Annexe 3
Le génocide Rwandais : en attendant que Justice
soit rendue (2)
01/04/99 - Livres - Entretien
(Suite de l'interview avec Benjamin Sehene, auteur du
Piège ethnique
Chronic'art : Il y a un parallèle que
tu fais avec la situation intérieure après le drame au Rwanda, et
le débat sur la collaboration en France, qui me paraît très
pertinent pour comprendre le "climat". En France, il a tout de même fallu
attendre 50 ans pour juger Maurice Papon. Et encore, ce procès a
soulevé d'énormes polémiques...
Exactement. Il faudra laisser passer sans doute une
génération. En France, je suis sûr maintenant qu'il y a des
enfants de collabos qui osent le dire et qui n'auraient pas osé ou qui
ne le pouvaient pas à l'époque. Ça va être la
même chose au Rwanda ; c'est-à-dire qu'il faut comprendre que cela
mettra beaucoup de temps. Comme il y a une grande partie de la population qui a
été mêlée à ce génocide, cela va
être difficile. J'avais rencontré à l'époque des
faits une femme de la mission d'information qui revenait du Rwanda et qui
disait : "Pour l'instant, le Rwanda est comme un énorme hôpital
psychiatrique..."
Si tu admets que "piège ethnique" égale
"piège identitaire", après l'écriture de ce livre, que
peux-tu dire de ta propre identité ?
Je suis cosmopolitique. Je suis Rwandais d'origine, et j'ai un
passeport Canadien. Et en ce moment, je suis en France... Voilà les
faits. Avec mon voyage au Rwanda, je redécouvrais une partie de moi... A
part ça, je ne me sens pas spécialement Rwandais, quoique...
Je te pose ces questions, car j'ai trouvé ton
livre fondamentalement honnête. Tu présentes dès le
début tes origines, et tu ouvres le débat à partir de
cela. On sent tout au long de ton livre un effort de penser le piège de
l'ethnie et de l'identité, d'une manière exceptionnellement
juste, c'est-à-dire sans jamais mentir ni tricher, ni avec des attitudes
partisanes aveugles, ni avec un désir de revanche. Tu réclames
que justice soit faite, point à la ligne. C'est ce qui fait la force et
la grandeur de ton témoignage : une incroyable
probité.
Oui... Certaines "rwandettes" qui ont lu mon livre, ont
trouvé que ma position était assez extérieure... (rires).
Plus sérieusement, beaucoup de Rwandais m'ont dit que c'était un
regard extérieur. C'est peut-être pour cela qu'on le trouve
accessible. J'ai cherché à faire rentrer le lecteur dans cette
culture, ce pays...
Tu sais qu'en France, dans le débat politique,
on est souvent aux antipodes de la probité et de la
responsabilité. Tu as pu le voir lors de la mission parlementaire
d'information créée à Paris en mars 1998... En Belgique,
une commission d'enquête sénatoriale s'est montée assez
tôt pour examiner la conduite de la nation dans le drame rwandais, tandis
qu'en France, on a longtemps traîné des pieds. Dans ton bouquin,
tu écris : "Les raisons avancées par Paul Quilès pour
refuser une commission était que celle-ci risquait d'empiéter sur
les compétences du tribunal international d'Arusha. Une
allégation aussitôt démentie par Elisabeth Guigoux, garde
des Sceaux. Quel cafouillage ! Une farce, des combines juridiques dignes d'une
république bananière."
La France a soutenu les bourreaux pour des raisons d'attaches
personnelles, des réseaux d'influence et d'intérêts, bref
beaucoup d'argent "Noir". Impossible de pouvoir le reconnaître en public
par conséquent... Les Français se sont inventés une
raison... c'est-à-dire que, comme les soldats du F.P.R. étaient
anglophones, ont grandi et ont fait leurs études en Ouganda, les
politiques français ont cru qu'ils faisaient partie d'une sorte
d'avant-garde de l'invasion anglophone contre la partie francophone. Donc, ils
ont pris parti en conséquence de cela. La mission d'information a
été une farce...
Permets-moi encore de citer ton livre :
"atmosphère de connivence indécente, où alternaient bons
mots, gloussements complices, indignations feintes, décharges de
responsabilité mutuelles et assurance pour chacun d'être, de toute
façon, inattaquable. Toutes ces embrassades et congratulations diverses,
ce flegme, faisaient penser à une réunion d'association entre
anciens élèves de grandes écoles." Tu décris
très bien la classe politique française...
Ce que je dis, c'est qu'à force de vouloir masquer la
complicité de la France dans le génocide rwandais, le rapport de
la commission a surtout souligné les "dérives" mafieuses de la
politique française en Afrique : il y a des pratiques criminelles, des
trafics d'armes, de drogue, des guerres secrètes et des
assassinats...
L'attentat de l'avion du Président Habyarimana,
par exemple, qui a déclenché le massacre ?
