Annexe 4
Les médias français face au Rwanda De
l'intervention française de 1990 au génocide
Nicolas Bancel
La couverture médiatique française des
événements du Rwanda reflète les poncifs, clichés
et préjugés qui entourent l'Afrique. Il ne s'agit pas de jeter
systématiquement l'opprobre sur les journalistes mais de voir à
quel point une déconstruction de ces représentations imaginaires
aiderait à éviter des erreurs de contenu aux conséquences
ravageuses dans le public comme chez les décideurs politiques. Nicolas
Bancel avait déjà collaboré avec Pascal Blanchard à
Africultures par une remarquable contribution au dossier
Tirailleurs en images du numéro 25. L'article qui suit met en
lumière la relation entre les représentations et les choix
opérés par les journalistes dans leur présentation de la
réalité. C'est un thème auquel nous sommes
particulièrement sensibles à Africultures : nous avons tenu,
malgré sa longueur inhabituelle dans nos colonnes, à le publier
intégralement. O.B.
Ce travail porte sur les périodiques français
face au Rwanda de 1990 au génocide. Ce travail s'est essentiellement
concentré sur la presse quotidienne, de même que j'ai
accordé une attention toute particulière aux relations
proposées par les quotidiens français durant le génocide
(2). Dans le cadre de cette contribution, il est impossible de citer l'ensemble
des articles compulsés. Aussi avons-nous choisi de ne citer que les plus
significatifs (3).
Notre problématique initiale était de
comprendre comment ces événements ont été
analysés par ces périodiques, si on pouvait établir des
distinctions entre les axes d'interprétations des différents
journaux et, s'il était possible d'objectiver ces
interprétations, de les historiciser, en cherchant à saisir les
continuités des discours sur l'Afrique. C'est en effet en tant que
spécialiste de l'imaginaire colonial que j'ai été
sollicité pour déconstruire les discours de la grande presse
française durant cette période.
L'attention toute particulière portée à
la période du génocide s'explique aisément. D'une part
parce qu'il s'agit d'un événement capital de l'histoire du XXe
siècle, d'autre part le génocide constitue un point de
retournement, l'une de ces crises majeures susceptibles de créer une
extraordinaire polarisation de positions des acteurs - ici journalistes et
périodiques - et de mettre à nu les présupposés qui
animent toutes leurs analyses. Cela s'est effectivement produit lors du
génocide. C'est dans cette perspective qu'il a paru utile de s'attarder
sur ce que l'on peut considérer comme des interprétations
mystifiées, voire tendancieuses ou fausses des événements
du Rwanda. Car, tout au moins en ce qui concerne la presse française, le
traitement des faits est divers, transcendant par ailleurs les clivages
politiques traditionnels des journaux de l'hexagone. Mais ce qui marque
l'observateur, c'est d'une part le réel souci d'information de la
plupart des journaux, mais également la permanence de clichés, de
stéréotypes sur la lecture de ce qui s'est passé au Rwanda
et, au-delà, de l'interprétation de l'histoire rwandaise. Nous
nous sommes également attardés particulièrement sur le
traitement du génocide par le journal Le Monde, cas assez
exceptionnel de soumission aux versions successives du pouvoir rwandais - soit
le gouvernement intérimaire après l'assassinat du
président Habyarimana et composé des principaux organisateurs du
génocide - et d'accumulation de poncifs sur les déterminations
ethniques de ce qui restera longtemps (jusqu'en juin 1994) pour Le
Monde, une " guerre civile ".
