II- La formulation et de la prise en compte des
préférences sociétales
Cet aspect de l'intergouvernementalisme libéral est
difficile à établir en Afrique. S'il est vrai que plusieurs
mesures prises au niveau continental correspondent à la satisfaction des
besoins concrets des peuples, il est néanmoins difficile
d'établir un lien entre les revendications faites au plan interne par
les groupes organisés et l'inscription de ces revendications dans
l'agenda de l'UA. Non seulement il est difficile de dire que le NEPAD est la
résultante des préférences nationales portées au
niveau continental, en plus des priorités retenues, dans le cadre de
l'agenda de sa mise en oeuvre semblent être le fait de l'imagination des
seuls gouvernants.
Qu'il s'agisse des questions de paix et de
sécurité, du développement, des TIC, de l'éducation
et de la santé, il est difficile de dire que ces priorités ont
été établies à partir des revendications
sociétales formées au plan interne et portées au niveau
continental par les
162 Ces États sont : le Cameroun, la RCA, la RDC et le
Tchad.
163 Guy MVELLE, cours sus cité.
58
gouvernants. La question de l'influence de la
société civile sur les pouvoirs africains reste encore un grand
débat.
En revanche dans le domaine politique il est aisé de
dire qu'un certain nombre de normes adoptées au plan continental
répondent aux aspirations formulées par la classe politique de
l'opposition ces dernières années. C'est le cas du Protocole
à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples relatif aux
droits des femmes adopté à Maputo en juillet 2003. Ce protocole
apporte des réponses à une longue tradition de revendications
féministes. Nous pouvons également citer le cas de la Charte
africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance
adoptée en 2007 et entrée en vigueur en 2012 qui, est l'une des
réponses aux différentes revendications à caractère
politique formulées depuis le début des années 90 en
Afrique. Cette prédominance du rôle des États dans la mise
sur pieds des institutions d'intégration est en faveur de
l'intérêt national égoïste; car les États
jouant le rôle de pilier du processus ne peuvent promouvoir que ce type
d'intérêt.
Quoiqu'il en soit, l'intérêt national contenu
dans la vision intergouvernementaliste de l'intégration régionale
est un intérêt national égoïste, car comparativement
à l'Union Européenne, certains analystes observent que
l'État-nation reste l'unité politique en termes
d'allégeance, d'identité et de citoyenneté. C'est
pourquoi, Stanley HOFFMANN pense que l'État-nation reste le
référentiel majeur des citoyens en termes d'allégeance et
de sécurité164. Cette vision laisse entrevoir
l'importance de l'État dans la construction régionale africaine
et cerne cette dernière comme un « régime international
165 » consenti par les États-membres, et non comme un
processus d'intégration conduisant à la formation d'une
entité supranationale. Les régimes ne peuvent se maintenir que si
les États en tirent en termes de promotion de leurs
intérêts égoïstes ; ils n'acceptent la contrainte, les
concessions que dans l'espoir de profiter d'une réciprocité
différée166. Dans une telle vision, la poursuite de
l'intérêt national égoïste reste le principe d'action
de la construction de l'intégration régionale en Afrique.
164 Stanley HOFFMANN, «Reflexions on the Nation-State in
Western Europe Today», Journal of commun market studies,
September 1982, vol21, p.21-38.
165 Ensemble de normes et de comportements, de règlements
et de politiques.
166 Stanley HOFFMANN, art. Suscité, p. 34.
59
L'opérationnalisation des théories
générales de l'intégration à la
réalité de l'intégration régionale en Afrique nous
a permis de constater que l'intégration régionale africaine
cernée sous le prisme de l'approche de l'internationalisme
libéral exalte un intérêt national altruiste. Sous la
vision intergouvernementaliste, l'intégration régionale en
Afrique est au service des intérêts égoïstes des
États.
Nous constatons qu'il existe en définitive un continuum
entre l'intérêt national et l'intégration régionale
en Afrique. En effet, l'intérêt national, quelque soit sa
conception est la principale motivation de l'adhésion des États
aux processus d'intégration. Aussi, la conception de
l'intégration régionale en Afrique en fonction des approches de
l'internationalisme libéral et de l'intergouvernementalisme permet de
déterminer la nature des intérêts qu'exalte cette
intégration. C'est ce que l'opérationnalisation des
théories générales de l'intégration
régionale sur la réalité de l'intégration
régionale africaine nous a permis de constater. De cette analyse, il
ressort que la notion d'intérêt national est ambivalente et ses
conceptions influencent distinctement le processus d'intégration
régionale en Afrique.
