Annexe 5
La guerre secrète de l'Elysée en Afrique
de l'Est
Des renforts français viennent d'être
dépêchés au Rwanda, au secours du régime du
président Juvenal Habyarimana. Très impliqué, Paris
fournit depuis vingt mois armes et encadrement à l'armée
gouvernementale. Enquête.
11 juin 1992 - Stephen Smith
La France fait la guerre au Rwanda. Dans le plus grand secret,
150 militaires français viennent d'être
dépêchés dans ce petit pays d'Afrique de l'Est,
ravagé depuis vingt mois par la guerre civile. Envoyés au secours
du président Juvenal Habyarimana, au pouvoir depuis 1973, ils rejoignent
sur place une autre compagnie de soldats français, maintenue au
«pays des mille collines» depuis le 3 octobre 1990. Ce
jour-là, l'arrivée de contingents militaires français et
belge, officiellement venus pour assurer l'évacuation de leurs
ressortissants, avait sauvé un régime en pleine dérive.
Encore avait-il fallu, pour prévenir l'imminente conquête de la
capitale par les forces rebelles, qu'une colonne de ravitaillement du Front,
populaire rwandais (FPR) soit stoppée, au lance-roquettes, par un
hélicoptère de combat. Aux commandes était alors un
officier de la Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE), le contre- espionnage français. Depuis deux
mois, c'est un autre officier français, le lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin, qui de facto décide des opérations de guerre
de l'armée rwandaise.
Samedi dernier, à Paris, des représentants du
gouvernement rwandais et du FPR, le mouvement rebelle, se rencontrent pour la
première fois depuis le début des combats au Rwanda. Le
porte-parole du Quai d'Orsay souligne le rôle de « facilitateur
» joué par la France. En revanche, il n'annonce pas qu'au
même moment, une compagnie française venue de sa base en
Centrafrique débarque à Kigali, la capitale. La veille, les
rebelles rwandais se sont emparés de la ville de Byumba, à
70kilomètres au nord de Kigali. Paniqué, le président
Habyari-mana s'était alors adressé directement à
l'Elysée. Son appel au secours y a été entendu.
François Mitterrand entretient d'excellentes relations personnelles avec
le chef de l'Etat rwandais, de même que son fils aîné et
conseiller à l'Elysée pour les affaires africaines,
Jean-Christophe Mitterrand, avec «l'autre fils», Jean-Pierre
Habyarimana...
Hier, une source au ministère de la Défense
à Paris a confirmé la présence de soldats français
à Byumba. « Nous n'y sommes pas intervenus, mais nous sommes
là-bas pour voir et pour être vus», a-t-elle expliqué,
parlant de « gesticulation préventive ». Mais qui a donc
repris Byumba ? Officiellement, l'armée rwandaise. L'ennui, c'est que
celle-ci se serait effondrée depuis longtemps sans l'appui des forces
françaises. Depuis vingt mois, une compagnie de légionnaires
«tient» l'aéroport et certains axes routiers dans la capitale
rwandaise. Quelque 25 coopérants militaires français assurent par
ailleurs l'entretien du matériel de guerre. Enfin, un Détachement
d'assistance militaire et d'instruction (DAMI), aujourd'hui fort d'une
trentaine d'hommes, «forme» l'armée rwandaise.
Dans la réalité, cette mission qui, en
théorie, exclut tout encadrement opérationnel, est ambiguë
à souhait. Dans une note confidentielle adressée le 16
février dernier à l'ambassade de France à Kigali, le
ministère rwandais des Affaires étrangères inclut ainsi
parmi les attributions du chef du DAMI, à l'époque le
lieutenant-colonel Chollet, « l'emploi des forces rwan-daises». Le
texte précise que l'officier français, en même temps
conseiller du Président rwandais, «rendra compte
périodiquement à ses deux autorités de tutelle»...
Epingle dans la presse belge, le lieutenant-colonel Chollet n'a finalement
jamais pu assumer cette double casquette d'instructeur «neutre» et de
commandant opérationnel de l'armée rwandaise. Devenu trop voyant,
il a été retiré. Mais l'idée n'a pas
été abandonnée, pour autant.