La question de l'interprétation
ethniciste
Le mirage de l'interprétation ethniciste est l'un des
paradigmes les plus fréquents, les plus commodes et les plus
usités dans la presse pour expliquer les événements
socio-politiques contemporains en Afrique. Pour exemple et parce qu'il
constitue une sorte de synthèse, j'ai choisi d'analyser un article qui a
été publié bien avant le génocide, en 1988, dans la
revue Spectacle du Monde. Cet article s'intitule " Tutsi et Hutu :
drame atavique " et est signé Bernard Lugan. Cet article résume
à lui seul tous les stéréotypes de l'interprétation
ethniste appliquée au Rwanda. Prenant comme point de
référence les massacres d'août 1988 au Burundi, l'auteur
les analyses en ces termes : " Tutsi et Hutu vivent sur le même sol
du Rwanda et du Burundi. Ils parlent la même langue, mais tout les
séparent. Leurs différences sont raciales. D'où un drame
permanent qui ne s'est pas apaisé avec le temps [...]. Une fois encore,
l'Afrique apporte la tragique confirmation de ses déterminismes
ethniques [...]. L'auteur poursuit "Au simple coup d'oeil, il est
aisé de distinguer les Tutsi par leur taille élevée, leur
crâne allongé, leur port altier et parfois arrogant, leurs traits
non-négroïdes. Ils savent se montrer distants, fiers, maîtres
de leurs sentiments. Leur autorité naturelle et leur habileté
leur ont permis de s'imposer à la masse Hutu, au terme d'un long
processus que les ethnologues et les historiens du Rwanda et du Burundi ont
longuement étudié. "
Extraordinaire continuité entre le discours de
l'anthropologie raciale de la fin du XIXe siècle et cette description
des " déterminismes ethniques ", des " différences raciales "
entre Tutsi et Hutu ! A leurs principes, le même mécanisme mental
: une essentialisation de la " race ", aux fondements des structures sociales
comme des oppositions politiques. La biologisation du social, impossible en
Europe après la politique nazie et la catastrophe de l'holocauste, est
encore utilisée en Afrique comme un paradigme par quelques " chercheurs
" et, nous le verrons, certains journalistes. Le cas est ici extrême,
puisque Bernard Lugan, rejeté par la quasi-totalité des
africanistes, représente le courant le plus radical de la pensée
racialiste (4). C'est le prêt à penser raciste, qui doit
"expliquer" tous les conflits interafricains actuels par le déterminisme
de la race. Inutile de dire que des chercheurs ont, depuis longtemps, fait
litière de cette " explication " (5). L'essentialisation des
différences ethniques est un processus politique, dont la genèse
est coloniale (6).
Les concepts racistes utilisés explicitement par Lugan
et implicitement par de nombreux commentateurs s'organisent sur deux postulats
concernant l'Afrique : les différences entre ethnies doivent
s'interpréter comme des oppositions et ces différences sont
enracinées génétiquement, constituant ainsi une permanence
de l'histoire de l'Afrique. Elles débouchent inéluctablement sur
des massacres ponctuels, dont la mémoire " se perd dans la nuit des
temps ". C'est ce qu'affirme Lugan en parlant de déterminisme ethnique
et en ajoutant : "De tout temps, les Tutsi et les Hutu se sont
combattus." Ces postulats, mélange d'idéologie
d'extrême droite et de paresse intellectuelle, sont largement admis par
un certain nombre de " connaisseurs" de l'Afrique. Ils constituent des relais
qui alimentent tout un imaginaire sur le continent noir.
Pour introduire ce travail et essayer de saisir la permanence
de ces stéréotypes sur l'ethnie, je prendrai trois exemples
congruents : l'un aux États-Unis, les deux autres en
France.
Aux États-Unis, un courant issu de
l'ultra-conservatisme, qui connaît une certaine mode outre-Atlantique,
à pour hérauts Paul Johnson ou William Pfaf (qui dans le
Herald Tribune du 24 avril 1990 appelait à " Une recolonisation
internationale de l'Afrique "). Paul Johnson, prenant exemple sur les
"luttes tribales" du Rwanda, développe un argumentaire
hallucinant sur la nécessité de recoloniser l'Afrique. Celui-ci
se base, à la différence de Lugan pour qui la hiérarchie
des races est universelle et s'applique donc aussi à l'Occident, sur
l'opposition entre " monde civilisé " et " monde sauvage ", si cher aux
tenants de l'impérialisme colonial de la fin du siècle dernier.
