Les indiens mapuches dans les médias au Chili : du mythe du barbare à l'activisme identitaire transnational( Télécharger le fichier original )par Erika Antoine Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme en Sciences Politiques spécialisé en Information & Communication 2006 |
Section 2- Analyse du discours du quotidien El Mercurio
134 El Mercurio, 8 mars 1999. Page 82 La journaliste Amolef revient en détail sur le dossier spécial « Conflit Mapuche » de la section dominicale de l'édition du 3 mars 2002. Le journal titrait ainsi le reportage « Mapuches : Le conflit qui ne s'éteint pas. La décennie indomptable ». L'article central continue en ces termes : « Cela fait une décennie que le premier grande récupération de terre pour les Mapuches a été réalisée. Cependant, la spirale de la fureur indigène continue encore sans pouvoir s'éteindre : toujours plus de prises de possession, plus d'incendies -accompagnés aujourd'hui d'accusations de sinistres graves- plus de rachat de terre par l'Etat et plus d'agriculteurs terrorisés ». Les termes utilisés fréquemment de terreur, fureur, incendies, spirale sont autant d'exemples du discours alarmiste de la presse que le Mercurio. Grâce à ce dossier spécial, le Mercurio, considéré comme le journal le plus sérieux et le mieux renseigné d'après une enquête de l'observatoire Fucatel, influence son lectorat. Pour la majeure partie des lecteurs, la question mapuche est perçue comme un problème explosif et dangereux. §2- Le « terrorisme communicationnel » des Mapuches Petit à petit la figure du Mapuche terroriste se dessine dans les chroniques du Mercurio. Cette opinion de l'élite est confortée par les sanctions juridiques mises en place à l'encontre des Mapuches. En effet, ces derniers sont sous le coup des lois anti-terroristes mises en place sous Pinochet et réactivées dès 1990. Elles permettent d'emprisonner une personne coupable d'un incendie pour motifs « terroristes » -l'interprétation du terme étant bien entendue extensive- pour une durée exemplaire de10 ans et un jour. A- Le glissement lexical : le barbare devient terroriste Dans son édition du 11 avril 2001, le Mercurio publie une insertion payée par la Confédération de la Production et du Commerce de la neuvième région et les corporations qui la composent, c'est-à-dire les groupes économiques installés dans la région, sur les terres ancestrales des Mapuches. Cela montre bien le lien évident entre les élites dirigeantes. En page centrale, le document indique : « Un rapport de police révèle : LES GROUPES MAPUCHES DANS DES ACTES TERRORISTES. Les 189 conflits qui se sont Page 83 déroulés en 1999, et les 410 de 2000 à octobre 2001, d'après des sources policières, prouvent à quel point le terrorisme se diffuse dans les zones rurales de la IXe région d'Araucanie ». Le dimanche suivant, la deuxième partie du reportage est enrichie de nombreuses chroniques: « Mapuches, la politique non définie du gouvernement. L'incendie ne s'éteint pas. Alors que la Moneda prétexte que le manque de morts minimise le conflit, les entrepreneurs et les paysans de la zone s'inquiètent de la situation caractérisée par des actions terroristes ». Nous le voyons la constante utilisation des termes «terroristes»et «terrorisme» ouvre la voie à la ségrégation et à la crainte ultime du mapuche. Afin de donner un crédit aux informations divulguées, les rédacteurs font appel à des expertises de tous bords pour conforter le lecteur dans la terreur et dans le jugement sans appel des actions indigènes. Le journal titre le 24 avril 2001 « Le conflit Mapuche. LYD avertit de l'augmentation de la violence ». Libertad y Desarollo est un organisme regroupant des intellectuels, des académiques et des politiciens affiliés au parti de droite la Unidad Demócrata Independiente (la UDI) et qui élabore les contenus des programmes du maire de Santiago de droite ultra-libérale et candidat à la présidentielle à plusieurs reprises, adversaire défait de Michelle Bachelet, Joaquin Lavín. Une fois encore, le lien entre représentants politiques et puissances économiques avec les titres de presse n'est