3. La Hanse : un patrimoine ou une ressource
territoriale ?
3.1 De la notion de patrimonialisation à celle de
« ressource territoriale »
Les héritages matériels54 et
immatériels55 de la Hanse ont-ils fait l'objet d'une «
patrimonialisation » ? En effet, ce processus semble être un
préalable à l'utilisation d'un héritage dans une optique
de « régionalisation ». Le concept de patrimoine entretient un
lien étroit avec le concept de territoire. Or l'élément
territorial fait partie des quatre éléments qui pour Paasi sont
constitutifs d'une région56(Paasi, 2001).
La patrimonialisation peut se définir comme la
reconnaissance sociale et / ou politique de la fonction patrimoniale d'un bien,
se traduisant généralement par sa protection. Di Méo
53 La Hanse devenant une époque de pluralisme
culturel où les Allemands sont un peuple parmi d'autres
54 Monuments, vieilles villes issus de l'histoire
hanséatique
55 Mythe reconstruit depuis le XIXe siècle
56 Paasi distingue un fond symbolique ou
symbolic shape, un fond institutionnel ou institutionnal shape,
une conscience régionale ou regional consciousness et un fond
territorial ou territorial shape
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définit ainsi le processus : « Le passage
générationnel implique tout de même un minimum de
sélection. La formulation de ses règles obéit à une
procédure assez classique de construction sociale. C'est leur
définition et leurs modalités d'application, mais aussi celle des
procédures de sauvegarde, de conservation et de valorisation des
patrimoines que nous appellerons, dans ces pages, processus de
patrimonialisation»57.
L'auteur attribue six étapes principales à la
patrimonialisation dont la première est la prise de conscience
patrimoniale (Di Méo, 2007). La deuxième est marquée par
des jeux d'acteurs dans un certain contexte. Il n'existe pas de processus de
patrimonialisation sans acteurs collectifs ou individuels. Mais ceux-ci ne
peuvent rien sans un minimum d'idéologie ambiante, favorable à
l'intervention patrimoniale. La troisième étape est la
sélection et la justification patrimoniale. La justification
patrimoniale consiste en un mode de discours sur les raisons présidant
au choix de tel ou tel objet patrimonial : la patrimonialisation raconte une
histoire, mythique ou historique et vise à valoriser une séquence
passée de la vie sociale58 dans un but d'édification.
Pour Di Méo : « Il est bien évident qu'un tel genre
narratif participe activement à la construction sociale (...) Il se
prête également à merveille à d'innombrables
manipulations. C'est un vecteur important d'idéologies
»59. Ce point est également étudié
par Michel Rautenberg60 : le projet institutionnel
sélectionne et transforme la mémoire lors de l'opération
de métamorphose en patrimoine. En décontextualisant l'objet
patrimonial, la patrimonialisation construit, entre un groupe social et son
passé mis à distance une relation souvent mythique mais
néanmoins créatrice de lien social. Suivent ensuite, pour achever
un processus de patrimonialisation, les trois dernières étapes de
la conservation, de l'exposition et de la valorisation des patrimoines.
Ces quatre dernières étapes font le lien entre
territoire et patrimoine (Di Méo, 1998). Le territoire pour exister a
besoin de la médiation des valeurs patrimoniales. Il contraint les
hommes à médiatiser leurs rapports aux lieux par la
multiplication d'outils qui sont aussi bien des savoirs, des formes de relation
humaine que des objets. Françoise Choay, évoquant la ville dit
qu'elle a toujours « joué le rôle mémorial de
monument, (...) objet qui possédait le double pouvoir d'enraciner ses
habitants dans l'espace et dans le temps ». 61 Ce passage
du patrimoine au territoire est permis par une proximité de sens : pour
la patrimonialisation comme pour la territorialisation, le groupe qui se
l'approprie (le territoire ou le patrimoine) non seulement en comprend la
signification mais s'identifie avec lui (Di Méo, 1998). Mais la
patrimonialisation n'est pas l'apanage des populations résidentes et les
étrangers sont souvent à l'origine des phénomènes
de patrimonialisation (Gravari-Barbas, dir.,
57 DI MEO, G., (2007), « Processus de
patrimonialisation et construction des territoires », Colloque 12-14
septembre 2007, Poitiers-Châtellerault, pp.2
58 Il s'agit de montrer la grandeur des populations
passées, de choisir une séquence glorieuse de l'histoire
59 DI MEO, G., (2007), ibidem, pp.12
60 RAUTENBERG M (2003)., La rupture
patrimoniale, Grenoble, Editions A la Croisée, 173 p.
61 CHOAY, F. (1992), L'allégorie du
patrimoine, Paris, Editions Seuil, pp.140
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2005). Ce sont les acteurs qui font la médiation entre
patrimoine et territoire. La patrimonialisation est donc la rencontre entre une
appropriation sociale de l'espace (territorialisation) par la médiation
du patrimoine et une stratégie d'acteurs issus de différents
milieux62. Cette dernière serait pour certains auteurs
à la naissance même du territoire : l'espace serait la
réalité matérielle préexistant à toute
connaissance et à toute pratique dont il serait l'objet dès qu'un
acteur manifesterait une visée intentionnelle à son égard.