Car le colonialisme, étendu ici sans discrimination et par un saisissant
amalgame historique à l'impérialisme grec, au colonialisme
européen, puis à celui des États-Unis et de la Russie, se
résume à une chose : " l'apport de la civilisation
".
En France, même argumentaire et mêmes conclusions
d'un Guy Sorman pour qui, dans un article publié dans Le
Figaro-Magazine de l'été 1994, l'exemple du Rwanda prouve
que l'Afrique est " retournée à ses vieux démons
", c'est-à-dire aux confrontations ethniques, véritable
permanence de l'histoire du continent, amplifiées par les
possibilités techniques modernes d'extermination, mises entre les mains
irresponsables de "sauvages incapables de les maîtriser
".
Ces quelques exemples - parmi beaucoup d'autres - montrent que
le génocide rwandais a permis à quelques-uns uns des
hérauts de l'extrême-droite ou de l'ultra-conservatisme
d'étaler avec obscénité le vieux discours racial, mais
aussi de " prouver " la supériorité incontestable de l'Occident
sur le reste du monde. Les historiens et les scientifiques sourient ou sont
choqués par ces interprétations. Plus inquiétant me
semble-t-il est l'audience croissante auprès du grand public de leurs
thèses. Les réflexions de Johnson ont été
publiées par le Times, mais également dans la page
Rebonds de Libération, l'article de Sorman par Le Figaro
Magazine, Lugan publie de nombreux ouvrages, qui sont parmi les plus forts
tirages sur l'histoire de l'Afrique. C'est sur le fond du retour en force d'une
pensée coloniale que ces stéréotypes, parfaitement
lisibles dans ces quelques exemples, structurent souterrainement la
réflexion de nombre d'analyses sur
l'Afrique.
Et cette "analyse" connaît des relais politiques
inquiétants. On connaît les inclinaisons idéologiques de la
mission de coopération au Rwanda au début des années 90 et
lors du génocide (7), de même les orientations de la " cellule
africaine " de l'Elysée (8), largement imprégnée
d'idéologie ethniciste. Dans ce cadre, la phrase prononcé par
Charles Pasqua dans le cadre du journal télévisé de 20h
à la fin du mois de juin 1994, alors que le génocide était
pratiquement consommé, résume la prégnance du paradigme
racial dans les milieux politiques : " Vous savez, il faut bien comprendre
que pour ces gens-là, le caractère horrible de ce qui s'est
passé n'a pas du tout la même valeur que pour nous
".
La boucle est ici bouclée : " ces gens-là ",
désignant les Rwandais et par extension, tous les Africains, " se
massacrent mutuellement depuis des siècles ". Donc ils ont l'habitude -
cela fait partie de leur culture, de leur vie quotidienne et, au-delà,
de leur nature profonde - des immémoriales oppositions raciales qui
fondent l'histoire africaine. Un Rosenberg n'aurait pas démenti cette "
analyse ".
Face à la puissance de cet imaginaire collectif
d'origine colonial, Jean-Pierre Chrétien avouait son impuissance.
Répondant à une question de l'auditoire au cours d'un colloque,
il déclarait : " Durant le mois d'avril [1994], je me suis
échiné à expliquer à des journalistes la dimension
politique du drame qui se jouait. Et je me suis échiné en vain.
"
Devant ces interprétations fondées sur une
définition dramatiquement simplificatrice de l'ethnie et de l'histoire
africaine, véhiculée aussi bien par des médias nationaux
que par des intellectuels et des politiques, on reste effectivement confondu.
Confondu et inquiet, car que pèsent les travaux sérieux
réalisés par des historiens, ou les ouvrages éclairants
écrits immédiatement après le carnage, face à la
puissance de ces organes de presse et, plus encore, face à
l'écrasante force de la télévision ? Sans doute
très peu de choses (9).
