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La chronique de Philippe Mousket

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par Thibault Montbazet
Université Paris-IV Sorbonne - Master dà¢â‚¬â„¢histoire médiévale 2011
  

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b. Philippe Mousket lisait-il le latin ?

Dès le prologue, le chroniqueur revendique être un traducteur :

Et del latin mise en roumans, Sans proiières et sans coumans.3

Deux fois également, pour justifier de certains faits, il se réfugie derrière l'autorité du latin : « Ce nos tiesmogne li latins4 ». Il appartient donc au vaste mouvement de traduction en langue vernaculaire d'oeuvres en latin qui, depuis le milieu du XIIème et les premiers romans d'Antiquité, étoffe peu à peu le corpus de la littérature francophone. Tandis que le roman dérive vers la fiction, la demande de publics nouveaux stimule la création de chroniques en français qui se coulent dans les formes poétiques vernaculaires5. Au XIIIème siècle, quand l'histoire s'écrit en français, il est ainsi bien courant qu'il s'agisse de traductions d'oeuvres latines qui font déjà autorité, et qu'un auditoire profane plus large

1 Ibid., v. 21 228-229.

2 B. Guenée, op. cit., p. 77-109.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 11-12.

4 Ibid., v. 529 et 1804.

5 M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 1992, p. 188189.

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réclame dans sa langue : Eginhard, Sigebert de Gembloux, Guillaume de Jumièges, Guillaume le Breton, etc.

Les historiens qui se sont penchés sur les sources de Philippe Mousket, le situant dans ce mouvement, n'ont donc pas eu de raison de douter de sa connaissance du latin. Fritz Hasselmann, en 1916, montrait ainsi pertinemment que Mousket avait traduit dans sa chronique une compilation dyonisienne (l'Abbreviatio gestorum regum Franciae), complétée d'annales carolingiennes (Les Annales royales), d'Eginhard et de l'Astronome 1 . Plus tard, Jacques Nothomb signalait de même l'influence de la chronique d'Aubry de Trois-Fontaines2. Le corpus traduit et interpolé par Mousket fut ainsi globalement cerné : l'Abbreviatio, les Annales royales qui lui donnaient de la matière jusqu'en 829, la Vita Karoli d'Eginhard, la Vita Ludovici Pii de l'Astronome, l'Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, l'Historia ecclesiastica d'Orderic Vital, la Gesta Normannorum ducum de Guillaume de Jumièges et la Chronica a monacho Novi Monasterii Hoiensis interpolata d'Aubry de Trois-Fontaines.

En 1949, pourtant, l'américain Ronald N. Walpole étudiant les rapports des textes de Philippe Mousket et du Pseudo-Turpin, pose pour la première fois la question de la connaissance du latin3. Spécialiste du Turpin, Walpole montre ainsi que Mousket incorpore dans sa chronique une des versions françaises nées dans les premières décennies du XIIIème siècle : celle dite du Turpin I, ou version 6, qui semble avoir été composée en Hainaut vers 1220-1230 et que l'on connaît par trois manuscrits : les B.N. Fr. 2137, 17 203 et N. A. F. 52184. Fritz Rötting, en 1917, avait déjà montré que le chroniqueur utilisait une source en français pour le règne de Philippe Auguste5, une histoire de ce roi attribuée au patronage de Michel III de Harnes (vers 1180-1231), baron du Nord de la France connu justement pour une traduction du Pseudo-Turpin6.

Dès lors, il était légitime de se demander si Philippe Mousket n'incorporait pas ces oeuvres latines par l'intermédiaire de traductions en français, ce qui expliquerait ainsi certaines interpolations qui n'existaient pas

1 F. Hasselmann, op. cit.

2 J. Nothomb, op. cit.

3 R. N. Walpole, op. cit.

4 An Anonymous Old French Translation of the Pseudo-Turpin "Chronicle": A Critical Edition of the Text Contained in Bibliothèque Nationale MSS fr. 2137 and 17203 and Incorporated by Philippe Mouskés in his "Chronique rimée", éd. Ronald N. Walpole, Cambridge, Mediaeval Academy of America (Publications of the Mediaeval Academy of America, 89), 1979. Pour le detail des versions françaises du Pseudo-Turpin, voir B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Genève, Droz, 1954.

5 F. Rötting, op. cit.

6 « Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de France », éd. Ch. Petit-Dutaillis, Bibliothèque de l'école des Chartes, 87, 1926, p. 98-141.

