En 1990, le retour de la démocratie à travers
la personne de Patricio Aylwin a redonné espoir à la
communauté mapuche. En effet, le nouveau président a signé
en 1989 un nouveau pacte avec les communautés indigènes mais
c'est surtout la ratification de la convention 1969 de l'OIT qui porte en germe
les nouvelles avancées tant attendues par les Mapuches. Grâce
à la signature de ce texte qui reconnaît l'existence et les droits
des minorités, le gouvernement fait voter en 1993 la loi n°19.253
sur la protection, le soutien et le développement des populations
indigènes. Dans la foulée, il crée la Corporación
Nacional de Desarollo Indígena (CONADI), une institution qui a pour
mission de canaliser et de répondre progressivement aux demandes des
peuples originaires et donc en particulier aux Mapuches. La CONADI se penche
spécifiquement sur la restitution des terres, des projets de
développement économique et culturel. Mais, rapidement, ces
avancées font du sur-place. Les gouvernements successifs ne savent pas
définir une politique indigène durable qui résolve au
moins à moyen terme le bourbier politico-juridique de la
communauté mapuche et urgemment ses conditions d'extrême
pauvreté90.
90 Voir l'enquête de Caractérisation
Socioéconomique de la CASEN de 1996, le rapport de la Banque Mondiale de
2001 et l'étude conjointe du PNUD, de l'Université de la Frontera
et du ministère de la Planification et de la Coopération de
2003.
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Le mécontentement de la population mapuche s'affirme
donc avec force. Les représentants de la communauté s'expriment
publiquement comme ils ne l'avaient jamais fait jusqu'alors91. En
voulant prendre de la distance vis-à-vis des partis politiques et du
gouvernement, les nouvelles organisations mapuches élaborent un discours
public inédit. Les premiers représentants de ce discours sont les
intellectuels fondateurs du Centre d'Investigation et de Documentation
Liwen. Ils s'opposent formellement à la promulgation d'une
nouvelle loi indigéniste. Les porte-voix du discours mapuche tombent
progressivement sous le contrôle deux organisations autonomistes
puissantes el Consejo de Todas las Tierras et la Coordinadora
Arauco-Malleko92. Ces deux organisations symbolisent le nouveau
type d'actions mapuches organisées afin de militer pour la
récupération de leurs terres ancestrales. L'Etat devient la cible
des attaques, il est perçu pour la première fois comme le
responsable direct de la précarité touchant les Mapuches.
§1- La multiplicité des supports
Ce phénomène a été analysé
dès la fin des années 1990 par un groupe de spécialistes
du langage de l'Université de la Frontera à Temuco, fief mapuche.
L'un d'entre eux, Hugo Carrasco, tente de le définir : « Le
discours publique Mapuche s'entend comme le complexe multiple et divers de
discours dans lequel ce peuple, à travers ces agents institutionnels
et/ou ses représentants, lance des appels à la
société majoritaire dans laquelle il s'insère pour
réaffirmer ses principes et ses droits, exprimer son
mécontentement, ses demandes et ses revendications et chercher,
également, des formes de rapprochement et de rencontre inter-ethnique et
inter-culturelle » 93.
A la lumière de ces évènements, le
spécialiste en sciences sociales Jaime Otazo s'est attaché
à étudier la naissance et le développement du discours
public mapuche et ses caractéristiques propres94. Il constate
en effet que les demandes des peuples minoritaires
91 Le mouvement mapuche durant une grande partie
de son histoire était sous l'emprise des partis politiques qui se
chargeaient de les représenter sur la scène publique. Pour de
plus amples détails voir BENGOA José,
Historia de un conflicto. El estado y los Mapuches en el siglo XX,
Santiago, Editions Planeta, 2002.
92 Aucán Huílcaman est le dirigeant
de la première organisation, Víctor Ancalaf a été
le fondateur de la seconde, il est aujourd'hui remplacé par José
Huenchunao.
93 CARRASCO Hugo, El discurso
público mapuche, Lengua y Literatura Mapuche, Temuco, Editions
Universidad de la Frontera, 1986.
94 OTAZO Jaime, Demandas del
discurso público Mapuche, Revista Chilena de Semiótica,
2001.
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s'orientent sur des thèmes récurrents comme le
droit, le territoire ; l'économie, la culture, l'identité...En
outre, divers types de support ont permis son expression et sa
visibilité publique. Citons par exemple, le bulletin informatif de
l'Organisation pour la littérature Mapuche Amuldungun ou bien
encore l'organe public de la coordinatrice Mapuche-Huilliche
Fütahuillimapu. Il en existe tant d'autres.