La presse française face au Rwanda
(1990-1993)
A la veille de l'intervention française au Rwanda,
Libération du 4 octobre 1990, reprenant des
dépêches de l'AFP et de Reuter, titrait : " Le Rwanda
déstabilisé par une guerre ethnique ". Décrivant dans une
première partie l'offensive des FAR, Libération
reprenait à son compte l'explication ethnique en affirmant : "
Agité par des guerres tribales à la fin des années 50
et au début des années 60, le Rwanda est aujourd'hui victime de
la politique de "liquidation" qui a permis à l'ethnie majoritaire des
Hutu de prendre le pouvoir [...]." Le Monde, à la
même date, par la voix de Jean Hélène, qui reprend
visiblement les informations de l'A.F.P. et de Reuter, parle lui, de "
massacres interethniques ".
Devoir mettre en parallèle ici
Libération et Le Monde dans le cadre de ces articles
de 1990 ne rend pas compte des différences d'interprétation des
deux quotidiens : Libération se signale en effet, de 1990
à 1994 par des articles tout à fait pertinents de Stephen Smith
(avant que celui-ci ne verse, après le génocide, dans
l'interprétation ethnique) et de Jean-Philippe Ceppi, sur la politique
de la France au Rwanda et notamment le rôle du DAMI (la
coopération militaire française au Rwanda), puis lors du
génocide. Quoiqu'il en soit, ce qui prévaut dans ces deux
articles est l'interprétation ethniste du conflit.
De 1990 à 1993, vont se succéder dans la presse
française quelques articles mettant en relief les espoirs de
démocratisation du pays. Le Monde Diplomatique, dans
son numéro de novembre 1990, par la plume de Daniel Helbig,
éclaire d'abord le fond politique du problème, la politique
ethniste menée successivement par les colonisateurs belges puis par les
deux présidents rwandais. Puis, il s'interroge sur les
intérêts français au Rwanda, soulignant leurs faiblesses
objectives (en dehors de la défense de la francophonie), et postule
qu'un changement de la politique de coopération de la France devra
être envisagé, devant les atteintes répétées
aux droits de l'homme. Libération, dans un article signé
par Claire Augé et Régis Solé, souligne le 31
février 1991 les progrès lents du processus démocratique,
mais insiste plus particulièrement sur la dérive ethniste du
gouvernement Habyarimana. Les deux journalistes mettent l'accent sur
l'utilisation du mot " cancrelat " pour désigner les membres du FPR et
par extension tous les Tutsi du Rwanda, ainsi que l'utilisation par la
propagande officielle du mythe du rétablissement de la monarchie tutsi.
Les exactions et les meurtres commis sur les Tutsi ne sont pas ignorés
alors et il semble évident que le régime se
radicalise.
Cette radicalisation croissante du régime se
concrétise en mars 1992 par une série de pogroms anti-Tutsi. Il
est sans doute difficile alors de deviner que l'appareil d'Etat rwandais est en
train de se doubler d'un appareil para-étatique, celui des milices.
Cependant, la politique anti-Tutsi est une réalité
concrète du gouvernement Habyarimana, et il suffit d'écouter les
discours officiels que prononce le chef de l'Etat en kinyarwanda, ou de mesurer
la propagande haineuse de journaux comme Kangura, jamais
inquiété par les autorités rwandaises à l'inverse
d'autres journaux de l'opposition, pour prendre conscience de l'implication
politique du régime. Cependant, ces éléments ne semblent
pas suffisants pour certains quotidiens. Le Monde du 14 mars 1992,
parle encore de " haine tribale.
Le 11 juin 1992, Stephen Smith, de Libération,
signe un article intitulé : " La guerre secrète de
l'Élysée en Afrique de l'Est ". Le journaliste fait état
d'un engagement toujours croissant de la France au côté du
régime Habyarimana, contrôlant de facto les
opérations engagées contre le FPR, fournissant abondamment en
armes les FAR - jusqu'à prélever sur les propres stocks de
l'armée française. Stephen Smith met également en
évidence les liens privilégiés établis entre le
président français et le président rwandais, ainsi que
l'amitié qui unit leur fils respectif, tout en rappelant que les
massacres de Tutsi sont liés à la radicalisation du
régime. Cet article est réellement important, car il souligne
explicitement les liens organiques entre la France (à travers l'action
de la DAMI et de la cellule africaine) et le pouvoir rwandais, mais aussi car
il révèle plusieurs des facettes de la politique du pouvoir
rwandais : politique intérieure de discrimination du régime par
rapport à la minorité tutsi, politique vis-à-vis du FPR,
politique de coopération avec la France et implication - militaire et
politique - de la France au Rwanda.
