2.2 L'histoire de la reconstruction de la Hanse aux XIXe et
XXe siècle
Sur ce passé hanséatique, se construit à
Brème, Gdansk et Riga un véritable mythe, mot employé dans
le titre de l'exposition réalisée à Hambourg en 1989 :
« La Hanse, réalité et mythe »34. Un mythe
est une « représentation qu'un ensemble d'individus, en
fonction de ses croyances, de ses valeurs se fait d'une période
(historique), d'un fait, d'une idée, d'un personnage. Ceux-ci ont
été idéalisés par l'imagination populaire
»35 Il faut donc revenir sur l'histoire de la construction
d'une représentation de la Hanse dans les trois villes.
A Brème, Gdansk et Riga, la reconstruction de la Hanse
a lieu au XIXe siècle comme par exemple dans la littérature
allemande. Le 24 Mai 1870, l'historien Karl Koppmann fonde une revue qui
rassemble des textes de l'époque hanséatique36. Suit
en 1903 Die deutsche Hanse de Dietrich Schäfer (Grassmann, 2001).
Un consulat commun associant les villes de Lübeck, Hambourg et
Brème représente ces villes à l'étranger et
constitue une première forme de coopération (Fiebig, 2005).
34 «Die Hanse, Lebenswirklichkeit und
Mythos»
35 Dictionnaire de l'académie
française
36 Hansische Geschichtverein
14
Mais cette reconstruction de la Hanse est aussi populaire :
elle est instrumentalisée par l'état afin de développer
l'idée d'une nation allemande unie, de reconstruire l'histoire d'une
Allemagne conquérante et colonisatrice grâce notamment à
une flotte exceptionnelle le tout dans un contexte de guerre (1870) et
d'unification. De plus, le XIXe siècle est une période de
prospérité économique pour l'Allemagne ce qui invite
à la continuité historique37.
A Brème, très vite, la Hanse prend un
écho résolument positif (alors que Brème l'avait
refusé) et romantique et la confusion est très vite faite entre
Hanse économique et liberté politique des siècles
suivants. Se forge l'adjectif Hansisch par opposition à
Hanseatisch38 ainsi que le nom
Hanseat39 (Wegner, 1999). Dire de quelqu'un qu'il est
Hanseatisch, c'est lui attribuer toutes sortes de qualités :
l'ouverture aux autres, la fiabilité, l'ouverture au monde, la
tolérance40, la capacité à gagner de l'argent
sans montrer ouvertement sa richesse, la modestie calviniste, l'esprit froid,
rationnel et distant, la haine de la vulgarité « Nouveau riche
», une expérience de la liberté politique et de
l'autodétermination, de la démocratie. Les Hanseaten
sont également dotés de l'esprit de mécénat
qui aurait aussi régné pendant la Hanse. Brème
connaît une forte tradition jusqu'à aujourd'hui de don : le
musée d'art de la ville a été en grande partie
financé par des citoyens qui ont souvent souhaité rester
anonymes. Le mot Hansisch fait lui référence à la
Hanse historique
A Riga, le XIXe siècle est également un
siècle de redécouverte de la Hanse qui vient des « Allemands
baltes »41. Ceux-ci ont un quartier propre nommé
Meschaparks42 et possédant de nombreuses rues
à la toponymie hanséatique. La fin du XIXe siècle et
début XXe siècle est une période là encore de forte
prospérité. Les « Allemands baltes » cherchent alors
à réunir les habitants allemands de tous les pays afin de
maintenir leur position de force dans les provinces de la Baltique (Aschmanis,
2007). Dès le XIXe siècle sous le régime russe, ces «
Allemands baltes » jouent un grand rôle et la région de Riga
est une région administrative qui possède une certaine autonomie
renforcée par un fort sentiment d'autodétermination, ayant
même une forme propre de représentation à
Saint-Pétersbourg43
En Pologne, on assiste à un phénomène
équivalent et Peter Oliver Loew parle d'un mythe de la «
Germanité » (1848-1939)44. Ce mythe se base sur
l'idée que sous la domination de l'ordre teutonique et de la Hanse, la
ville de Danzig était puissante économiquement et culturellement.
Les éléments polonais de l'histoire sont niés dans une
reconstruction totale : la ville aurait même tenté de se
défendre contre un trop grand contrôle polonais. Les Allemands de
Danzig se sentent investis d'une
37 Interview du 12/02/08 avec Heinz Gerd Hofschen,
directeur du Focke Museum de Brème
38 Hansisch et Hanseatisch
peuvent en français tout deux être traduits par «
Hanséatique » mais il existe bien une différence de sens en
allemand entre les deux termes
39 Hanseat signifie quelqu'un qui a un
caractère hanséatique.
