II-Les velléités souverainistes des
États
Les frontières contribuent à ce que chaque
État se perçoive comme un tout, distinct des autres États
et souverain175. L'Afrique n'est pas en marge de cette
réalité. En général, les chefs d'État
africain se considèrent comme des « princes » à
l'intérieur de leurs territoires. Ils sont jaloux de leur
souveraineté, même au prix du sacrifice de l'intégration
régionale. L'État reste en Afrique l'intelligence
personnifiée de la collectivité, il reste omniprésent et
n'est point contourné, encore moins remplacé par des
entités fonctionnelles176. La présidence reste le
seul
lieu de vrai pouvoir177. L'intégration en
Afrique est bâtie sous le primat de l'intergouvernementalisme car une
part importante des traités et des projets est soit le fait de «
grand marchandages» entre États au sens de l'État-
nation Westphalien, soit des administrations nationales qui les
contrôlent178. En effet, l'Afrique est l'une des
régions du monde dans laquelle l'histoire du pouvoir politique est celle
de la confiscation, de la privatisation et de la sacralisation par un individu
ou un groupe d'individus. Cet état de chose est de nature à
renforcer un micro nationalisme latent, avec pour conséquence une
prédominance des intérêts nationaux égoïstes
sur l'esprit communautaire179. Cette prédominance des
intérêts nationaux égoïstes est perceptible au niveau
de l'intégration des marchés. Ici la crainte des États de
perdre des recettes budgétaires du fait de la libéralisation des
échanges et des inquiétudes sur la libre circulation des
personnes sont accentuées. L'exemple du slogan « le Gabon ne
sera pas la vache
175 Philippe MOREAU DEFARGES, Introduction à la
géopolitique, Paris, édition du Seuil, 2005, p. 33.
176 Parlant du cas spécifique de la CEMAC, lire Guy
MVELLE, « La CEMAC à la recherche d'une nature théorique
», Revue africaine d'études politiques et
stratégiques, UY II, FSJP, n°6, 2009, p.73. Cette situation
est vraie pour toute l'Afrique.
177 Jean-Yves CALVES, Tiers monde... un monde dans le
monde, Paris, les éditions ouvrières, 1989, p.92.
178 Guy MVELLE, Op. Cit. p. 69.
179 Yanick Jacquinos JANAL LIBOM, Harmonisation et
rationalisation des Communautés Économiques Régionales
(CER) en Afrique : le cas de l'Afrique Centrale (1991-2010),
mémoire de master en histoire des Relations Internationales, UY I,
FALSH, 2011, p. 128.
66
à lait » prononcé par Léon
MBA lorsqu'il était question de décider de la formule par
laquelle les colonies devaient accéder à
l'indépendance180.
En Afrique Centrale par exemple, les expulsions massives des
ressortissants des autres pays sont récurrentes en Guinée
Équatoriale et au Gabon ces dernières années. Les craintes
de la perte de souveraineté l'emportent sur l'intégration
régionale en Afrique181. C'est ainsi que la Guinée
Équatoriale a évoqué l'envahissement de son territoire par
ses voisins pour boycotter l'entrée en vigueur de la libre circulation
des personnes, biens et services en zone CEMAC prévue pour le
1er janvier 2014. L'Afrique dans cette posture renvoie à un
collectif de princes aux stratégies et aux attentes
spécifiques182. Ils ne souhaitent pas déléguer
la moindre parcelle de leur souveraineté aux entités
régionales183. Dans ce contexte, il est très difficile
de créer « un nouveau centre de pouvoir supplantant les
États membres et reléguant leur nationalisme au rang des
pièces de musée 184». Le postulat selon
lequel « il n'y pas d'État sans
souveraineté185 » est dominant chez les dirigeants
africains, certains ont à coeur l'intangibilité et la
sacralité de la figure de l'État. L'intégration pour eux
ne signifie pas l'union ou la fusion dans un creuset
fédéral186. Cela se vérifie à travers
l'option prise dès 1963 à Addis Abéba avec le compromis
donnant naissance à l'OUA. Dans le processus d'intégration
régionale en Afrique, les velléités souverainistes se
manifestent par la sacralisation de la souveraineté de l'État et
le primat de l'intérêt national sur l'intérêt
régional. Cette manifestation de l'intérêt national
égoïste constitue autant une entrave au processus
d'intégration régionale que les comportements stratégiques
des États africains dans le cadre de l'action collective entreprise par
l'UA.