Autre article significatif, celui publié par
l'hebdomadaire L'événement du jeudi en juin 1992 et
signé Jean-François Dupaquier : " La France au chevet d'un
fascisme africain ". Dans cet article, toutes les dérives du
régime d'Habyarimana sont disséquées : l'action criminelle
des milices Interahamwe et des groupes extrémistes qui se sont
jurés, note l'auteur, " d'exterminer totalement les 14% de Tutsi
restant" ; le système d'apartheid institutionnalisé ; la
formation d'un groupe politico-affairiste autour d'Habyarimana prêt
à tout pour conserver ses prérogatives ; les provocations
répétées aux crimes collectifs de la presse
extrémiste liée au pouvoir et enfin l'implication de plus en plus
compromettante de Paris.
Bref, en juin 1992, on savait ce qui était en train de
se tramer au Rwanda. Il était sans doute difficile d'imaginer le carnage
final. Mais une observation un peu sérieuse de la politique raciste
menée par les autorités de Kigali aurait dû faire un sort
aux interprétations ethnistes, qui perdurèrent hélas
durant le génocide.
Le génocide
Nous allons porter une attention particulière aux
débuts du génocide, durant la période qui va du 6 au 15
avril 1994. Le génocide débute le 6 avril, après
l'attentat contre le Falcon présidentiel qui transportait les
présidents du Rwanda et du Burundi. Dès le 8, des informations
commencent à parvenir à Paris. A partir de ce moment, les
positions des différents médias français vont se
différencier très nettement, selon des orientations que l'on
pouvait déjà déceler dans le traitement de l'information
entre 1990 et 1994.
Dès les premiers jours du génocide,
Libération, par la plume d'Alain Frilet, dans un article
intitulé : " Rwanda : la paix détruite en plein vol ",
décrit les pillages et les massacres qui s'étendent rapidement
à tout Kigali. L'auteur identifie immédiatement le
mécanisme de la machine de mort qui se met en marche : il désigne
le cercle restreint des extrémistes de l'akasu, qui ont
vraisemblablement préparé l'opération en utilisant la
garde présidentielle. Simultanément, l'expression "purification
ethnique" est lâchée par Le Figaro, dans un article
intitulé " Kigali sombre dans l'anarchie ", mais insiste
également sur les " combats aussi violents que confus ". Le
Monde, sous la plume de Jean Hélène début avril parle
de " violents combats " et s'attarde essentiellement sur les
responsabilités du FPR. Dans leurs journaux du soir, les
télévisions privées et publiques françaises
évoquent également les " combats interethniques ravageant
Kigali ", conséquence des " éternelles tensions entre
les ethnies rivales des Hutu et des Tutsi ", selon Le Figaro du
10 avril.
Les jours suivants, les médias continuent à
évoquer les " tueries tribales ", "la poursuite des
massacres interethniques", "les combats entre Hutu et Tutsi",
"Kigali à feu et à sang". Jean Hélène,
pour Le Monde, fait même un premier long compte rendu sur
l'ampleur des massacres et les atrocités commises, mais pas un mot sur
le caractère ethnicide de celles-ci.
Bref, au début du carnage, l'image la plus
fréquemment utilisée est celle de combats interethniques. On peut
concevoir que, dans les premiers jours du génocide puisse régner
une confusion : certains commentateurs confondent les massacres avec des "
combats interethniques " et amalgament en plus l'offensive du FPR avec les
massacres. En fait, il existe alors au Rwanda deux guerres : l'une qui oppose
le FPR et l'armée rwandaise et ses supplétifs et l'autre, qui est
une guerre contre les civils tutsi. De plus il existe en France et en Belgique
durant ces premiers jours une focalisation sur les expatriés, qui se
manifeste dans la presse par une inquiétude constante (et
compréhensible).