40 La Hanse serait une époque d'ouverture
religieuse puisque, dans ces villes, protestants et catholiques ont parfois
réussi à vivre ensemble dans une certaine harmonie
41 Deutschbalten
42 Construit au début du XXe siècle
43 Entretien du 20/02/08 avec Zaiga Krisjane,
maître de conférences à la faculté de
Géographie de Lettonie
44 Ou Deutschtum
15
mission : être les dignes héritiers de leurs
ancêtres porteurs des moeurs allemandes. La ville est décrite
comme « un avant poste de la culture allemande dans un environnement
de barbares slaves »45. L'espoir, notamment à
l'époque de la révolution de Mars, d'une inclusion de l'Ouest de
la Prusse et de Danzig dans la Nation allemande grandit. Peter Oliver Loew
rappelle que cette histoire allemande est un mythe dans une ville fondée
à partir d'une colonie slave (Loew, 2003, a).
Le XXe siècle fonde une distinction entre les deux
villes de l'Est et celle de l'Ouest. A Brème, le souvenir de la Hanse
reste constant et est utilisé à plusieurs reprises dans
différents contextes comme sous le IIIe Reich, par exemple, pour appuyer
les notions hitlériennes d'espace vital, de concept germanique, d'Europe
médiane, l'idée d'une « Nouvelle Hanse » étant
alors portée par Heinrich Hunke proche de Goebbels : «La Hanse
vit, elle rayonne, éclatante de
réalité»46. Après 1945, le concept de
« Nouvelle Hanse » devient synonyme de force créatrice,
entrepreneuriale et marchande, de solidarité dans une Allemagne prise
dans la croissance économique. Cette continuité n'apparaît
pas à Riga et Gdansk où dominent les ruptures.
Graphique n°1 : Composition de la population
de Riga en 1844 et 1935
Composition en 1844 Composition en
1935
Source : Aschmanis, 2007
Conception et réalisation : Escach, 2008
En réalité, l'histoire allemande des derniers
siècles a été interrompue à Riga de nombreuses fois
et trois périodes ont été déterminantes : la
première à la fin du 19e siècle est
caractérisée par un élan économique
accompagné d'une vague d'immigration en masse, de salariés et
chefs d'entreprises venant des régions où la Hanse était
peu connue. La deuxième période est celle de la Première
Guerre
45 PRUTZ Hans (1866), «Die Katastrophe des
Danziger Bürgermeisters Conrad Letzkau», APrM, n°3, pp.
615. Mitten in slawische Barbarei hinausgeworfene Vorposten deutscher Kultur
»
46 HUNKE, H., (1942), Hanse, Rhein und Reich,
Berlin, Haude und Spener, 2e tomme, pp.105 : «Die Hanse lebt, sie
wird leuchtende strahlende Wirklichkeit»
16
mondiale, des révolutions : ces
événements ont provoqué l'émigration massive de
beaucoup d'Allemands et seuls quelques uns reviennent dans les années
d'après guerre au pays. Ceux qui sont partis sont remplacés par
des habitants d'autres pays où la Hanse ne signifiait rien. La
troisième période essentielle est le rapatriement des Allemands
au début de la Seconde Guerre mondiale, la fuite et l'expulsion d'une
bonne partie de la population de Riga pendant la guerre et tout de suite
après, le développement rapide de la ville sous le pouvoir
soviétique qui est lié à une immigration forte de toute
l'Union soviétique, de l'Asie centrale et de Sibérie. Au cours de
ces trois périodes, les traditions collectives et familiales des
Allemands de Riga47 se sont perdues. La minorité allemande
passe de 40.80% en 1844 à 10% en 1935 (Mikelis Aschamanis, 2007) comme
en témoigne le graphique ci-dessus.
A Gdansk, les ruptures sont du même ordre comme en
témoigne la nouvelle de Pawel Huelle Le
déménagement. L'émigration forcée allemande
laisse place à l'arrivée de populations de Biélorussie, de
Lituanie, de Pologne et de Russie qui n'ont pas de rapport avec le passé
hanséatique48 (Foucher, 1998).
Ces ruptures sociales s'accompagnent de ruptures politiques
comme à Riga, avec l'arrivée au pouvoir de Karlis Ulmanis, en
1934. (Loew, Pletzing, Serrier, 2006). Il cherche à montrer par la
destruction des formes non lettones de la culture que le peuple a pris seul son
destin en main et le remaniement du patrimoine hanséatique est l'un des
moyens utilisé. L'architecte Nikolais Voits prévoie ainsi un
nouvel Hôtel de ville, doté d'une tour de 140 m de haut, qui
aurait dominé la place de la mairie et la Maison des Têtes Noires
montrant la supériorité des bâtiments lettons face aux
bâtisses hanséatiques, considérées comme basses,
situées dans des rues sales et sombres, tortueuses. Pour Riga, la
période communiste qui suit est plutôt une période de
latence pendant laquelle le mythe national trouve tout de même une place
très importante. A l'époque soviétique,
l'élargissement de la Kalku Iela, avenue qui débouche
sur la place et la construction dans son axe d'un monument soviétique
pour la libération de Riga imprègnent un univers letton à
la place. Mais les débats naissant dès 1970-1980 sur la
reconstruction de la Maison des Têtes Noires marquent une
détente.
