
production et de diffusion de l'information.
Le réseau Copesa contrôle actuellement
les journaux La Tercera, Diario Siete, la revue Qué Pasa
et les radios Duna et Zero. Le quotidien La
Tercera, fleuron du groupe Copesa, a été
fondé en 1950. Il est actuellement le quotidien numéro deux du
pays et appartient au riche propriétaire d'origine palestinienne Alvaro
Saieh également détenteur du quotidien populaire La
Cuarta, du gratuit La Hora et de l'hebdomadaire Qué
Pasa.
Dans les années 1980, la quasi totalité du
quotidien La Tercera appartient à la banque centrale nationale
appelée Banco Estado puisque la famille Picó
Cañas propriétaire du journal, est totalement endettée.
Quelques jours avant la fin du règne de Pinochet, la dette de la
Tercera a été mystérieusement
transférée de la banque d'Etat vers une banque privée, la
banque Osorno possédée notamment par l'entrepreneur Alvaro Saieh.
Cette opération a été soldée par la perte de 273
OOO UF121 pour l'Etat soit près de 8,3 millions de
dollars.
Parallèlement, El Mercurio122
fondé en 1900, appartient à la richissime dynastie de patrons de
presse Edwards. Le groupe symbolise l'autre grand conglomérat de
quotidiens chilien, il se compose de Las Ultimas Noticias -le
quotidien national au plus fort tirage- et La
121 UF signifie Unidad de Fomento, il s'agit d'une mesure
financière réajustable basée sur la variation de l'indice
des prix du consommateur. Au 1er février 2007, 1UF= 18 339
pesos chiliens, soit environ 30,5$.
122 Le groupe s'est doté d'un site internet
www.emol.fr qui permet de visualiser
toutes les publications du groupe.
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Segunda. Au total, le groupe possède 3
journaux à Santiago et plus de 24 publications régionales. Au
sortir de la dictature militaire, les propriétaires du groupe
s'endettent lourdement auprès de l'Etat. Finalement le groupe est «
sauvé » de la même manière que le groupe Copesa, par
des transferts secrets sur le compte de banques privées.
De nos jours, ces deux groupes se livrent à une
compétition sans merci afin de s'accaparer le marché national de
la presse. Malgré les apparentes oppositions, les deux groupes sont en
étroites relations avec le pouvoir politique depuis le retour de la
démocratie en 1990.
D'après Pedro Fernandez, journaliste au quotidien
indépendant Punto Final : « Le favoritisme
étatique vis-à-vis du Mercurio et de Copesa, porte
préjudice à la presse indépendante affaiblie. Mais
malgré d'énormes difficultés, elle subsiste encore dans le
pays. Le manque d'investissements publicitaires -principale source de revenu
des médias- ne permet pas à la presse indépendante de
concurrencer de manière relativement égalitaire les deux grands
empires qui dominent ce marché au Chili »123. Le
journaliste met ensuite en lumière le danger exercé par le
« monopole informatif du Mercurio et de Copesa, les deux facettes
d'une même pièce néo-libérale » sur la
presse indépendante. Le duopole empêche ainsi les citoyens
d'accéder au droit fondamental du pluralisme de l'information.
B- Les deux groupes : les « chiens de garde » du
pouvoir politique
· Le financement de la publicité publique au coeur
des connivences
Dans son article daté du 1er
décembre 2006, le journaliste Fernandez va plus loin et dénonce
l'étroite complicité entre le duopole et le pouvoir politique
c'est-à-dire les gouvernements successifs de la Concertation. Il
poursuit « le pluralisme de l'information - qui est en voie
d'élimination au Chili- renforce le système démocratique
car il créé et alimente différents courants d'opinion.
Mais les gouvernements de la Concertation ont fait tout leur possible pour
abriter, protéger et subventionner, grâce à leurs
publicités, la pensée unique et tentent d'imposer aux Chiliens
les deux grands conglomérats
123 FERNANDEZ Pedro, Sudor Frío en el
Mercurio, Punto Final, n°629, 1er décembre 2006.
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journalistiques du pays »124. Cette
accusation est confirmée par les chiffres publiés par
Noemí Rojas, Contrôleur Général des Finances de la
République : en 2005, l'Etat chilien a dépensé près
de 21 100 millions de pesos, soit plus de 30 millions d'euros, en
publicité, brochure, revues, rapports et autres impressions. Parmi cette
somme, 12 000 millions ont été dévolus à la presse,
la radio et la télévision.
Les chiffres cités peuvent s'expliquer par les
nombreux rapports de l'Observatoire des médias Fucatel. Ce centre
d'étude indépendant a pour objectif principal l'étude des
transformations sociales et l'impact des moyens de communication sur les
sociétés modernes et démocratiques. En proposant des
espaces de rencontre pour débattre sur le rôle des médias
dans la société chilienne, l'Observatoire Fucatel met en relation
les acteurs principaux de la sphère médiatique du Chili.
En 2005, il publie un rapport selon lequel 48% des
publicités des grandes entreprises étatiques sont
attribuées au Mercurio, 29% à Copesa, 9%
à La Nación et l'ensemble des périodiques se
partagent les 14% restants. Les publicités sont celles des très
grandes entreprises nationales comme l'ENAP125 ou
Codelco126.