Mais dans cette confusion originelle, il est nécessaire
de souligner le traitement du génocide par le journal Le Monde
sous la plume de Jean Hélène, qui reste - c'est le moins que l'on
puisse dire - extrêmement imprécis sur les massacres de Tutsi,
assurant par la bouche d'un responsable du gouvernement intérimaire -
c'est-à-dire l'un des organisateurs des massacres en cours, source
d'information pour le moins suspecte - que les " excès sont le fait
de seulement quelques éléments indisciplinés et
incontrôlés " (14 avril). Le Monde semble beaucoup
plus s'intéresser au FPR et à la formation du gouvernement
intérimaire, qu'il entérine comme seule alternative possible,
alors qu'il a été formé par les génocidaires. Face
à lui, le FPR est perçu comme un envahisseur, un
élément étranger qui rencontre une hostilité totale
au sein de la population. Les sources du Monde, dont le principal
reporter sur place, Jean Hélène, semble suivre les FAR, sont
sujettes à caution. En effet, Jean Hélène va
jusqu'à accuser le FPR de " l'anarchie " à Kigali ("
anarchie " qui est un massacre au contraire très bien organisé) :
voyant des groupes de Rwandais en fuite, il s'interroge sur la
possibilité de "tirs rebelles" ayant provoqué cette
panique. Le journaliste décrit naïvement (?) des paysans les
saluant gaiement, " ayant sacrifié quelques vaches et se partageant
les morceaux ". Il salue ensuite l'entraînement des FAR et
pronostique que le FPR aura beaucoup de difficultés à s'imposer,
contrairement aux autres commentateurs qui prêtent à la
guérilla de Kagame une plus grande motivation et plus de
professionnalisme. Enfin, il déclare : "Mais pour les Tutsi, les
opposants et les habitants des beaux quartiers (toutes ethnies confondues)
[...] bref pour les cibles privilégiées des miliciens, la
situation devient difficile". Sorte d'euphémisme ! A la date de
l'article (13 avril), les rues de Kigali, une ville où se trouve
pourtant l'auteur, sont déjà jonchées de cadavres. Le
surlendemain (15 avril), Jean Hélène masquera toujours l'ampleur
des massacres, sans parler bien sûr du caractère clairement
raciste de l'entreprise génocidaire (mais il insiste sur le danger
récurrent des soldats FPR " infiltrés ").
Le plus terrible est que Le Monde ne déviera
pas de ligne. En effet, plus d'un mois après le déclenchement du
génocide, alors que celui-ci est avéré et que d'immenses
charniers de Tutsi et de Hutu de l'opposition couvrent tout le territoire
rwandais (et particulièrement Kigali), Le Monde du 11 mai
propose une chronologie des événements qui laisse pantois : la "
riposte " des proches du président assassiné ne se serait
soldé que par 11 morts (soit 10 casques bleus belges et le Premier
ministre modéré Agathe Uwilingiyimana), les 200.000 morts alors
estimés par l'ONU seraient le fruit des combats, d'une guerre civile
opposant Hutu et Tutsi.
En lisant Le Monde - et alors que Patrick de Saint
Exupéry pour Le Figaro, Laurent Bijeard pour Le Nouvel
Observateur, Jean Chatain pour L'Humanité, Alain Frilet et
Jean-Philippe Ceppi pour Libération ou encore Agnès
Rotivel pour La Croix ont déjà largement commenté
les mécanismes du génocide - il est impossible de comprendre
qu'au Rwanda se perpètre l'un des génocides de ce siècle
(10). L'appui, de facto, du Monde au gouvernement
intérimaire rwandais soutenu par Paris, la propension du journal
à soutenir la thèse d'une " guerre civile " ne laisse pas de
poser question.