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dans les textes originaux : « If he turned to a French Turpin for Carolingian history, and if he turned to a French prose chronicle for a contemporary account of the reign of Philip Augustus, is it likely that he ever drew on the Latin verse chronicles of Rigord or Guillaume le Breton for supplementary material ? »1 Dans cette perspective, Walpole estime que Mousket a connu l'Abbreviatio par la chronique dite de l'Anonyme de Béthune. Cette dernière, connue par plusieurs manuscrits mais dont un seul est complet2, présente en effet beaucoup de similitudes avec le texte de Mousket, même s'ils ne sont pas identiques. Parmi les points communs, Walpole souligne d'abord l'intégration par l'Anonyme de la vision de Charles le Chauve en Enfer et au Paradis3, comme chez Mousket (v. 12 571-12 730) ; on trouve également, interpolée à la relation du pèlerinage de Charlemagne, une description des Lieux Saints qu'on trouve liée à beaucoup de manuscrits de l'Anonyme. Il s'agit d'une traduction de la Descriptio Terrae Sanctae, écrite par Théodoric de Würzburg. Cet épisode permet à Walpole de commenter l'usage par Mousket du latin : « The French prose text of the Saints Lieux has kept in Latin a number of expressions serving as proper names or quoting well-known words from the Testaments (...). At the only place where Mouskés [sic] tries to be independent, he stumbles; namely, in n°1 above, where he goes beyond the simple «et comenza : Nunc dimittis» of his original, and, in his Nunc dimittis...estre, blunders over the sense of dimmitis. If Mouskés moved thus haltingly past Nunc dimittis, could he have moved at all through the pages of Guillaume le Breton ? »4.

Nous pouvons aller plus loin que Walpole pour s'en persuader. La Chronique des rois de France de l'Anonyme de Béthune entrelace en effet une traduction de l'Abbreviatio ainsi que la compilation san-germanienne de l'Historia regum Francorum usque ad annum 1214. Certaines de ces combinaisons sont reprises par Mousket, ce qui n'est sans doute pas anodin.

Relevons, par exemple, ce qui conduisait J. Nothomb à penser que Mousket suivait Aubry de Trois-Fontaines : « Au vers 1790, tandis qu'il suit l'Abbreviatio gestorum Franciae regum, que d'ordinaire il traduit presque littéralement, Mousket en vient à la campagne de Charles Martel contre les

1 R. N. Walpole, op. cit., p. 397.

2 Il s'agit du B.N. N.A.F. 6295. Description dans L. Delisle, « Notice sur la Chronique d'un Anonyme de Béthune du temps de Philippe Auguste », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 34, 1, 1891, p. 365-380 ; Edition partielle (de 1180 à 1216) dans Chroniques et annales diverses, in Histoire littéraire de la France, 32, 1898, p. 182-194 et 219-234. Voir également l'article dans le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Le Livre de Poche, La Pochothèque, Paris, 1992.

3 A l'origine une vision attribuée à Charles le Gros dans la Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, elle est ensuite intégrée dans la Chronique abrégée des rois de France, que l'Anonyme de Béthune reprend et amplifie. Voir G. Labory, art. cit., p. 352, n°181.

4 R. N. Walpole, op. cit., p. 399.

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Sarrasins. De cette guerre, l'Abbreviatio ne dit rien (...). Au contraire, un texte pris par Trois-Fontaines à Sigebert de Gembloux apparaît beaucoup plus voisin de ce que dit Mousket à l'endroit parallèle. » 1 En réalité, Mousket s'inspire sans doute plutôt de l'Anonyme qui insère un développement de l'Historia :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Puis combati-il voirement, Et puis mit noblement encontre les

A quan qu'il pot avoir de gent, Sarrasins et deus fois lu d'Espaigne

Contre les Sarrasins d'Espagne qu'il avoient conquise estoient venu

Ki manoient en Aquitagne, od lor femes et od lor enfans en Aqui-

S'orent toute la tière prise tainge et avoient la tière prise tressi

Jusques à Viane et conquise, ka Viane.2

Et lor femes et lor enfant

I estoient jà tout manant3.

J. Nothomb peine ensuite à expliquer le chiffre singulier que donne Mousket pour le nombre de morts dans les combats contre les Sarrasins. Il tente de justifier son propos en le rapprochant d'un autre passage « dont les chiffres peuvent avoir frappé Mousket »4, mais qui n'est pas spécialement en rapport avec le développement. Il paraît beaucoup plus probable qu'il s'agisse de la suite de l'interpolation de l'Anonyme, légèrement modifiée :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Charles Martiaus, dont je vous di, Deux fois fut od els bataille. Une fois

II fois à aus se combati : vers Poitiers et une autre fois vers Ner-

A Poitiers fu l'une bataille bone. La ot occis de Sarrasins III cens

Où moult ot mors de Turs, sans faille, et L et V mile. Puis fut le remanant aler

Ki vinrent de vers Lillebonne ; a force en Espagne5.

