II- La remise en cause d'une définition de
l'intérêt national en termes de
puissance
Raymond ARON procède à la remise en cause d'une
définition de l'intérêt national « défini
en termes de puissance » ; car penser la puissance en termes de force
n'a rien de rationnel.51 Pour lui, la puissance ne peut être
qu'un moyen d'action politique et non un but52. La
44 Hans J. MORGENTHAU, Op. Cit. P. 5.
45 Cette formule se trouve dans la plus part des
articles de la revue américaine The National Interest.
46 Hans J. MORGENTHAU, Op. Cit. pp. 33-34.
47 Paul HERAULT, Op. Cit. P.15.
48 Dario BATTISTELLA, op. cit. p144-145.
49 Arnold WOLFERS, Discord and Collaboration.
Essays on International Politics, Baltimore, The Johns Hopkins University
Press, 1962, p.147.
50 Raymond ARON, Op.cit. p.101. 51Ibid.
pp. 99-100.
24
politique étrangère n'est pas guidée par
une nature humaine dominatrice mais par des projets, des visions du monde. Les
fondements théoriques du raisonnement de MORGENTHAU sont ici remis en
cause : l'observation empirique d'exemples historiques ne peut aboutir à
la formulation d'une théorie générale rationnelle. Un
acteur agit en fonction de son horizon idéal, de ses
valeurs53. ARON pense qu'il ne faut pas chercher à
théoriser le comportement des États ou de leurs dirigeants en
réduisant la diversité des objets qu'ils poursuivent à un
seul principe directeur. Il affirme à cet effet : « la
pluralité des objectifs concrets et des objectifs ultimes interdirait
une définition rationnelle de `l'intérêt national',
même si celui-ci ne comportait pas, en lui-même, l'équivoque
qui s'attache à l'intérêt collectif en
économie54 ».
ARON pense que l'intérêt national doit être
pluriel et faire l'objet de recherche. En effet, « il
(intérêt national) rappelle au gouvernants d'un jour que la
sécurité et la grandeur de l'État doivent être les
objectifs de l'homme diplomatique, quelle que soit l'idéologie qu'ils
invoquent 55», il s'interroge toutefois sur la
constance et l'homogénéité de l'intérêt
national parce que la nature et les changements de régimes ou
d'idéologies tendent à influer sur la définition de
l'intérêt national, et que l'homogénéité de
l'intérêt national ne va pas de soi et n'a rien d'évident
dans la mesure où toute entité politique est composée de
groupes ou d'individus ayant chacun des objectifs propres56. Aussi,
s'appuyant sur la philosophie politique de LOCKE, SMITH et KANT, MORAVCSIK fait
des individus ontologiquement antérieurs aux États et agissant
seuls ou agrégés en regroupement de nature privée, les
acteurs fondamentaux de la politique en général et des relations
internationales en particulier. Rationnels, au sens où ils sont capables
d'effectuer dans le champ politique les choix les plus efficaces en termes de
rapport couts/bénéfices, les acteurs sociétaux cherchent,
à travers l'action individuelle ou collective, à promouvoir leurs
intérêts matériels ou spirituels, en vue d'atteindre le
bien être tel qu'ils le définissent. Lorsque la satisfaction de
ces intérêts ne peut se faire à moindre cout par les seuls
acteurs sociétaux, ils en confient la charge à l'État, qui
a été érigé dans ce but par la
société civile, et qui n'est donc pas un acteur autonome par
rapport à la société civile comme chez les
52 Ibid.
53 Paul HÉRAULT, Op. cit. p. 16.
54Raymond ARON, op; cit, p. 101.
55 Ibid. p.101.
56 Raymond ARON, Paix et guerres entre les
nations, Paris, Calman Levy, 1984, cité par Paul HERAULT, Op. Cit.
p. 17.
25
réalistes, mais le simple commis des
intérêts particuliers. Ceci est notamment le cas sur la
scène internationale, où l'État a pour mandat de
promouvoir ceux des intérêts particuliers que les individus ne
peuvent eux-mêmes défendre directement57.
L'intérêt national ici est ce que le
décideur formule comme tel. Les libéraux n'assimilent pas pour
autant cet intérêt national à la somme des
intérêts privés de la société civile, car au
sein d'une société civile, il n'y a aucune harmonie
spontanée entre les intérêts privés. Comme les
différents acteurs sociétaux ne disposent pas de ressources
politiques équivalentes leur permettant d'espérer une
satisfaction égale de leurs intérêts respectifs,
l'État ne représente jamais que celui ou ceux des sous-ensembles,
plus ou moins grands, de la société civile, capables
d'accéder aux autorités politiques et de leur imposer comme leurs
légitimes préférences : la politique gouvernementale est
contrainte par les identités, intérêts et pouvoirs des
individus et groupes qui exercent en permanence des pressions sur les
décideurs pour qu'ils adoptent des politiques conformes à leurs
préférences. Ainsi, la dualité essentielle de la puissance
et du bien communs font de l'intérêt national le but d'une
recherche et non un critère d'action, car il est le fruit des
débats et d'arbitrages entre plusieurs options politiques.