Ces divergences entre les différents journaux se
manifestent en effet dès le 8 mars, à travers les soupçons
pesant sur les responsables supposés de l'attentat contre l'avion
présidentiel. Libération estime tout à fait
improbable qu'il soit l'oeuvre du FPR et désigne plutôt la garde
présidentielle, alors que Le Monde va faire état de
fortes présomptions contre le FPR, étayées par les
affirmations [je cite] de "plusieurs personnalités rwandaises,
proches du pouvoir" ainsi que par "des observateurs", qui
estiment que "le FPR, à terme, n'avait aucune chance de conserver
les acquis des accords d'Arusha, ce qui expliquerait, à leurs yeux,
cette éventuelle stratégie visant à s'imposer par les
armes". Deux jours plus tard, le "FPR menace", ce qui risque de
"faire tomber à nouveau le pays dans la guerre civile", alors
que l'armée a fait diffuser un message à la radio officielle
"condamnant les débordements". Il est assez extraordinaire de
voir Le Monde relayer les déclarations " d'apaisement " du
gouvernement intérimaire (génocidaire) sur les ondes, d'autant
plus que l'on sait le rôle déterminant joué par la radio
dans l'incitation et la direction du génocide. La diabolisation du FPR,
opposé à la " légitimité " des FAR qui ont pourtant
participé activement aux massacres, souligne encore que Le
Monde suit une analyse que tous les faits connus alors devraient pourtant
infléchir.
La réalité du
génocide
En effet, les premiers signaux très forts dans la
presse sont les articles de Libération, puis un article
publié le 18 mai par Le Nouvel Observateur : " Nos amis les
tueurs " (21 avril) de Laurent Bijard, qui initie toute une série
d'articles sur les implications françaises au Rwanda : " La France prise
au piège de ses accords ", d'Alain Frilet (Libération du
18 mai) ; dans Le Figaro du 19 mai : " Rwanda, les faux-pas de la
France " de Renaud Girard, etc.
Enfin, de nombreux journalistes contribuent à
éclairer, à partir du 19 avril, le caractère
génocidaire des massacres au Rwanda. La presse a, d'une manière
générale, rapporté assez fidèlement ce qui s'est
passé, même si l'interprétation ethniste a encore
été parfois utilisée au détriment d'une lecture
politique.
En revanche, la distinction établie pour le journal
Le Monde est toujours valable, puisque le journal va continuer
jusqu'à la fin de l'opération Turquoise à
entretenir la confusion entre l'action des FAR et du FPR, ne distinguant que
rarement le génocide de la guerre civile et entretenant une mythologie
anti-FPR activement diffusée par les officiels français. Le FPR
sera même désigné comme un groupe de "Khmers
noirs" à deux reprises, dont l'une dans un éditorial de
Colombani, le 23 juillet, alors que le génocide est pourtant
consommé et que l'identification des criminels ne fait plus de doute. On
dénombre cinq journalistes différents intervenant sur le dossier
rwandais dans ce journal. Ce qui montre qu'il existe une véritable ligne
politique, au moins implicitement. Comme le rappelait François-Xavier
Vershave lors du colloque Le Rwanda et les médias_, il est fort
probable que les journalistes du Monde aient été en
osmose avec la présentation officielle de l'engagement français.
Jean Hélène reprendra même à deux reprises des
"renseignements fournis par la DGSE ", expliquant que le FPR
était armé par l'Ouganda. Un article complet sera même
consacré à ce thème sous le titre : " D'où viennent
les armes du Rwanda ? " En fait, l'auteur ne parle que des armes du FPR, dont
on soupçonne l'Ouganda d'être le
fournisseur.
Cet article stipule que " l'ONU est impuissante à
mettre fin aux trafics d'armes qui rendent possibles les massacres ". Une
formulation pour le moins ambiguë, qui pourrait laisser supposer que c'est
le FPR le véritable responsable du génocide. Le titre est d'autre
part inexact, puisque l'article n'évoque que le FPR. Or, à cette
date, on sait déjà depuis longtemps que la France, mais aussi la
Chine on abondamment armé le régime d'Habyarimana, et que
d'autres trafics, transitant notamment par le Zaïre, alimentent FAR et
milices
On peut penser que, sous-jacent, se manifeste le complexe de
Fachoda, savamment entretenu par les services français, qui structure
souterrainnement cet aveuglement au moins partiel face au clan
extrémiste de l'akasu et cet acharnement
anti-FPR.