Mais ce qui mérite d'être évoqué
c'est le nombre important de textes bien souvent lus au cours de
conférences, de colloques, de manifestations culturelles, de
communications académiques, de déclaration de principes
d'organisation, des prologues de revues ou d'ouvrages, des articles de presse,
des expositions, des reproduction graphiques, des dessins, mais cette liste ne
se veut pas exhaustive. Otazo l'affirme, la communauté mapuche a su se
réapproprier un discours et par conséquent communiquer sans
l'interférence d'intermédiaires sur leur culture, leur
identité et leurs droits.
§2- La multiplicité des messages : le complexe
textuel
Un ensemble de chercheurs tels que Greimas et Courtés,
Rodrigo, Landowski et surtout Gérard Imbert se sont attachés
à étudier la perspective socio-sémiotique d'un tel
discours afin de comprendre les spécificités culturelles. Ils
appréhendent le discours comme un espace et un instrument d'interaction
entre les sujets. A ce titre, Gérard Imbert présente le discours
politique et celui de la presse comme les expressions les plus
élaborées de ce discours public95.
En admettant la multiplicité des textes qui composent
le discours public mapuche, Hugo Carrasco le conçoit justement comme un
« complexe textuel »96 formé de
systèmes verbaux, de divers types discursifs (lettres,
déclarations, pétitions ...) et de multiples formes
typographiques (feuilles, murs, toile...).
95IMBERT Gérard, Sujeto y
espacio público en el discurso periodístico de la
Transición. Hacia una Sociosemiótica de los discursos sociales,
Teoría Semiótica. Lenguajes y Textos hispánicos,
Madrid, M. A. Garrido, 1984.
96 Ibidem. Le mot en castillan «complejo
textual» n'a pas été traduit jusqu'à
présent, il s'agit donc ici moins d'une traduction ayant autorité
dans les sphères universitaires, que d'une tentative de transposition
littérale imparfaite.
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« Depuis les bois nous nous levons comme des arbres,
nous sommes fleuve, soleil et vent. Liberté à tous les
prisonniers politiques Mapuche ». (Photo prise dans les rues de
Valparaíso en décembre 2005).
Dans le cadre de cet exemple, c'est le support mural qui fait
vivre le discours public mapuche. Sa visibilité est évidente,
mais c'est le message qui raisonne de manière particulière et
révèle toute l'importance de la culture ancestrale Mapuche.
En effet, les termes « arbres », « fleuve
», « soleil », « vent » symbolisent le lien cultuel de
la communauté mapuche avec la terre mère, source première
de leurs croyances et de leurs attentions. Ainsi, l'écrivain
poète et essayiste mapuche Elicura Chihuailaf dans un ouvrage en
castillan et en mapudungun offre témoignage saisissant de la vie d'un
Mapuche, ses origines, ses héritages, ses défis, ses
trésors et ses luttes. Il évoque maintes fois le lien des
Mapuches à la nature et la terre mère.
« La lutte pour la défense de notre terre est
liée à la Tendresse, comme le dit notre peuple. Car, pour tous
les peuples indigènes du continent et du monde, elle est la
Terre
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Mère. C'est elle qui nous abrite et nous offre son
eau, sa lumière, son air, ses aliments. Nous sommes ses fils et ses
filles [...] petit à petit, de génération en
génération, nous écoutons ses mystères qui nous
apprennent à améliorer notre manière de penser, notre
manière de vivre dans sa connaissance de la réciprocité.
Elle nous dit que tous les êtres vivants -dans leur dualité- sont
nos frères, nos soeurs. Le fleuve des jours et des nuits, qui se
révèle à l'intérieur de nous est le coeur qui nous
rappelle le véritable rythme du temps. Les Mapuches, nous n'avons pas
construit d'Etat ni de temple, car la nature nous apporte sa forme
d'organisation et c'est elle notre «temple»
»97.
Pour revenir au discours public mapuche à proprement
parler, le « complexe textuel » tel que défini par
Hugo Carrasco, se transforme à mesure que les spécialistes
progressent dans leurs connaissances théoriques et empiriques. C'est
ainsi que la définition initiale de Carrasco se voit enrichie de
l'adjectif « poly-systémique » en plus de « complexe
textuel ». Par conséquent, dire que le discours public mapuche est
un « complexe textuel poly-systémique » signifie pour Carrasco
une totalité discursive et textuelle simultanément complexe,
plurielle et diverse.
Plusieurs caractéristiques permettent de
définir un tel discours. Tout d'abord, il doit être hybride et
hétérogène, ensuite il doit être défini par
les grandes lignes des discours de presse. En outre, ce discours public
s'inscrit dans le maintien, quoi que parfois chimérique, de
l'identité propre de la communauté.