Par exemple... L'avion a été abattu le 6 avril
1994, alors que le Président Habyarimana revenait de Dar-el-Salaam,
où il venait de signer les accords de paix d'Arusha, qui
prévoyaient le partage du pouvoir entre son régime, les partis
d'opposition, et le F.P.R. Au matin du 7 avril 1994, le lendemain de
l'attentat, et juste avant son "geste désespéré", on
aurait entendu François de Grossouvre, conseiller pour les services
secrets auprès du Président Mitterrand, et qui connaissait bien
Habyarimana, s'écrier dans son bureau : "Les cons, ils n'auraient tout
de même pas fait ça !" Mystérieux le suicide de Grossouvre
? Qui sont les "cons" ?
Et que dire aussi de ces mystérieuses photos de
missiles découvertes dans le coffre-fort d'un bureau du chef de la
mission militaire de la Coopération presque 5 ans après
l'attentat ? Que penser de la convocation du capitaine Barril par la mission
d'information le 9 décembre 1998, seulement 6 jours avant la publication
du rapport, alors que son nom avait été souvent cité, et
qu'il dit s'être trouvé au Rwanda au moment des faits... Plus je
scrute le rapport, plus il m'apparaît comme une tentative de
désinformation...
Donc, à mon avis, si on a tué le
Président Habyarimana, c'est qu'on a estimé qu'on ne pouvait pas
faire autrement. Les accords de paix qu'il venait de signer n'arrangeaient pas
tout le monde. En tout cas, l'Etat français n'avait pas tout à
fait intérêt à ce que les accords de paix soient
appliqués. En plus, le Rwanda servait à l'époque de
transit de matières nucléaires. Si on a supprimé le
Président Habyarimana, c'est qu'il allait troubler les arrangements
qu'il y avait. Devant la commission, le fils de Mitterrand, tout de même
ancien responsable de la cellule Afrique de l'Elysée, a dit qu'il ne
savait rien, qu'il ne se rappelait de rien... Incroyable tout de même !
Il y a pourtant beaucoup d'éléments qui montrent que l'attentat a
été commis par des gens que connaissait Barril...
Maintenant que Le Piège ethnique est
publié, qu'est-ce que tu attends comme réactions ?
Je voulais faire découvrir le Rwanda à travers
mes yeux d'exilé et je voulais vraiment témoigner. Je voulais
aussi me redécouvrir. En redécouvrant le Rwanda, je me
redécouvrais. Le génocide est arrivé juste 50 ans
après : "Le génocide, plus jamais ça." Je me disais :
à quoi bon ? Pourquoi avoir témoigné sur l'Holocauste et
raconté tout ce qu'on a raconté depuis des années et 50
ans après, la même chose arrive, et on en est là, on est...
Primo Lévi nous avait pourtant avertis : c'est arrivé, et
ça peut arriver de nouveau. À peine 50 ans après la Shoah,
cela s'est reproduit en effet. À la différence près, que
cette fois-ci, nous ne pouvions pas dire que c'était
imprévisible. L'ONU et les ambassadeurs Belges, Français,
Américains, disposaient d'informations concernant les
préparations du génocide Rwandais plusieurs mois avant les
débuts des massacres... Et plusieurs témoignages évoquent
l'ampleur de l'implication de l'armée française dans le projet de
génocide. Dans un article du Figaro du 2 avril 1998, Patrick de
Saint-Exupéry cite un officier français : "A la fin de janvier
1991, j'ai réalisé que l'Elysée voulait que le Rwanda soit
traité de manière confidentielle. Au début de janvier
1991, le groupe dirigé par le colonel Serubuga (chef d'état-major
de l'armée de terre rwandaise) entame les opérations ethniques.
Une centaine de personnes sont tuées dans une église.
Informé, Paris ne réagit pas. En avril, une tribu tutsi est
totalement liquidée dans le Nord-Est. Aucune réaction..."
Pendant la commission, Michel Cuingnet, ancien directeur de la
mission de Coopération au Rwanda de 1987 à 1994, a dit qu'il
envoyait régulièrement des rapports sur la situation au Rwanda au
ministère de la Coopération, et qu'il avait été
surpris, lors d'une visite du ministre Michel Debarge à Kigali, qu'il ne
semblait pas connaître les problèmes locaux. Il a dû
demander à un de ses domestiques de montrer la carte d'identité
ethnique au ministre pour que celui-ci découvre qu'elle existait.
Pourquoi Michel Debarge n'a-t-il rien fait pour modifier cet état de
chose par la suite ? Cuingnet a également fait mention, pendant la
commission, de l'achat en nombre important de machettes en Chine... Pourquoi
faire et par qui ? Le ministère de la Coopération ? Pourquoi ne
s'être pas interrogé sur les acheteurs ? D'où venaient les
fonds ?... Aucun député n'a relevé les questions...