60
DEUXIÈME PARTIE :
L'AMBIVALENCE DE LA NOTION D'INTÉRÊT NATIONAL A
L'ÉPREUVE DE L'INTÉGRATION RÉGIONALE EN
AFRIQUE
61
Si les auteurs sont unanimes sur la définition de
l'intérêt national comme ce qui importe le plus à un
État, ce qui constitue l'enjeu par excellence pour lui et guide son
action politique167, ils ne s'accordent pas sur la signification
substantielle de cette notion. C'est pour quoi l'intuition d'Arnold WOLFERS,
estimant que la popularité dont jouit la notion d'intérêt
national tend à démontrer qu'elle peut ne pas avoir la même
signification pour tout le monde reste d'actualité. C'est une notion
polysémique par excellence, car après sa conception
réaliste longtemps prédominante, se sont succédées
les conceptions libérale et constructiviste168. C'est une
notion qui est populaire et est présente dans plusieurs domaines y
compris celui de l'intégration régionale.
La notion d'intérêt national est aussi
ambivalente : alors que les réalistes et les libéraux la
définissent de façon égoïste, les constructivistes la
cernent de façon altruiste. A l'épreuve de l'intégration
régionale en Afrique, cette ambivalence exerce une influence
considérable. Les États africains participent aux processus
d'intégration régionale pour satisfaire leur intérêt
national qui, par nature est la principale motivation de ceux-ci sur la
scène internationale. De la nature de ces intérêts
dépend la dynamique ou les freins au processus d'intégration
régionale. Pour mieux cerner les contours de l'influence de
l'ambivalence de l'intérêt national sur le processus
d'intégration régionale, nous démontrerons que
l'intérêt national égoïste est un frein à
l'intégration régionale africaine (CHAPITRE III), alors que
l'intérêt national altruiste lui, constitue un facteur de
dynamisation de cette intégration (CHAPITRE IV).
167 Marie-Claude SMOUTS, Dario BATTISTELLA, Pascal VENNESSON, Op.
Cit. p. 298.
168 Ibid.
62
CHAPITRE 3 : L'INTÉRÊT NATIONAL
ÉGOÏSTE : UN FREIN A L'INTÉGRATION RÉGIONALE EN
AFRIQUE
La défense de l'intérêt national est
traditionnellement classée parmi les fonctions régaliennes de
l'État. Elle est la principale motivation de l'État sur la
scène internationale. Selon l'approche réaliste des relations
internationales, l'objectif de la politique extérieure d'un État
est la défense des intérêts de l'État, compris en
« termes de puissance 169». En effet, partant du
principe selon lequel l'État est un acteur rationnel animé par un
instinct de survie, la puissance militaire, démographique et
économique qui lui permet de garantir sa sécurité, fait
figure d'éléments déterminants de son comportement
vis-à-vis des autres États. Il importe de retenir de cette
approche que tous les États sont supposés être
guidés par les mêmes motivations tant que l'organisation du
système international repose sur l'anarchie, c'est-à-dire
l'absence d'autorité supérieure à celle des États.
Il en découle une unité de la défense de
l'intérêt national quels que soient le moment historique et le
lieu de son action, tous ses protagonistes s'inscrivant dans une quête de
puissance. Ainsi les agissements, les comportements stratégiques des
États africains depuis le début du processus d'intégration
régionale en Afrique pourraient s'analyser comme la conséquence
des tentatives répétées des États visant le
renforcement de leurs intérêts nationaux égoïstes.
En fait, l'intérêt national égoïste
qui a pour corollaires la consécration de l'autorité
suprême d'un État sur un territoire et l'exclusion de toute
ingérence d'un autre État sur ses décisions. Cette
conception de l'intérêt national est profondément
enracinée dans le processus d'intégration régionale en
Afrique. Elle a longtemps été considérée comme le
rempart juridique permettant aux États faibles de résister
à la volonté des plus puissants170. Cependant,
l'intérêt national, aussi étroitement associé
à la préservation de la souveraineté au sens classique,
peut difficilement être réconcilié avec la construction
d'espaces d'intégration régionale où s'opèrent des
transferts de souveraineté en faveur d'une instance
supranationale171. Cet intérêt national qui
169 Hans MORGENTHAU, Op. Cit. p. 5.
170 Gianpiero LEONCINI, La formulation et la mise en oeuvre
de la Politique Extérieure Commune de la
Communauté Andine, mémoire de master en
administration publique, ENA, Paris, Mai 2007, p. 10.
171 Ibid.
63
stipule un système de chacun pour soi signifie que sa
satisfaction par un État ne saurait tenir compte des
intérêts nationaux d'autres États172.
A travers les stratégies de certains États
africains (SECTION I) et l'étude de quelques cas pratiques (SECTION II),
nous démontrerons que l'intérêt national
égoïste est un frein au processus d'intégration
régionale en Afrique.
