b. Philippe Mousket lisait-il le latin ?
Dès le prologue, le chroniqueur revendique être un
traducteur :
Et del latin mise en roumans, Sans proiières et sans
coumans.3
Deux fois également, pour justifier de certains faits,
il se réfugie derrière l'autorité du latin : « Ce
nos tiesmogne li latins4 ». Il appartient donc au
vaste mouvement de traduction en langue vernaculaire d'oeuvres en latin qui,
depuis le milieu du XIIème et les premiers romans
d'Antiquité, étoffe peu à peu le corpus de la
littérature francophone. Tandis que le roman dérive vers la
fiction, la demande de publics nouveaux stimule la création de
chroniques en français qui se coulent dans les formes poétiques
vernaculaires5. Au XIIIème siècle, quand
l'histoire s'écrit en français, il est ainsi bien courant qu'il
s'agisse de traductions d'oeuvres latines qui font déjà
autorité, et qu'un auditoire profane plus large
1 Ibid., v. 21 228-229.
2 B. Guenée, op. cit., p. 77-109.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 11-12.
4 Ibid., v. 529 et 1804.
5 M. Zink, Littérature française
du Moyen Âge, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris,
1992, p. 188189.
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réclame dans sa langue : Eginhard, Sigebert de
Gembloux, Guillaume de Jumièges, Guillaume le Breton, etc.
Les historiens qui se sont penchés sur les sources de
Philippe Mousket, le situant dans ce mouvement, n'ont donc pas eu de raison de
douter de sa connaissance du latin. Fritz Hasselmann, en 1916, montrait ainsi
pertinemment que Mousket avait traduit dans sa chronique une compilation
dyonisienne (l'Abbreviatio gestorum regum Franciae),
complétée d'annales carolingiennes (Les Annales
royales), d'Eginhard et de l'Astronome 1 . Plus tard, Jacques
Nothomb signalait de même l'influence de la chronique d'Aubry de
Trois-Fontaines2. Le corpus traduit et interpolé par Mousket
fut ainsi globalement cerné : l'Abbreviatio, les Annales
royales qui lui donnaient de la matière jusqu'en 829, la Vita Karoli
d'Eginhard, la Vita Ludovici Pii de l'Astronome, l'Historia
Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin,
l'Historia ecclesiastica d'Orderic Vital, la Gesta Normannorum
ducum de Guillaume de Jumièges et la Chronica a monacho Novi
Monasterii Hoiensis interpolata d'Aubry de Trois-Fontaines.
En 1949, pourtant, l'américain Ronald N. Walpole
étudiant les rapports des textes de Philippe Mousket et du
Pseudo-Turpin, pose pour la première fois la question de la
connaissance du latin3. Spécialiste du Turpin,
Walpole montre ainsi que Mousket incorpore dans sa chronique une des versions
françaises nées dans les premières décennies du
XIIIème siècle : celle dite du Turpin I, ou
version 6, qui semble avoir été composée en Hainaut vers
1220-1230 et que l'on connaît par trois manuscrits : les B.N. Fr. 2137,
17 203 et N. A. F. 52184. Fritz Rötting, en 1917, avait
déjà montré que le chroniqueur utilisait une source en
français pour le règne de Philippe Auguste5, une
histoire de ce roi attribuée au patronage de Michel III de Harnes (vers
1180-1231), baron du Nord de la France connu justement pour une traduction du
Pseudo-Turpin6.
Dès lors, il était légitime de se
demander si Philippe Mousket n'incorporait pas ces oeuvres latines par
l'intermédiaire de traductions en français, ce qui expliquerait
ainsi certaines interpolations qui n'existaient pas
1 F. Hasselmann, op. cit.
2 J. Nothomb, op. cit.
3 R. N. Walpole, op. cit.
4 An Anonymous Old French Translation of the
Pseudo-Turpin "Chronicle": A Critical Edition of the Text Contained in
Bibliothèque Nationale MSS fr. 2137 and 17203 and Incorporated by
Philippe Mouskés in his "Chronique rimée", éd. Ronald
N. Walpole, Cambridge, Mediaeval Academy of America (Publications of the
Mediaeval Academy of America, 89), 1979. Pour le detail des versions
françaises du Pseudo-Turpin, voir B. Woledge, Bibliographie
des romans et nouvelles en prose française antérieurs à
1500, Genève, Droz, 1954.
5 F. Rötting, op. cit.
6 « Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de
France », éd. Ch. Petit-Dutaillis, Bibliothèque de
l'école des Chartes, 87, 1926, p. 98-141.