Enfin, en ce qui concerne sa fonctionnalité,
« il n'est pas clair si les Mapuches croient réellement que
l'échange de discours dans la sphère publique est un moyen
efficace pour faire entendre leurs revendications [...] ou si, au contraire, il
ne s'agit que d'un moyen d'expression symbolique d'identité [...] dans
lequel le discours ne remplit qu'une fonction basiquement représentative
ou déclarative »98
§3- Enquête sur les typologies discursives
97 CHIHUAILAF Elicura, Recado
confidencial a los chilenos, Santiago, Editions LOM, 1999, p.128.
98 CARRASCO Hugo, "El discurso
público mapuche: complejo textual polisistémico producido para la
prensa", Comunicación y Medios, 2001.
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Afin de comprendre les réussites et les échecs
rencontrés par les communautés mapuches sur la scène
publique et pour analyser le rôle précis de la presse dans le
traitement médiatique des paroles des caciques et des organisations, il
convient de rentrer dans le détail des classes discursives,
c'est-à-dire les différents types de discours employés en
faveur de la cause mapuche.
L'étude de trois cents textes tirés de discours
publics mapuches a permis à l'équipe
d'universitaires travaillant sur le Projet Fondecyt 1000234 de
mettre en lumière une
typologie des « classes discursives » du discours
mapuche. Les neuf catégories suivantes
ont découlé de cette enquête99
:
- la déclaration publique à 32,73%, à
l'intérieur de laquelle se trouve les
déclarations publiques (43,02%), les déclarations
(13,44%), les déclarations de
presse (17,20%) et les déclarations mapuches (5,37%)
- les communiqués à 26,19%, divisés entre
les communiqués (56%), les
communiqués de presse (32,2%) et les communiqués
mapuches (11,8%)
- les lettres à 18,45%, partagées entre les
lettres ouvertes (52,4%) et les lettres
fermées (47,6%)
- les manifestes avec 0,59%
- les convocations à 0,59%
- les documents, propositions et assimilés à
5,95%
- les bulletins, les revues et assimilés à
6,54%
- les conclusions d'assemblée, de congrès et
assimilés à 1,19%
- divers textes non identifiés 4,76%
En analysant ces informations selon les types de textes,
trois domaines discursifs centraux apparaissent. Premièrement, les
déclarations publiques et les communiqués correspondent à
des textes propres aux méthodes du discours journalistique. Ensuite, un
second domaine peut être interprété à l'aune de
cette typologie : il s'agit du discours politique constitué par les
manifestes, les convocations et les propositions. Enfin, un troisième
sous-
99 El discurso público mapuche: noción, tipos
discursivos e hibridez, Estudios Filológicos, Valdivia, n°
37, 2002, pp 185-197.
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ensemble que l'on pourrait qualifier de discours
académique comporte ce qui a été comptabilisé comme
bulletins, revues et autres conclusions d'assemblée. Le premier groupe
qui s'apparente au discours pour la presse représente donc 58,92% de la
production textuelle, alors que le discours politique 7,13% et le discours dit
académique 7,73%. Une quatrième catégorie
constituée des lettres ne rentre dans le classement des chercheurs.
L'équipe chilienne a effectivement prouvé que
la catégorie dominante du discours public mapuche est le discours pour
la presse. Les spécialistes font alors la distinction entre l'opinion
publique, relayée voire créée par les journalistes, et
l'opinion du public forgée à travers les catégories
discursives. « Les supports écrits destinés à
être entendus sur la scène publique grâce à la presse
(écrite, radiophonique, télévisée) ou d'autres
moyens publics (internet, manifestations, graffitis, cérémonies
etc.) emploient des catégories discursives prévues pour recevoir
dans les médias l'opinion du public (déclaration publique,
communiqués, insertions) à la différence du discours de
presse élaboré par les journalistes et qui représente
`l'opinion publique' »100
B- Emetteurs et récepteurs des messages
Un autre aspect de la surreprésentation du discours
public mapuche destiné à.la presse a
retenu l'attention de l'équipe de chercheurs chiliens :
le processus de
production/réception et les thématiques du corpus
de textes sélectionnés. Du coté de la
production, Carrasco et son groupe de travail ont analysé
que les 543 textes sont élaborés
par 9 instances différentes :
- les organisations indigènes (24,3%),
- les communautés (19%),
- les instances de coordination (18,2%),
- les personnes physiques (7,9%),
- les groupes créés autour de thématiques
conjoncturelles (7,4%),
- les groupes étudiants (4,6%),
- les groupements d'autorités traditionnelles (1,3%),
100 RIVADENEIRA Raill, Periodismo. La
teoría general de sistemas y la ciencia de la comunicación,
México, Editions Trillas, 1990.
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- les groupes de genre (4,2%)
- et les organes étatiques tels que la Conadi (11%).