En outre, les ministères ont octroyé 52% de la
publicité du gouvernement au Mercurio et 32% à
Copesa, cela signifie que plus de 80% des crédits sont
accordés au duopole. Le journaliste indépendant chilien Jorge
Garretón estime qu'El Mercurio a reçu de la part de
l'Etat 2 118 millions de dollars en campagnes publicitaires et le groupe
Copesa 1 025 millions de dollars. Cette répartition des fonds
du gouvernement montre à quel point le pouvoir politique semble en
étroite coopération avec les deux groupes majoritaires
malgré la supposée séparation des démocratiques des
pouvoirs.
Le journaliste américain Ken Dermota127 se
lance aussi dans une analyse de fond du lien financier entre ces deux grandes
entreprises et la puissance publique. Dans son ouvrage Chili inédit
: le journalisme sous la démocratie, il explique qu'en 1881 El
Mercurio doit à la banque d'Etat 100 millions de dollars et que
La Tercera -appartenant au groupe
124 FERNANDEZ Pedro, Op. Cit.
125 L'entreprise nationale du pétrole, Empresa
Nacional del Petróleo, est créée le 19 juin. Elle a pour
mission l'exploration, la production et la commercialisation d'hydrocarbures
(pétrole, gaz naturel, gaz liquide, géothermie etc.) sur le
territoire chilien et à l'étranger.
126 La Corporation Nationale du Cuivre est
créée le 11 juillet 1971 après la réforme
constitutionnelle de nationalisation du cuivre, mais elle sera effective
après un décret du 1er avril 1976. Elle oeuvre au
développement et à l'exploitation des ressources minières,
industrielles et commerciales. Son président est nommé par la
présidente de la République.
127 DERMOTA Ken, Chile Inédito. El
periodismo bajo la democracia, Santiago, Editions B Chile, 2002.
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Copesa- ne peut plus payer ses dettes. La banque de
l'Etat octroie donc un crédit souple de 3,3 millions de dollars au
groupe Copesa pour lui éviter la banqueroute. Finalement, par
de nombreuses opérations financières les dettes ont
été transférées à des banques privées
pour éviter que le contrôle de Copesa et du
Mercurio ne reste dans les mains de l'Etat. Alors que les dettes de ces
entreprises sont totalement effacées après cet
«assainissement» éclair, le journaliste révèle
que les informations sur ces transferts financiers sont classés
confidentiels par la super-intendance des banques.
· La fonction d'agenda setting
Dans ce cas, pourquoi les gouvernements actuels investissent
majoritairement chez les deux plus mauvais élèves ? Il semble que
la réponse avancée par le journaliste Garretón ne laisse
pas de place au doute. Pour lui, les deux grands médias sont les «
chiens de garde » du pouvoir politique dans l'unique objectif de
protéger leurs propres intérêts. El Mercurio comme
La Tercera seraient conditionnés pour écraser n'importe
quel individu ou groupe d'individus soupçonné de déranger
l'ordre établi.
Les Mapuches, encouragés par leurs revendications
ethniques, culturelles et juridiques, sont les ennemis parfaits. Ils sont
profilés pour être les éléments perturbateurs de
l'ordre établi : la répartition des richesses, des terres, des
ressources naturelles. Le peuple mapuche est donc la cible centrale des
accusations de la presse majoritaire, des titres du Mercurio et de
Copesa.
D'après Garretón, ces fameux « chiens de
garde » agissent de concert avec les pouvoirs politiques et
économiques pour assurer le maintien et la possession des
privilèges en jeu. Comment les médias peuvent agir ? Ils
fixeraient simplement l'agenda politique et cristalliseraient ainsi les sujets
à débat selon les intérêts à
préserver. Depuis la décennie 1990, le gouvernement n'est plus le
concepteur d'une stratégie communicationnelle, il n'enquête donc
pas sur les dettes qui accablent les deux grands et ne remet pas en cause le
modèle économique érigé sous Pinochet. En
échange les groupes Copesa et El Mercurio s'emploient
à traiter les informations sans mettre en cause le pouvoir politique et
les gouvernements de la Concertation. Il s'agit de la fonction d'agenda
setting.
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Dans ce cadre, il est clair que le pouvoir des groupes de
presse est énorme. En restreignant le choix de leurs sujets, en
employant une rhétorique particulière solidaire du pouvoir
politique, les rédacteurs ont la possibilité de créer un
débat de toute pièce et d'inventer des coupables.Par manque
d'originalité du milieu journalistique, les sujets évoqués
dans les grands titres du matin sont repris, voire amplifiés, par les
médias télévisés et radiophoniques. Ainsi, le sujet
de l'insécurité urbaine ne cesse de faire la une des journaux de
presse écrite et des médias audiovisuels depuis les années
1990 à cause du traitement initial et démesuré de ce
thème par La Tercera et El Mercurio.
Nous l'avons vu le paysage actuel de la presse écrite
chilienne est dominé par deux grands groupes qui maintiennent de
très étroites relations avec le pouvoir politique, plus encore
depuis l'instauration officielle de la démocratie. En ce sens, le
traitement de l'information concernant les minorités ethniques
opposées au gouvernement est incontestablement biaisé. L'absence
de pluralisme de l'information et d'indépendance vis-à-vis des
dirigeants du pays sont les deux causes majeures de la stigmatisation des
minorités ethniques dans les médias au Chili. Nous abordons
maintenant, le traitement particulier de la question ethnique par le quotidien
le plus ancien d'Amérique Latine : El Mercurio.