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dans les textes originaux : « If he turned to a
French Turpin for Carolingian history, and if he turned to a French prose
chronicle for a contemporary account of the reign of Philip Augustus, is it
likely that he ever drew on the Latin verse chronicles of Rigord or Guillaume
le Breton for supplementary material ? »1 Dans cette
perspective, Walpole estime que Mousket a connu l'Abbreviatio par la
chronique dite de l'Anonyme de Béthune. Cette dernière, connue
par plusieurs manuscrits mais dont un seul est complet2,
présente en effet beaucoup de similitudes avec le texte de Mousket,
même s'ils ne sont pas identiques. Parmi les points communs, Walpole
souligne d'abord l'intégration par l'Anonyme de la vision de Charles le
Chauve en Enfer et au Paradis3, comme chez Mousket (v. 12 571-12
730) ; on trouve également, interpolée à la relation du
pèlerinage de Charlemagne, une description des Lieux Saints qu'on trouve
liée à beaucoup de manuscrits de l'Anonyme. Il s'agit d'une
traduction de la Descriptio Terrae Sanctae, écrite par
Théodoric de Würzburg. Cet épisode permet à Walpole
de commenter l'usage par Mousket du latin : « The French prose text of
the Saints Lieux has kept in Latin a number of expressions serving as
proper names or quoting well-known words from the Testaments (...). At the only
place where Mouskés [sic] tries to be independent, he stumbles;
namely, in n°1 above, where he goes beyond the simple «et comenza :
Nunc dimittis» of his original, and, in his Nunc
dimittis...estre, blunders over the sense of dimmitis. If
Mouskés moved thus haltingly past Nunc dimittis, could he have
moved at all through the pages of Guillaume le Breton ?
»4.
Nous pouvons aller plus loin que Walpole pour s'en persuader.
La Chronique des rois de France de l'Anonyme de Béthune
entrelace en effet une traduction de l'Abbreviatio ainsi que la
compilation san-germanienne de l'Historia regum Francorum usque ad annum
1214. Certaines de ces combinaisons sont reprises par Mousket, ce qui
n'est sans doute pas anodin.
Relevons, par exemple, ce qui conduisait J. Nothomb à
penser que Mousket suivait Aubry de Trois-Fontaines : « Au vers 1790,
tandis qu'il suit l'Abbreviatio gestorum Franciae regum, que
d'ordinaire il traduit presque littéralement, Mousket en vient à
la campagne de Charles Martel contre les
1 R. N. Walpole, op. cit., p. 397.
2 Il s'agit du B.N. N.A.F. 6295. Description dans L.
Delisle, « Notice sur la Chronique d'un Anonyme de Béthune du temps
de Philippe Auguste », Notices et extraits des manuscrits de la
Bibliothèque nationale, 34, 1, 1891, p. 365-380 ; Edition partielle
(de 1180 à 1216) dans Chroniques et annales diverses, in
Histoire littéraire de la France, 32, 1898, p. 182-194 et
219-234. Voir également l'article dans le Dictionnaire des lettres
françaises. Le Moyen Âge, Le Livre de Poche, La
Pochothèque, Paris, 1992.
3 A l'origine une vision attribuée à
Charles le Gros dans la Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, elle
est ensuite intégrée dans la Chronique abrégée
des rois de France, que l'Anonyme de Béthune reprend et amplifie.
Voir G. Labory, art. cit., p. 352, n°181.
4 R. N. Walpole, op. cit., p. 399.
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Sarrasins. De cette guerre, l'Abbreviatio ne dit rien
(...). Au contraire, un texte pris par Trois-Fontaines à Sigebert de
Gembloux apparaît beaucoup plus voisin de ce que dit Mousket à
l'endroit parallèle. » 1 En réalité, Mousket
s'inspire sans doute plutôt de l'Anonyme qui insère un
développement de l'Historia :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Puis combati-il voirement, Et puis mit noblement encontre les
A quan qu'il pot avoir de gent, Sarrasins et deus fois lu
d'Espaigne
Contre les Sarrasins d'Espagne qu'il avoient conquise estoient
venu
Ki manoient en Aquitagne, od lor femes et od lor enfans en
Aqui-
S'orent toute la tière prise tainge et avoient la
tière prise tressi
Jusques à Viane et conquise, ka Viane.2
Et lor femes et lor enfant
I estoient jà tout manant3.
J. Nothomb peine ensuite à expliquer le chiffre
singulier que donne Mousket pour le nombre de morts dans les combats contre les
Sarrasins. Il tente de justifier son propos en le rapprochant d'un autre
passage « dont les chiffres peuvent avoir frappé Mousket
»4, mais qui n'est pas spécialement en rapport avec le
développement. Il paraît beaucoup plus probable qu'il s'agisse de
la suite de l'interpolation de l'Anonyme, légèrement
modifiée :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Charles Martiaus, dont je vous di, Deux fois fut od els bataille.