A Gdansk où selon Peter Oliver Loew, la «
Polonité »49 remplace le mythe de la «
Germanité» (Loew, 2003, a) l'histoire de plusieurs siècles
d'occupation, de domination, de colonisation allemande en Pologne y compris
pendant la Hanse est racontée et l'idée de prolétaires
polonais attendant avec patience et détermination la Libération
et résistant avec courage est lancée. Une continuité est
ainsi reconstruite : l'exil de 1945 est un retour aux origines. Peter Oliver
Loew, qualifie la « Polonité » de mythe puisque les polonais
n'étaient que minoritaires dans l'histoire de la ville (entre le
16e et le 18e siècle, ils représentaient
entre 0.5 et 2%). Ces positions politiques se retrouvent dans les
bâtiments : la reconstruction du passé hanséatique est un
débat essentiel dans les années 1950-1960. Si le
47 Ou Rigenser en allemand balte
48 Accords de Potsdam, 2 Août 1945
49 Polonität en allemand
17
nationalisme polonais voulait reconstruire Gdansk avec des
mains polonaises, plus belle qu'elle n'a jamais été, certains
étaient contre, voyant les monuments sous le prisme de la
familiarité (des monuments polonais) et de l'étrangeté
(des monuments allemands). Barbara Bossak cite les mots durs du journaliste
Edmund Osmanczyk en 1945 qui parle de la folle joie qu'il ressent à
l'idée qu'on ne puisse pas reconstruire le vieux centre de Gdansk, ses
rues et greniers détruits appartenant au passé noir de la
domination teutonique. Il appelle à ne pas verser de larmes sur ses
ruines (Loew, Pletzing, Serrier, 2006)
La redécouverte de la Hanse s'effectue donc
après 1990 à Gdansk et Riga50. A Gdansk, une nouvelle
reconstruction de l'histoire locale naît alors et fonde le mythe de la
« Multiculturalité »51. (Loew, 2003, a) La ville
aurait été, à l'époque de la Hanse, un lieu
multiculturel, de tolérance, d'ouverture au monde et à l'Europe,
de prospérité et de richesse, un genius
loci52. C'est autour du Millenium de Gdansk
réalisé en 1997, qu'un problème d'identité majeur
se pose (Rexheuser, 2001) : cette histoire reconstruite d'une ville
européenne et ouverte, n'est qu'un compromis fade afin de ne pas
froisser les relectures polonaises et allemandes de l'histoire. Les Allemands
ne sont pas surreprésentés puisqu'ils font partie des multiples
peuples qui ont traversé la ville et l'exil de ceux-ci n'est pas
cité. A l'occasion des festivités, des livres teintés de
nationalisme polonais reprenant des propos de l'époque soviétique
aussi bien que des livres regardant avec nostalgie la Danzig allemande ont
été édités. L'auteur montre que ce
ménagement intervient dans un contexte de deuil difficile
côté polonais : les immigrants de 1945 se sentent trahis. Pour
faciliter leur installation dans une ville nouvelle et rendre facile
l'acclimatation, on leur avait présenté la ville comme
historiquement polonaise. Le choc identitaire ressenti par des Polonais qui
avait appris une histoire simple et continue et qui découvrent que les
traces allemandes présentes dans la ville sont des témoins
authentiques de leur passé est grand. Ce qui semblait un retour des
Polonais sur une de leurs terres s'avère être une conquête,
la victime devient bourreau.
Si la Hanse est donc associée à un creuset vague
à Gdansk, elle est une réponse à la peur à Riga.
Après 1990, la ville connaît une période de
dépression économique : les relations économiques avec la
Russie sont réduites et les produits de l'industrie de Riga, peu
concurrentiels, sont délaissés par les marchés de l'Ouest.
L'idée d'une Hanse Nouvelle apparaît alors comme une solution pour
répondre à cette question : qui va participer avec son capital,
ses relations et son énergie à un nouveau souffle de
l'économie ? (Aschmanis, 2007).
De son côté, Björn Engholm, en Allemagne,
fait revivre le concept de « Nouvelle Hanse » dès la fin des
années 1980 (Grassmann, 2001)
50 La date de 1990 ne doit pas être prise
comme une rupture absolue cependant. En effet, des les années 1980,
à Gdansk, selon les propos de Peter Oliver Loew, la rédaction
d'une nouvelle histoire locale avait été préparée
par les élites libérales dans l'opposition.
51 Multikulturalität en allemand ou
Wielokulturowosc en polonais
52 Un «lieu béni»
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