Selon nos informations, c'est le lieutenant-colonel Maurin,
officiellement l'adjoint de l'attaché militaire à l'ambassade de
France, qui commande aujourd'hui les forces rwandaises. Les rebelles du Front
patriotique dénoncent avec virulence cette « caution militaire
française». Dans un communiqué publié hier à
Bruxelles, le FPR estime que « la justification humanitaire de la
présence militaire française au Rwanda s'avère de plus en
plus être un leurre. L'argument rabâché selon lequel elle
vise à tempérer l'ardeur meurtrière du régime en
place est pour le moins faible devant le poids des faits». Ceux-ci
viennent d'être rappelés dans un rapport d'Amnesty International,
publié il y a deux semaines : au cours des vingt derniers mois, en
représailles contre l'incursion rebelle à partir de l'Ouganda,
les forces de sécurité rwandaises ont sommairement
exécuté « plus de mille Tutsi », l'ethnie minoritaire
au Rwanda. Alors que quelque 800 prisonniers politiques viennent d'être
libérés, au mois de février, les assassinats et attentats
meurtriers se multiplient à travers le pays.
La France, malgré les dénégations de ses
officiels, est partie prenante dans la guerre au Rwanda. Paris apporte son
soutien actif à ce que l'africaniste Jean-Pierre Chrétien appelle
« le tribalisme majoritaire» du président Habyarimana. Ce
dernier, membre de l'ethnie Hutu, qui représente 80 % de la population
rwandaise, ne veut pas composer avec les exilés Tutsi, chassés du
pouvoir et du pays en 1959. Fournissant aujourd'hui le gros des troupes du FPR,
le général Habyarimana les accuse de vouloir rétablir
«l'ancien ordre féodal». Or l'opposition intérieure,
qui vient d'entrer au sein d'un gouvernement de transition, représente
une large majorité de Rwandais aspirant à une
démocratisation du régime, au-delà des clivages ethniques.
La semaine dernière, à Bruxelles, l'opposition rwandaise s'est
ainsi concertée avec les rebelles du FPR, constatant leur commune
volonté de mettre fin aux combats et-de former un «gouvernement
d'union nationale» conduisant le pays â dés élections
libres. Or, le président Habyarimana et son entourage affairiste ne sont
pas contraints de s'y résigner tant que la France alimente leur guerre
contre les «revanchards tutsis».
Le 14 mai dernier, un Boeing-707 cargo de la compagnie bulgare
Global Air est venu charger des obus pour mortier, du type 120mm
«rayés», à Châteauroux, qui abrite l'ancien
aéroport de l'OTAN aujourd'hui utilisé par l'armée
française. Le numéro de vol attribué à cet
enlèvement identifie comme commanditaire Air Rwanda. Dans
l'incapacité technique de transporter elle-même ces munitions, la
compagnie africaine a «sous-traité» l'affaire. Apparemment,
c'est une pratique courante dans le florissant commerce d'armes avec le Rwanda.
De l'aveu même du ministère de la Défense à Paris,
des «avions civils sud-africains» seraient également venus au
mois de mai à Châteauroux pour charger des munitions
destinées à l'armée rwandaise. Simultanément, du
matériel militaire d'une valeur de plus de 30 millions de francs vient
d'être livré par l'Egypte au régime rwandais, selon la
Lettre du Continent, publiée à Paris, qui s'offre le luxe
d'ajouter le numéro de compte au Crédit lyonnais de Londres sur
lequel le règlement a été effectué... Questions:
d'où proviennent les fonds qui permettent au Rwanda, l'un des pays les
plus pauvres d'Afrique, de financer cette guerre, et, accessoirement, à
quoi servent tant d'obus dans un territoire exigu--seulement 26000
kilomètres carrés--, densément peuplé de 7millions
d'habitants? Car les quantités enlevées en France sont
importantes: au point que, l'armurier Thomson ne pouvant plus livrer, l'on a
« prélevé » sur les propres stocks de l'armée
française...
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