En ce qui concerne la réception des messages du discours
public mapuche, les auteurs ont
dénombré 6 cibles :
- l'opinion publique (72,8%)
- les autorités (10,9%)
- les organismes étatiques comme la Conadi (1,7%)
- l'opinion publique mapuche (0,4%)
- les moyens de communication (6,6%)
- les organisations (1,5%)
- les personnes physiques (1,7%)
Nous le voyons, la cible principale du discours public
mapuche est l'opinion publique et, rappelons le, il est diffusé
majoritairement à travers des communiqués et des
déclarations publiques puisqu'il s'agit des catégories
discursives les plus utilisées. Ce phénomène renforce
l'hypothèse selon laquelle le discours public mapuche est destiné
dans sa très grande majorité à la presse.
Par conséquent, cette analyse chiffrée a permis
à Gérard Imbert de théoriser l'apparition du discours
public à partir « de la conjonction entre le politique et le
mass médiatique »101.
C- L'« hybridité » du discours mapuche
Enfin les catégories mentionnées ci-dessus et
employées dans le discours public mapuche correspondent toutes à
des catégories universelles mais propres à la culture
occidentale. Cette donnée est très intéressante dans la
mesure où elle pointe un paradoxe central éprouvé par les
acteurs du discours public : « [ils] essaient de `mapuchiser' quelque
unes des classes discursives comme le communiqué mapuche, la
déclaration mapuche afin
101 IMBERT Gérard, Sujeto y espacio
público en el discurso periodístico de la Transición.
Hacia una Sociosemiótica de los discursos sociales, Teoría
Semiótica, Lenguajes y Textos hispánico, Madrid, Ed.M. A.
Garrido, 1984, p.167.
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d'éviter `l'hybridité' produite
»102. Le néologisme inventé par les
chercheurs, «hibridez», ne serait pas exactement traduit en
français par «hybridation» mais plutôt par un
néologisme équivalent celui «d'hybridité». Selon
Iván Carrasco, la conscience indigène assimile et retranscrit des
éléments de sa culture propre mais aussi de la culture lointaine
de telle sorte que « la réalité
représentée revêt un caractère syncrétique et
le mode de représentation paraît dominé par une loi que
nous pourrions qualifier d'hétérogénéité ou
d'hybridité structurelle »103.
En outre, Iván Carrasco s'est intéressé
aux tensions entre intra et interculturalité dans l'art poétique
d'auteurs mapuches comme Elicura Chihuailaf (précédemment
mentionné) et Leonel Lienlaf. D'après Carrasco, ces deux
poètes, à l'image de la communauté mapuche communicante
qu'ils incarnent, font preuve d'une très grande adaptation
créatrice. En étant en contact permanent avec les
sociétés et les langues hispaniques, les porte-voix mapuches
apprennent de nouvelles normes de production littéraire, des nouveaux
types de discours et transforment ainsi leur système discursif et leur
expression artistique en mélangeant tradition mapuche et
étrangère. Cet alliage, fruit d'un métissage culturel, met
en jeu des mécanismes d'incorporation sélective
d'éléments au contact de leur propre culture pour allier
intégration à l'autre et consolidation de leur culture.
« Les Mapuches incorporent à leur système culturel seuls
les éléments qui peuvent s'intégrer à leur
structure sociale et à leurs valeurs propres
»104.
Finalement c'est ce mécanisme qui a permis « une
expression verbale de base mapuche, mais avec de nombreuses catégories
mixtes ou hybrides, qui renvoient simultanément aux deux cultures en
contact ou à des zones syncrétiques, limitrophes ou d'hybridation
»105.
Finalement, l'analyse des catégories employées
dans le discours public mapuche montre que les acteurs du discours sont dans
l'obligation de manoeuvrer dans le cadre des institutions liées à
la presse étrangère, parfois même adverse. Cette situation
implique que
102 El discurso público mapuche: noción, tipos
discursivos e hibridez, Estudios Filológicos, Valdivia, n°
37, 2002, pp 185-197.
103 CARRASCO Iván, Notas
introductorias a la Literatura Mapuche, Tercera Semana Indigenista,
Temuco, Universidad Católica de Chile, 1972, pp. 15-23.
104 BUNSTER Ximena, Algunas consideraciones
en torno a la dependencia cultural y al cambio entre los mapuches, Segunda
semana indigenista, Temuco, Ediciones Universitarias de la Frontera, 1970,
pp. 11-27.
105 CARRASCO Hugo, El discurso público
mapuche, Lengua y Literatura Mapuche, 1996, pp. 105-117.
le discours s'adapte aux caractéristiques propres
à cette presse, ce qui leur permet d'agir avec une relative
efficacité dans le monde des médias et par rapport à
l'opinion publique.
Page 66
CHAPITRE 2- La presse traditionnelle, créatrice
de
représentations sociales