Ce livre est un cri de colère. J'ai
découvert le rôle de la France au fur et à mesure. Je
croyais la France beaucoup plus "humaine" que ça. Je souhaite que mon
livre sorte les gens de l'indifférence. Je veux sensibiliser les gens
sur la question. Raconter aussi que ce n'est pas aussi simple. Ce n'est pas
simplement une question de massacres aveugles, comme ça. Les
médias racontaient n'importe quoi sur le Rwanda à
l'époque. Je me rappelle qu'on avait interviewé la veuve du
Président Habyarimana ; on la présentait comme une victime, alors
que dans ce qu'elle disait en Kinyarwanda, et que le journaliste ne comprenait
pas, c'était presque des appels au meurtre !... Vraiment n'importe
quoi... En France, il y a des Hutus négationnistes qui menacent les
Tutsis, qui les menacent de mort. Beaucoup de génocideurs sont en
France... dont des prêtres. Il y a plusieurs aumôniers militaires
qui sont ici. Qui sont couverts par l'Eglise. Il n'y a pas que des religieux,
il y a des universitaires aussi qui se trouvent en France, dont un professeur
qui avait tué de ses propres mains, ses propres élèves...
Incroyable... Mais pour tous ces gens-là, la justice internationale se
fera un jour.
C'est aussi important pour les français. Pour qu'ils
voient ce qu'on a fait en leur nom sans qu'ils le sachent. Et puis beaucoup de
Français ignorent la réalité de L'Afrique. Ou un
mépris ou un rejet à l'égard de quelque chose qui ne les
regarde plus depuis les années 60... Mais ce qui est dangereux, surtout,
c'est que le cas du Rwanda n'est pas une exception spécialement,
ça peut se reproduire dans n'importe quel pays d'Afrique...
...Ou d'ailleurs... Au sein du gouvernement
français, il y avait quand même des gens conscients de
ça... Si effectivement ce sont les grands trusts qui ont la mainmise sur
les affaires politiques et le pouvoir effectif, via des réseaux et des
implications diverses, que peut faire un gouvernement politique ?
Il y a des gens qui, au sein du gouvernement Balladur, ont
dû certainement se poser la question, mais... C'est-à-dire...
C'est-à-dire qu'on ne résiste pas à ça... Ils n'ont
pas su ou pas pu du moins y résister... Il y avait des réseaux
personnels. Il devait y avoir des commissions à toucher çà
et là... De toute façon, il faudrait se débarrasser de ces
réseaux de la "Françafrique" pour assainir le
système...
Mais j'accuse beaucoup les politiques français
d'avoir cautionné le génocide par ce stratagème
très simple, relayé d'ailleurs par la presse, en faisant
l'amalgame du double génocide qui consiste à dire "tout le monde
est responsable, donc personne en particulier", et en tout cas nous n'y sommes
pour rien.
Dans ton livre, tu cites en effet des
déclarations édifiantes. Dans la séance du 21 avril 1998,
Balladur parle de "campagne haineuse menée contre la France au sujet du
Rwanda" ; "il n'y a pas d'un côté les bourreaux, de l'autre, les
victimes." Ou Alain Juppé qui mélange le génocide et ses
suites : "Je suis fier de la France et n'admets pas qu'on mette en cause cette
merveilleuse opération humanitaire (ndlr : opération
Turquoise) qui a sauvé tant de vies." Ou encore plus drôle,
tu rapportes un mot que François Mitterrand aurait dit à ses amis
: "Dans ces pays-là, un génocide, ce n'est pas très
important." Je ne sais pas si c'est vrai, mais on croirait
l'entendre...
Et dans la presse, le mot de la fin à ce sujet, c'est
toujours... Tiens, regarde aujourd'hui, un article de Libé,
à la fin : "dans ce silence, victimes et bourreaux d'hier et
d'aujourd'hui se confondent."...
Parfois, je me suis dit que ta mise en accusation
n'était pas assez forte, appuyée... Ici, les gens sont un peu
sourds. Si on ne leur hurle pas dans les oreilles...
J'ai déjà eu tant de mal à me faire
éditer... Et puis on peut lire entre les lignes.
Justement, la méthode que tu emploies ressemble
sensiblement à celle utilisée par Dominique Lorentz pour Une
Guerre (ndlr : livre sorti en 1997 aux Editions des Arènes et
traitant notamment des réseaux français africains pour
l'acheminement d'uranium vers l'Iran). Elle consiste à
établir, à partir de documents existants, articles de presse par
exemple, ou recoupement de témoignages contradictoires, un faisceau de
concordances, non pas pour prouver, au sens d'une vérification de ces
faits, mais pour amener le lecteur à penser que, effectivement, cela a
très bien pu se passer comme cela. Ce qui ressemble fort à une
mise en accusation. Vas-tu pousser cette démarche ?
L'ouvrage que je prépare sur l'attentat de l'avion
d'Habyarimana va dans ce sens. Un projet de site Internet est en cours pour le
mois de septembre, j'espère. Je vous tiendrai au courant...
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