plus à démontrer. Dans cet article, l'organisme paraît qualifié pour analyser le conflit qui se déroule dans la région. Le parti prix du Mercurio est total. B- La stratégie discursive : le recours au pathos Plus encore, le 18 avril 2002 l'insertion intitulée « DIRE LA VERITE DANS LA IXe REGION AUJOURD'HUI, C'EST RISQUER SA VIE » est financée par la Confédération précédemment citée ainsi que l'Association des corporations des propriétaires des camions de Cautin, l'Association des Industriels de Malleco et Cautin, la Chambre de Commerce, d'Industrie et de Tourisme de Temuco, la Chambre chilienne de la Construction, la délégation de Temuco, la Corporation chilienne du bois, la IXe région, la Page 84 Société de Développement Agricole de Temuco (la SOFO) et la Corporation de Développement et de l'Energie. Cette alliance d'intérêts économico-politiques fomente une campagne insidieuse basée sur la délation et la diffusion de fausses informations. Elle pousse les autorités à mettre en place l'exécution des lois anti-terroristes à l'encontre des Mapuches. L'article supplie pour la mise en place de mesures politiques répressives et influence l'opinion des lecteurs dans ce sens : « Les forces productives de la IXe région en ont marre... Qu'attendent les autorités pour appliquer la loi anti-terroriste et arrêter l'escalade de la violence ? Que nous en arrivions à l'autodéfense ou que la conséquence, au lien d'être une maison soit une vie ? ». L'appel au pathos culmine dans cette chronique. En sollicitant le lecteur à travers le registre de la peur, le Mercurio participe à la paranoïa collective qui vise à condamner les Mapuches sans chercher à comprendre les enjeux de leur communauté. Tels des boucs émissaires d'une société en mal de coupables, les Mapuches deviennent les cibles favorites des leaders politiques, économiques et médiatiques. Les coupables sont stigmatisés, relégués au rang d'animal ou de sous-homme. Les perversions des Mapuches sont régulièrement rappelées, comme si l'expiation de toute la société chilienne n'était possible qu'à travers la damnation publique des coupables indigènes. Finalement, la stratégie déployée par le Mercurio est simple : déclarer et promouvoir une seule et même identité, l'identité chilienne dont le groupe d'appartenance est celui de l'élite dominante. Le discours du Mercurio est donc celui d'une classe dominante ethno-centrée. C- Analyse sémantique du discours dominant ethno-centréL'analyse du mode de narration, nous montre que traitement tendancieux du Mercurio s'est maintenu à travers les années. Non seulement la presse se borne à définir les mouvements mapuches en termes de violence mais, bien plus, elle les criminalise et les stigmatise grâce à l'usage de subtilités linguistiques. Page 85 Le conflit mapuche et les actions menées par les organisations indigènes sont regroupés en section et abordés généralement selon les angles de vue suivants : policier (les faits), juridique, politique et/ou économique. Dans cette optique, il est clair que les aspects culturels ou cultuels ne sont traités, quand ils le sont, que de manière anecdotique. En outre, les sources principales des journalistes sont issues de la classe dominante : les entrepreneurs, le gouvernement, les tribunaux et la police. Quant à eux, les Mapuche occupent une place minime, voire inexistante, en tant que sources d'information. Il est effectivement très rare qu'ils soient cités ou interviewés. En analysant les mots employés et la récurrence de certains plutôt que d'autres, il est possible de dégager avec certitude la ligne éditoriale du quotidien. En accentuant les différences ethniques comme une caractéristique dangereusement négative, il est clair que le Mercurio fait rimer Mapuche avec conflit et insécurité. La journaliste Amolef liste en trois catégories les termes les plus fréquemment employés par le journal pour traiter de la question mapuche : les acteurs du conflit, les actions et enfin les conséquences de ces mouvements. Tableau regroupant les expressions les plus fréquemment employées par le Mercurio dans le traitement du conflit mapuche.