Une fois
II fois à aus se combati : vers Poitiers et une autre fois
vers Ner-
A Poitiers fu l'une bataille bone. La ot occis de Sarrasins III
cens
Où moult ot mors de Turs, sans faille, et L et V mile.
Puis fut le remanant aler
Ki vinrent de vers Lillebonne ; a force en
Espagne5.
Et li autre fu à Nierbonne. Ce nos tiesmogne li latins, Si
ot ocis de Sarrasins
III cens et L miliers,
S'en orent moult ocis premiers. Ensi par force de compagne Les
rekaça tous en Espagne.6
1 J. Nothomb, art. cit., p. 79.
2 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1790-97.
4 J. Nothomb, art. cit., p. 80.
5 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.
6 Reiffenberg, op. cit., v. 1798-1809.
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Notons également que l'Anonyme mentionne les
rivalités entre Charles Martel et Girard de Roussillon, se
plaçant ainsi dans la tradition épique, par opposition à
la tradition historiographique qui le place sous Charles le Chauve. Philippe
Mousket insère également son résumé de la chanson
de Girart de Roussillon après la bataille de Poitiers :
Dont il ot guerre tamaint jor
Al duc Girart del Rousillon,
Quar il diut par dévision
Avoir celi que Carles ot,
Et quant il avoir ne la pot
Si prist l'autre seror à feme
Ki d'autres fu safirs et gemme.
Mais entr'aus commença l'estris
Par quoi Girart fu desconfis,
Et tantes fois soupris de guerre
K'il en pierdi toute sa tière,
Et furent si parent ocis,
Et il en wida le païs.
Si se gari com karbonniers
Li dus, ki tant o testé fiers ;
Mais par sa feme et sa sereur,
Ki fu dame de grant valeur,
Se racorda puis à Charlon
Et Foucon mist fors de prisson1.
Il y a enfin l'interpolation sur la confiscation des
dîmes qui est également commune aux deux textes et qui ne se
trouve ni dans l'Abbreviatio, ni dans l'Historia :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Cis Charles, çou dist li escris, Charles Martels por les
guerres et
Pour les guerres, pour les estris, et por les assiduires des
batailles
Pour les desrois, pour les batailles donna en saudies les dimes
de saint
Aquist avoir et fist grans tailles, église et les rentes
à la gent laie2.
Et, comme fel et enragiés, Des veves dames prist les
fiés Et les dismes de sainte glise, Par outrage et par convoitisse.
1 Ibid., v. 1 815-33.
2 B.N. N.A.F. 6295, f° 5, recto.
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Si les douna as cevaliers As serans et as saudoiers Et les
parti à laie gent1.
Il semble lui devoir encore la confusion qu'il fait entre
Henri le Jeune et son père à propos du surnom de «
Court-Mantel »2. Un net rapprochement peut donc être fait
entre la chronique de l'Anonyme et celle de Mousket, d'autant qu'elle
intègre elle-aussi, pour la partie carolingienne, la Chronique du
Pseudo-Turpin. Un autre élément paraît confirmer un
peu plus la proximité des deux oeuvres : l'Anonyme de Béthune est
également connu pour une Histoire des ducs de Normandie et des rois
d'Angleterre, qui traduit notamment Guillaume de
Jumièges3. Or, quand Philippe Mousket arrive au règne
de Charles le Simple, il interpole dans sa chronique une traduction de
Guillaume de Jumièges qui place l'histoire des Normands sur le devant de
la scène pendant plus de 3 000 vers.
Beaucoup de manuscrits associent les deux oeuvres et se
mêlent également au Turpin. C'est ainsi le cas de deux
des trois manuscrits qui comportent la version du Turpin qu'utilise
Mousket (B.N. Fr. 2137 et 17 203). Si l'Anonyme de Béthune n'est pas
nécessairement la source directe du chroniqueur, du moins constate-t-on
que le corpus historiographique de Philippe Mousket se rapproche de beaucoup de
manuscrits français qui circulent entre l'Artois et le Hainaut. Faut-il
y voir un hasard ? Ce contexte doit en tous les cas être pris en compte
et met en doute l'idée selon laquelle Mousket s'est servi d'une oeuvre
latine de Saint-Denis, contrairement à ce qu'il clame dans son prologue.
Il ne faudrait pas y voir une quelconque mauvaise foi : on l'a dit, le
compilateur médiéval se réfugie derrière des
autorités et ce qu'il revendique est structuré par des topos
littéraires. Beaucoup de sources latines sont repérables
dans la chronique ; simplement, rien ne nous prouve qu'il les ait connues dans
le texte.
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