Une fois que l'espace serait l'objet d'un projet d'appropriation de la part
d'un acteur (individuel ou collectif), il deviendrait territoire. Mais le
projet ne suffirait pas à rendre l'espace territoire. Ce projet devrait
adopter la forme d'une stratégie qui n'est autre chose qu'une succession
de tactiques en vue d'atteindre un objectif donné. (Raffestin, 1980).
Le terme qui décrit le mieux l'élaboration de
cette stratégie des acteurs dans un projet et une dynamique de
territoire autour d'un objet patrimonial est le terme de « ressource
». Une « ressource » est une richesse potentielle ou ce qui sert
à produire des richesses. Elle n'a pas de valeur en elle-même mais
en acquiert si elle est perçue comme ayant une valeur d'usage par les
acteurs et/ou par la société. Une « ressource patrimoniale
» est une ressource « patrimonialisée » ou un patrimoine
érigé en ressource. Maria Gravari-Barbas montre bien par des
expressions comme « vague patrimonialisatrice »63,
l'expansion du patrimoine et sa marchandisation : réinvesti de valeurs
symboliques, identitaires, sociales, le patrimoine n'en est pas moins devenu
une véritable industrie gérée par des acteurs hautement
spécialisés (Gravari-Barbas, 2005)
Dans un contexte territorial, le mot ressource a un sens
essentiel et amène à l'idée de « ressource
territoriale » (CERNOSEM, 2004). Une ressource territoriale
présente des caractéristiques spécifiques à un
territoire et est liée à un espace particulier, à sa
culture et à son histoire car elle est la découverte et
l'actualisation d'une valeur latente du territoire, matérielle ou
immatérielle, par une partie d'une société humaine qui la
reconnaît et l'interprète comme telle à l'intérieur
d'un projet de développement local. Elle sert à l'identification
du territoire par le choix d'un « Marqueur territorial ».
Le « Marqueur territorial » peut être
perçu comme une ressource territoriale dans la mesure où il
permet à un groupe social de développer son territoire. Une fois
que ce groupe révèle ce marqueur, l'aménage, le met en
valeur et/ou créé du discours sur lui, le marqueur permet en
retour de conférer une image au territoire le différenciant des
autres. C'est par ses marqueurs que le territoire « dessine un champ
symbolique semé d'objets patrimoniaux, de hauts lieux
emblématiques, investis par la mémoire collective
»64. Le marqueur est un des outils de l'identité
collective caractérisée par un discours que les groupes tiennent
sur eux-mêmes et sur les autres pour donner sens à leur
existence.
62 Pour Maria Gravari-Barbas (2005),
l'enchevêtrement des acteurs qui produisent du patrimoine s'est
compliqué depuis les années 1990
63 Denis Chevalier reprend ce constat en reprenant
l'expression de Marc Guillaume, économiste, « Tout devient
patrimoine »
64 GARNIER E., (2004), «Une
contribution à l'approche du territoire et de la ressource territoriale
: le cas du marqueur territorial, notamment pour les populations
déterritorialisées », in : CERNOSEM, (2004), « La
notion de ressource territoriale », Grenoble, Montagnes
Méditerranéennes, N°20, pp. 28.
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L'enjeu identitaire est étroitement lié au
patrimoine : ce dernier renvoie à l'identité et à la
mémoire des groupes sociaux (Gravari-Barbas, 1996). Le patrimoine permet
aussi un transfert de valeur de la ressource aux individus qui y sont
associés.
Or dans ce processus, la ville joue un rôle majeur :
« La plupart des identités affichent une composante
géographique (...) Elles s'expriment donc, souvent, par ces
médiations du social et du spatial que forment les lieux, les
territoires, les paysages...Ceux de la ville s'avèrent
particulièrement aptes à jouer ce rôle, parce qu'ils
s'imprègnent d'un sens social très puissant tenant à la
forte densité humaine et mémorielle de ces espaces. En retour,
les identités contribuent activement à toutes les constructions
sociales d'espaces et de dispositifs urbains, réels ou
sensibles65 ». L'assise territoriale, campée sur
des éléments patrimoniaux visibles, renforce l'image identitaire
de toute collectivité. Elle lui dresse une scène et la pourvoit
d'un contexte discursif de justification particulièrement efficace en
ville où des lieux très denses, soigneusement et anciennement
dénommés, s'inscrivent dans une totalité territoriale
représentée, à la fois symbolique et fonctionnelle (Di
Méo, 2007). Mais la ville est aussi souvent le lieu d'un Turn
Over important (volontaire ou imposé) et c'est pourquoi, il est
possible de distinguer le patrimoine fondé sur la loi du sang (ce qui
nous vient de nos ancêtres) qui assure ainsi le rôle de ciment
identitaire du groupe par une démarche d'identification des
héritiers et le patrimoine transmis par le territoire lui-même
à un groupe qui ne se reconnaît pas dans l'héritage du
groupe créateur (patrimoine sol). C'est alors la cohésion du
groupe qui est menacée (Gravari-Barbas, 1996).
Ces notions de patrimonialisation, de ressource territoriale,
de marqueurs territoriaux seraient à première vue pertinentes
pour une étude des processus latents dans les villes hanséatiques
mais ils posent le problème majeur de la traduction : le
néologisme patrimonialisation est intraduisible en letton, en allemand
ou en polonais. Quelle est donc la vision lettone, allemande ou polonaise de
tels processus ?
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