Page 86 Incendie social
Cette liste est significative de la production biaisée et clairement discriminante de l'information par le Mercurio. En analysant le lexique employé, la journaliste conclut que les Mapuches sont systématiquement associés à la violence. Les rédacteurs recourent à des mécanismes rhétoriques et stylistiques qui renforcent les stéréotypes. En outre, ils se réfèrent au conflit au moyen de notions historiques et littéraires comme « malédiction indigène », « spirale de la fureur » ou « une décennie indomptable », ce qui n'est pas sans rappeler les chroniques de la conquête et de la colonisation espagnoles. Cette stratégie est toujours en vigueur de nos jours à travers l'utilisation de termes comme « assaillants », « féroces » ou « terroristes ». Néanmoins l'insistance avec laquelle les journalistes s'emploient à relater les faits de violence sert par la suite à accuser l'inefficacité des politiques indigénistes et la présence grandissante des Mapuches dans les zones de conflits. La liste des conséquences énumérées provient d'une part d'extraits de déclarations d'entrepreneurs et d'autre part de conclusions propres aux journalistes du périodique. Enfin, il convient de mentionner que si toutes les analyses faites à partir des mots et des expressions sont explicitement fondées, il y existe de très nombreux articles qui exposent de manière implicite les mêmes certitudes et les mêmes stéréotypes attribuant à l'indigène les traits d'un dangereux terroriste. La multi-culturalité n'existe pas dans les colonnes du Mercurio. Il est très intéressant de noter les deux remarques élaborées par la journaliste Amolef pour qui la posture du Mercurio s'explique par l'existence de relations avec les principaux groupes économiques du pays. L'un d'entre eux est l'entreprise CMPC dirigée par Eliodoro Matte136, ce groupe est le principal fournisseur de papier pour le quotidien. Il y a 135Instrument constitué par deux ou trois pierres attachées à des courroies, utilisé traditionnellement pour apprivoiser les animaux. 136 Eliodoro Matte est une des personnes les plus riches du Chili puisqu'il possède une fortune estimée à 1 500 millions de dollars. Son entreprise, Companía Manufacturera de Papeles y Cartones est fondée en 1920 elle se Page 87 plus d'un siècle son grand-père, Eduardo Matte Pérez, annonçait les directives de son groupe économique : « Les propriétaires du Chili c'est nous, les propriétaires du capital et du sol c'est nous, les autres forment la masse influençable et vendable qui ne pèse ni par son opinion ni par son prestige »137. Finalement, les Mapuches sont, si l'on se laisse guider par le discours du Mercurio, un obstacle majeur pour le développement et la croissance du Chili - investissements économiques, construction de projets hydro-électriques notamment- dans le cadre du libre marché mis en place par les élites du pays. « L'insurrection » n'aurait donc pas de fondement et ne pourrait être contenue que grâce à l'application de lois dictatoriales et des lourdes mesures répressives. Le mythe du Mapuche sauvage, non civilisé, ivre et voleur laisse place aujourd'hui au stéréotype moderne du terroriste subversif. Cette catégorisation était également à l'oeuvre contre les communistes et les sympathisants de l'Unité Populaire de Salvador Allende sous la dictature. Pour le Mercurio il a donc toujours été indispensable de cerner l'ennemi intérieur, le bouc émissaire, afin de renforcer l'idéologie en perte de vitesse et les élites dominantes. Plus de cent quarante ans plus tard les stéréotypes concernant les Mapuches restent encore et toujours d'actualité. Leurs demandes continuent à être perçues comme un problème conjoncturel et non comme une revendication de fond basée sur un droit légitime et des libertés structurellement fondamentales. Enfin, il convient de pointer du doigt une autre réalité qui favorise le traitement univoque des Mapuches dans la presse, il s'agit de l'iniquité de l'accès aux moyens de communication aux Mapuches. Caché derrière sa fausse probité journalistique, le Mercurio distille quotidiennement des préjugés racistes qui finissent par être intégrés dans les conversations quotidiennes et empêchent définitivement la société chilienne d'accepter sa diversité culturelle. spécialise dans la production de papier et de celulose. Cette industrie d'exploitation forestière décline ses fonctions dans cinq sociétés différentes : Forestal Mininco, CMPC Celulose, CMPC Papiers, CMPC Tissue et CMPC Produits de papier. 137 In CARMONA Ernesto, Los Dueños de Chile, Santiago, Editions La Huella, 2002. |
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