L'intérêt national dans cette optique ne vise plus simplement la
défense de l'État, mais il promeut aussi un projet de
société.
Selon ARON, l'individu est l'acteur fondamental de la
politique qui cherche à satisfaire de façon rationnelle ses
intérêts ; l'État dans cette perspective étant le
mandataire de la société civile, chargé par les acteurs
sociétaux de satisfaire les intérêts privés qu'eux
mêmes ne parviennent pas à satisfaire. Aussi, au niveau des
relations entre les États, l'immanence de l'État par rapport
à la société civile se traduit tantôt par une
définition égoïste de l'intérêt national,
tantôt par une définition non égoïste, selon que les
acteurs sociétaux majoritaires estiment leur intérêt mieux
satisfait par une politique unilatérale ou au contraire
multilatérale58. Dans cette optique, l'intérêt
national d'un État en politique étrangère peut alors
être égoïste par rapport aux intérêts des autres
États ou plus exactement par rapport aux intérêts des
autres sociétés civiles représentées par les
États respectifs. Quoiqu'il en soit, l'intérêt national tel
que cerné par ARON est un intérêt national
égoïste du fait de l'immanence de l'État.
57 Dario BATTISTELLA, Op. Cit. p.148.
58 Dario BATTISTELLA, Op. Cit. P.150.
26
Comme nous le constatons, les théories réalistes
de l'intérêt national exaltent la prééminence de
l'État dans la perception de cet intérêt. Les
réalistes définissent donc de manière égoïste
l'intérêt national. Pour eux, l'intérêt national est
essentiellement conservateur. La controverse ainsi ressortie, il importe de
faire une liaison entre les théories réalistes de
l'intérêt national et l'intégration régionale en
Afrique.
PARAGRAPHE II- L'INTÉRÊT NATIONAL DES
RÉALISTES ET L'INTÉGRATION RÉGIONALE EN
AFRIQUE
Les réalistes n'abordent pas directement le
débat entre la supranationalité et l'intérêt
national, mais plusieurs de leurs réflexions peuvent être utiles
à cet effet. Il faut noter que « les sociétés
transnationales se manifestent par les échanges commerciaux, les
migrations de personnes, les croyances communes, les organisations qui passent
par-dessus les frontières ; enfin les cérémonies ou
compétitions ouvertes aux membres de toutes ces
unités59 ». C'est dire en d'autres termes que
l'émergence d'entités supranationales créée une
nouvelle sociabilité.
Dans un cadre de réflexion purement réaliste au
sens de H. MORGENTHAU, l'existence d'un acteur supérieur à
l'État est difficilement imaginable, puisque l'anarchie du
système internationale est indépassable. C'est ainsi que le
regard de MORGENTHAU sur les organisations internationales comme l'ONU est
particulièrement intrusif60. Selon ce dernier, les Nations
Unies sont la volonté des États membres, elles ne sont qu'un
instrument au service de leurs intérêts nationaux. À cet
effet, il affirme « the united nations is today an intrument through
which its members try to protect and promote their respective national
interest61 ». Le tout n'étant rien d'autre que la
somme des parties, les théories réalistes ne peuvent concevoir
que les intérêts des États qui structurent l'organisation.
D'après d'autres réalistes, inspirés d'ailleurs par
l'histoire diplomatique classique et en réaction aux illusions de
l'idéalisme wilsonien, l'apparition des grandes organisations
internationales au XXe siècle telles que la Société des
Nations, l'Organisation des Nations Unies et l'Union Européenne ne
change rien sur l'intérêt national comme motivation suprême
de la politique étrangère des États. Les premiers
rôles sur la
59 Paul HÉRAULT, Op. Cit. p. 18.
60 Hans MORGENTHAU, «The Yardstick of National
Interest». Annals of the American Academy of political and Social
Science, November 1954, vol. 296, p. 77.
61 Ibid.
27
scène internationale sont encore joués par les
États et par les intérêts nationaux62.
L'intérêt national reste la seule motivation des États dans
leur agissement sur la scène internationale, car au regard de la
situation des relations internationales, un domaine anarchique, sans
autorité supérieure, où le droit, inexistant cède
la place à la force, celle qui est exercée avant tout par les
grandes puissances. Dans cet état de nature, la guerre est un moyen de
régulation de la vie internationale, des relations entre les
États, lesquels ont, selon la formule de Max WEBER, le «
monopole de la violence physique légitime ». Pour les
réalistes, le meilleur moyen d'obtenir la paix, est de créer une
situation dans laquelle les États n'ont pas d'intérêts.
Dans cette vision pessimiste, l'intérêt est perçu comme le
principal ressort des activités humaines.