180 Régis Vanacio LOUMINGOU-SAMIBOU, « Le principe
du respect de l'identité nationale des États membres de la CEMAC
», in Ethnicité, identités et citoyenneté en Afrique
centrale, études et documents de l'APDHAC, cahier africain des droits de
l'Homme, n°6-7, mars 2002, p. 148.
181 CEA /ONU, État de l'intégration en Afrique
II. Rationalisation des communautés économiques
régionales, 2006, p.74.
182 Yves Alexandre CHOUALA, Désordre et ordre dans
l'Afrique Centrale actuelle : démocratisation, conflictualisassions et
transitions géopolitiques régionales, thèse de
Doctorat de 3è cycle en relations internationales, UY II, IRIC, 1999, p.
22.
183 Philippe DECRAENE, Vieille Afrique, jeunes nations,
Paris, PUF, 1982, p.262.
184 Alain DIECKHOFF, Christophe JAFFRELOT, « De
l'État- nation au post nationalisme », in Marie Claude SMOUTS
(éd), Les nouvelles relations internationales, pratiques et
théories, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Science
Politique, 1998, p. 70.
185 Olivier BEAUD, La puissance de l'État, Paris,
PUF, 1994, p. 15.
186 Narcisse MOUELLE KOMBI, « L'intégration
régionale en Afrique Centrale : entre interétatisme et
supranationalité », in Hakim BEN HAMMOUDA et al. (dir.),
L'intégration régionale en Afrique centrale, bilan et
perspectives, Paris, Karthala, 2003, p. 211.
67
PARAGRAPHE II : Les stratégies
de certains États africains face à l'action collective entreprise
par l'UA
L'intérêt national égoïste est
perceptible dans le processus d'intégration régionale en Afrique
à travers les stratégies de certains États africains face
à l'action collective. En effet, l'un des facteurs qui explique le
faible poids de l'UA devant les grands enjeux africains et internationaux est
la dispersion des positions de ses membres187. Pourtant, pour les
pères fondateurs, les africains doivent êtres guidés par
« la vision partagée d'une Afrique unie et forte, ainsi que par
la nécessité d'instaurer un partenariat entre les gouvernements
et toutes les composantes de la société civile, en particulier
les femmes, les jeunes et le secteur privé, afin de renforcer la
solidarité et la cohésion entre nos peuples188
». Mais les divisions sont souvent plus visibles que l'unité depuis
la création de l'OUA et les stratégies des États priment
sur les positions de l'organisation continentale engagée officiellement
dans des actions collectives. Les stratégies sont ici
considérés comme les « écarts,
c'est-à-dire des comportements qui ne correspondent pas à
l'idée initiale que l'on peut avoir des motifs des
acteurs189 ». Les conduites des États ne doivent
pas être vues comme la simple résultante, prévisible,
stéréotypée et donc reproductible des déterminants
structurels, financiers ou psychologiques. Elles sont inventées par les
États, dans un contexte, construites en vue de certains buts.
D'après l'analyse de Michel CROSIER et Erhard FRIEDBERG190,
les acteurs sont inscrits dans un système d'action concret où il
existe un ensemble de jeux structurés, où ils sont
interdépendants, mais également où il existe des
intérêts qui peuvent être divergents, voire contradictoires.
Les stratégies des acteurs sont non seulement fonction de leurs
intérêts mais aussi de leurs ressources. Dans ce système,
l'intérêt égoïste est l'unique justification de
l'action des acteurs. Ce type de comportement a été plusieurs
fois observé au sein de l'UA. Mais pour démontrer l'impact
négatif de ces comportements stratégiques des États
africains face à l'action collective de l'UA, nous mettrons en exergue
les comportements observés de la part de certains États aussi
bien lors de la crise postélectorale survenue en Côte d'Ivoire en
novembre 2010 (I) que lors de la Résolution 1973
187 Guy MVELLE, L'union Africaine face aux contraintes de
l'action collective, Paris, L'harmattan, 2013, p. 7
188 Préambule de l'Acte Constitutif de l'Union
Africaine.
189 Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle.
Dynamique de l'action collective, Paris, Le Seuil, 1993, p. 218.
190 Michel CROSIER et Erhard FRIEDBERG, L'acteur et le
système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil,
1981.
68
autorisant le recours à la force contre le
régime de Mouammar KADHAFI (II); car ces évènements
marquent les deux dernières grandes crises de l'action collective au
sein de l'UA.
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