Conclusion
Ce résumé du traitement par la presse
française du génocide rwandais met en lumière trois
inclinaisons fondamentales : la première est, malgré tout, le
travail souvent remarquable d'un certain nombre de journalistes qui,
après une approche marquée dans les premiers jours du
génocide par la confusion, rendent compte du processus
génocidaire en cours. On peut cependant remarquer qu'alors que des
analyses sont déjà publiées au moins deux ans avant le
génocide sur la radicalisation raciste du régime, il faut presque
10 jours pour que les plus perspicaces d'entre eux saisissent la nature
ethnocide de l'événement. Mais l'énormité
même du drame rend sa compréhension difficile. La seconde est la
quasi-négation de l'événement, le génocide
étant masqué par les termes de " guerre civile " ou de " combats
interethniques ", catégories fondamentalement différentes du
génocide. Et enfin la troisième ajoute à la seconde une
soumission à la relation des faits par les génocidaires
eux-mêmes.
Cette synthèse appelle manifestement à une
réflexion sur le génocide au Rwanda, sa spécificité
historique. Trop de poncifs fondent encore l'approche des problèmes
contemporains du continent noir en général et du Rwanda en
particulier, sur le mode de l'" Afrique éternelle ". Ces
stéréotypes, directement issus de l'idéologie de
l'imaginaire colonial nécessite incontestablement un travail de
déconstruction, seul à même d'élucider pourquoi
l'Afrique demeure le lieu de projection de nos fantasmes, dont
l'essentialisation raciale (ou ethniste) reste l'un des fondements.
Cet article est le fruit d'une communication au colloque
international Le Rwanda et les médias, Université de
Montréal/Vues d'Afrique, mai 1996. Cette communication a
été remaniée et réactualisée. 2. Ce
travail est donc volontairement circonscrit. Est-il besoin de préciser
qu'une analyse de plus grande ampleur - et sur une plus longue période -
serait d'une utilité remarquable ? Elle permettrait, n'en doutons pas,
de mettre à jour l'essentiel des poncifs sur l'Afrique sur la longue
durée, leur persistance, leur prégnance dans l'imaginaire
collectif. J'ai tenté, avec Pascal Blanchard, une approche historique de
ce type, mettant en relation imaginaire colonial et représentations de
l'immigration dans l'ouvrage De l'indigène à
l'immigré, Gallimard, coll. "Découvertes", Paris, 1998, 128
p. 3. Les périodiques ont été consultés à la
Bibliothèque nationale (Très Grande Bibliothèque),
recherche complétée par la consultation des dossiers de presse de
la Fondation nationale des Sciences Politiques. 4. Il fut, entre autres,
membre du Conseil scientifique du Front national et l'un des responsables des
amitiés France-Afrique du Sud, sou-tenant l'apartheid. Le plus
dramatique est que Lugan fut professeur à l'Université de Kigali
et enseigne aujourd'hui à Lyon. 5. Voir par exemple les ouvrages de
Jean-Pierre Chrétien ou Claudine Vidal ou le dernier ouvrage de
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Fayard, Paris,
1999. 6. Pour une synthèse accessible, on lira les deux premiers
chapitres de Colette Braeckmann, Histoire d'un génocide,
Fayard, Paris, 1994. 7. Voir Jean-François Bayart, "Les politiques
de la haine, Rwanda, Burundi, 1994-1995", Les Temps Modernes, n°
583, juillet-août 1995, pp. 217-227. 8. Voire François-Xavier
Vershave, Complicité de génocide ? La politique de la France
au Rwanda, La Découverte, Paris, 1994. 9. On lira sur la
question de l'interprétation ethniciste, l'ouvrage essentiel de
Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala,
Paris, 1998. 10. Sur le traitement du génocide par le journal Le
Monde, on lira Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?
Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais,
L'esprit frappeur, Paris, 1999. 11. Université de
Montréal/Vues d'Afrique, mai 1996.
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