Dans le cadre des organisations africaines
d'intégration régionale telle que l'Union Africaine, en faisant
une liaison avec les théories réalistes de l'intérêt
national, il ressort que les États n'adhèrent à ce
processus que pour rechercher leurs intérêts égoïstes,
différents des intérêts des autres États et ceux de
l'organisation ; les États dans ce processus selon la logique
réaliste ne poursuivent que leurs intérêts personnels au
détriment de ceux des autres. On peut affirmer comme Alan MILWARD
parlant de la création de la Communauté
européenne63 que l'intégration régionale en
Afrique ne procède pas d'un idéal, mais de la volonté des
États de sauver leur existence, de s'affirmer et de se restaurer
individuellement. Pour lui, on peut se demander si l'intérêt
national n'a pas été le principal ressort de la construction
européenne. Depuis le Traité de Westphalie jusqu'aux
traités qui ont assuré la réunification de l'Allemagne en
1990, en passant par le congrès de Vienne en 1815, le Traité de
Versailles en 1919, les pays d'Europe ont continuellement cherché leur
intérêts nationaux64.
De la sorte, l'intérêt national est à
l'origine de la construction régionale africaine ; il existe une
interaction, un continuum entre l'intérêt national et
l'intégration régionale, car depuis les indépendances, les
États africains perçoivent l'intégration régionale
comme une voie pour s'affranchir de la colonisation, pour leur
développement, pour réduire les conflits entre eux et pour
assurer surtout leur survie purement personnelle. L'importance de
l'intégration
62 Kenneth N. WALTZ, Theory of International
Politics, Reading, Addison Wesley, 1979. Cite par Robert FRANK, «
Penser historiquement les relations internationales », Annuaire
Française de Relations Internationales, p. 50.
63 Alan MILWARD, The European rescue of Nation
State, University of California Press, Berkeley, 1995(2e éd) et
Rutledge, London, 2000. Cite par Robert FRANK, « Penser historiquement les
Relations Internationales », Annuaire Française de Relations
Internationales, p. 51.
64 Ibid.
65 CNUCED, Le développement économique
en Afrique. Renforcer l'intégration économique régionale
pour le développement de l'Afrique. New York et Genève, Rapport
2009, p.8.
28
économique régionale pour
accélérer et renforcer le développement économique
et social est reconnue depuis longtemps par les décideurs africains.
L'unité, la coopération et l'intégration de l'Afrique ont
été de tout temps des objectifs pour de nombreux responsables
africains comme George PATMORE, W. E. B. DUBOIS ou Marcus GARVEY, ainsi que
pour des nationalistes africains comme Kwame NKRUMAH qui, dans son livre
Africa Must Unite, préconisait déjà l'unité
africaine. Cet objectif d'intégration est donc profondément
ancré dans l'histoire de l'Afrique, même si, comme dans d'autres
régions, la priorité a été initialement de
s'assurer un poids et une autorité politiques accrus sur la scène
internationale. Mais au fur et à mesure que les défis de la
mondialisation et de l'interdépendance se sont imposés aux pays
de la région, avec le risque d'une marginalisation du continent
africain, cet objectif d'intégration est redevenu prioritaire.
L'Organisation de l'Unité africaine (OUA) a été
établie en 1963 pour intégrer économiquement les pays
d'Afrique, régler les conflits dans les pays africains et entre ces
pays, promouvoir le développement et améliorer le niveau de vie
des populations65. Plusieurs groupements sous-régionaux
africains ont été formés par la suite.
En juin 1991, le Traité d'Abuja, qui prévoit la
création d'une communauté économique africaine à
l'échelle du continent d'ici à 2028, a été
signé. La formation d'arrangements régionaux de
coopération économique permet de jeter les bases de la
communauté économique africaine envisagée. Le
régionalisme en Afrique répond à deux
nécessités. La première était de renforcer
l'unité politique au niveau panafricain. La seconde consistait à
promouvoir la croissance économique et le développement. Le
régionalisme, en particulier pour une intégration des
marchés au niveau régional, est un moyen d'aider les pays
africains à surmonter les problèmes structurels auxquels ils sont
confrontés. Au regard de la théorie réaliste de
l'intérêt national, les Etats africains ne participeraient au
processus d'intégration que pour consolider leur intérêt
égoïste, la volonté réelle de bâtir une
région intégrée étant reléguée au
second rang ; car la confrontation entre les groupes de Casablanca et de
Monrovia, qui s'est soldée par la victoire des modérés de
Monrovia n'est que la manifestation de l'intérêt national des
Etats naissants au détriment de l'unité complète de
l'Afrique, revendiquée par les panafricanistes radicaux.
29
Nous pouvons également faire un rapprochement entre le
projet constructiviste de l'intérêt national et
l'intégration régionale en Afrique.
SECTION II : LA THÉORIE CONSTRUCTIVISTE DE
L'INTÉRÊT NATIONAL ET L'INTÉGRATION RÉGIONALE EN
AFRIQUE
Nous clarifierons d'une part la théorie constructiviste
de l'intérêt national (PARAGRAPHE I) avant d'établir la
relation avec l'intégration régionale en Afrique (PARAGRAPHE
II).
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