SECTION I : LES MANIFESTATIONS DE
L'INTÉRÊT NATIONAL ÉGOÏSTE DANS LE PROCESSUS
D'INTÉGRATION RÉGIONALE AFRICAINE
L'intérêt national égoïste est
perceptible dans le processus d'intégration régionale en Afrique
à travers l'égoïsme des États membres au processus
(PARAGRAPHE I) et les comportements stratégiques de certains
États africains face à l'action collective entreprise par l'UA
(PARAGRAPHE II).
PARAGRAPHE I : L'égoïsme des États
africains dans le processus d'intégration régionale
L'intégration régionale dans les pays en
développement est perçue depuis fort longtemps comme un facteur
accélérateur du développement économique. Elle
permet en effet de créer un marché plus vaste et apparaît
comme une solution à l'étroitesse de la taille des marchés
intérieurs qui constituent aux yeux de nombreux spécialistes,
l'un des principaux obstacles à l'industrialisation dans les pays en
développement en général et en Afrique en particulier.
L'intégration régionale est aussi de nos jours
considérée comme un des principaux moyens d'insertion des pays en
développement dans une économie mondialisée. Cependant,
dans la réalité nous observons qu'en Afrique les nombreuses
tentatives de constitution formelle d'un processus d'intégration
régionale font face aux querelles de leadership (I) et aux
velléités souverainistes des États (II).
172 Marie-Claude SMOUTS, Dario BATTISTELLA, Pascal VENNESSON, Op.
Cit. p. 299.
64
I -Les querelles de leadership
La problématique du leadership dans le processus
d'intégration régionale découle de la contestation du
rôle de moteur de l'intégration d'un État par les autres.
Ce rôle favorise une croissance économique rapide173de
la région ou de la sous région. Le leadership peut être
fondé sur une dimension «historique ». Certains États
n'hésitent pas à tirer de leur statut de membres fondateurs d'une
organisation, la reconnaissance d'un rôle de «dépositaire de
l'ambition originaire», qui leur confèrerait une autorité
politique sur les autres. Mais le leadership historique peut aussi
résulter d'un point de vue plus personnel de la participation du
dirigeant politique d'un État à la création de
l'organisation d'intégration. Le leadership peut également
s'affirmer d'un point de vue «militaire». L'État
concerné se prévaudra alors soit de sa capacité à
régler des conflits dans la zone, soit de son aptitude (non
affirmée mais éprouvée) à
«déstabiliser» potentiellement la zone ou une partie de
celle-ci. L'implication du Tchad dans les conflits de RCA et du Nord Mali,
l'érige en interlocuteur politique de premier ordre de la RCA et du
Mali, avec néanmoins des implications certaines sur sa position au sein
de la CEMAC et de l'UA. Il en est de même de L'Afrique du Sud dans ledit
conflit centrafricain. Le critère démographique a en outre son
importance dans certaines organisations d'intégration. Il revêt
une dimension économique notable, mais peut aussi, dans certains cas,
être un facteur de leadership politique institutionnalisé. Nous
pouvons aussi envisager une hypothèse de leadership «
démocratique », car l'émergence dans l'un des États
de la région d'un pouvoir démocratique peut être un facteur
d'influence au sein des institutions régionales.
Au niveau des Communautés Économiques
Régionales qui constituent des préalables à la
réalisation du marché commun continental, cette quête du
leadership est plus visible. C'est ainsi qu'au niveau de la CEMAC par exemple
le rôle de moteur de l'intégration du Cameroun a été
longtemps contesté par le Gabon, et l'est actuellement par la
Guinée Équatoriale174. Les querelles de leadership
apparaissent même comme une des caractéristiques principales de la
plupart des accords d'intégration régionale en Afrique. Ainsi
à l'image du Cameroun en zone CEMAC, le Kenya est le leader de la
Communauté de l'Afrique de l'Est (EAC), la Côte d'Ivoire est celui
de
173 Fweley DIANGITUKWA, Géopolitique,
intégration régionale et mondialisation. Plaidoyer pour la
création d'une communauté économique des pays
côtiers de l'Afrique centrale, Paris, l'Harmattan, 2006, p. 61.
174 Anderson OUAMBA-DIASSIVY, Op. Cit. p.31.
65
l'UEMOA et l'Afrique du sud se présente comme le bras
séculier de la Communauté de Développement de l'Afrique
Australe (SADC). A ce sujet, il faut dire que nombre de projets
intégrateurs en Afrique n'aboutissent pas à cause de ce
phénomène. Au lieu de repenser la manière dont la
communauté devra décoller, la réflexion est portée
plutôt sur la manière dont tel ou tel autre État envisage
d'être leader de la sous-région, sur les réclamations du
leadership.
|