Et li autre fu à Nierbonne. Ce nos tiesmogne li latins, Si ot ocis de Sarrasins

III cens et L miliers,

S'en orent moult ocis premiers. Ensi par force de compagne Les rekaça tous en Espagne.6

1 J. Nothomb, art. cit., p. 79.

2 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 1790-97.

4 J. Nothomb, art. cit., p. 80.

5 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.

6 Reiffenberg, op. cit., v. 1798-1809.

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Notons également que l'Anonyme mentionne les rivalités entre Charles Martel et Girard de Roussillon, se plaçant ainsi dans la tradition épique, par opposition à la tradition historiographique qui le place sous Charles le Chauve. Philippe Mousket insère également son résumé de la chanson de Girart de Roussillon après la bataille de Poitiers :

Dont il ot guerre tamaint jor

Al duc Girart del Rousillon,

Quar il diut par dévision

Avoir celi que Carles ot,

Et quant il avoir ne la pot

Si prist l'autre seror à feme

Ki d'autres fu safirs et gemme.

Mais entr'aus commença l'estris

Par quoi Girart fu desconfis,

Et tantes fois soupris de guerre

K'il en pierdi toute sa tière,

Et furent si parent ocis,

Et il en wida le païs.

Si se gari com karbonniers

Li dus, ki tant o testé fiers ;

Mais par sa feme et sa sereur,

Ki fu dame de grant valeur,

Se racorda puis à Charlon

Et Foucon mist fors de prisson1.

Il y a enfin l'interpolation sur la confiscation des dîmes qui est également commune aux deux textes et qui ne se trouve ni dans l'Abbreviatio, ni dans l'Historia :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Cis Charles, çou dist li escris, Charles Martels por les guerres et

Pour les guerres, pour les estris, et por les assiduires des batailles

Pour les desrois, pour les batailles donna en saudies les dimes de saint

Aquist avoir et fist grans tailles, église et les rentes à la gent laie2.

Et, comme fel et enragiés, Des veves dames prist les fiés Et les dismes de sainte glise, Par outrage et par convoitisse.

1 Ibid., v. 1 815-33.

2 B.N. N.A.F. 6295, f° 5, recto.

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Si les douna as cevaliers As serans et as saudoiers Et les parti à laie gent1.

Il semble lui devoir encore la confusion qu'il fait entre Henri le Jeune et son père à propos du surnom de « Court-Mantel »2. Un net rapprochement peut donc être fait entre la chronique de l'Anonyme et celle de Mousket, d'autant qu'elle intègre elle-aussi, pour la partie carolingienne, la Chronique du Pseudo-Turpin. Un autre élément paraît confirmer un peu plus la proximité des deux oeuvres : l'Anonyme de Béthune est également connu pour une Histoire des ducs de Normandie et des rois d'Angleterre, qui traduit notamment Guillaume de Jumièges3. Or, quand Philippe Mousket arrive au règne de Charles le Simple, il interpole dans sa chronique une traduction de Guillaume de Jumièges qui place l'histoire des Normands sur le devant de la scène pendant plus de 3 000 vers.

Beaucoup de manuscrits associent les deux oeuvres et se mêlent également au Turpin. C'est ainsi le cas de deux des trois manuscrits qui comportent la version du Turpin qu'utilise Mousket (B.N. Fr. 2137 et 17 203). Si l'Anonyme de Béthune n'est pas nécessairement la source directe du chroniqueur, du moins constate-t-on que le corpus historiographique de Philippe Mousket se rapproche de beaucoup de manuscrits français qui circulent entre l'Artois et le Hainaut. Faut-il y voir un hasard ? Ce contexte doit en tous les cas être pris en compte et met en doute l'idée selon laquelle Mousket s'est servi d'une oeuvre latine de Saint-Denis, contrairement à ce qu'il clame dans son prologue. Il ne faudrait pas y voir une quelconque mauvaise foi : on l'a dit, le compilateur médiéval se réfugie derrière des autorités et ce qu'il revendique est structuré par des topos littéraires. Beaucoup de sources latines sont repérables dans la chronique ; simplement, rien ne nous prouve qu'il les ait connues dans le texte.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille