III.
L'écriture et la composition
Il faut à présent s'interroger sur la
façon dont un auteur médiéval élabore son travail,
le conçoit et l'articule. Philippe Mousket fait oeuvre d'historien : il
commence donc par se documenter, collecte des sources, puis les
échafaude selon un certain plan et dans un certain style. Nous ne devons
rien laisser au hasard car la composition charrie ensemble des habitudes, des
choix, des perceptions qui, tous ensemble, peuvent nous aider à
comprendre la démarche de Philippe Mousket.
1) Une compilation
L'historien médiéval est bien souvent un
compilateur. Il « cueille » (colligere) les « fleurs
des histoires ». La notion d'auteur, qui renvoie à l'idée
d'individu, est floue et encore secondaire, le plagiat n'existe donc pas.
L'érudit par excellence est celui qui est capable de mobiliser une masse
importante de sources d'autorité et de les assembler. Mais cet
assemblage doit faire sens, et c'est bien souvent dans
l'intertextualité, dans l'analyse fine des choix faits dans la copie
(omission, amplification, déformation) que l'on discerne la posture de
l'historien et son originalité.
Au XIIème et XIIIème
siècle, la compilation n'est pas une forme de composition nouvelle, mais
elle est « plus consciente et plus réfléchie
»1. Le siècle de Mousket, après le bouillonnement
intellectuel du siècle précédent, avait pris goût
pour la synthèse et la somme. L'Occident commençait à
nouer un lien avec cette notion qui allait tant l'obséder après
les Lumières : le progrès. Ce progrès est porté par
les Anciens, et Jean de Salisbury nous rapporte ainsi dans le livre III du
Metalogicon la phrase célèbre de Bernard de Chartres :
« Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de
géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus
éloignées que n'en voyaient ces derniers. Et cela, non point
parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce
que nous sommes portés et exhaussés par la haute
1 B. Guenée, op. cit., p. 212.
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stature des géants »1. L'homme avait
conquis un grand savoir et pouvait encore apprendre. Cette idée
créait le besoin pressant de rassembler et de faire le tour des
connaissances acquises depuis les débuts de l'humanité. Ce fut,
parmi d'autres, le Speculum majus de Vincent de Beauvais, oeuvre
fameuse qui incarne le goût du XIIIème siècle
pour la forme encyclopédique.
La compilation apparaissait dès lors comme la meilleure
forme d'érudition. L'idéal était d'agencer ses sources
sans rien n'y ajouter, puisqu'elles faisaient autorité par
elles-mêmes et que la nécessité était à la
transmission des oeuvres dans lesquelles on puisait. C'est ce que Philippe
Mousket dit dans son prologue :
Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i
met2
Le chroniqueur s'entremet, se fait
intermédiaire neutre entre le savoir et l'auditoire, il est simple
passeur.
Si n'en sai l'estore desdire,
Car ki bien set si doit bien dire3
Il n'évolue certes pas dans les milieux universitaires,
mais du moins peut-il avoir eu la connaissance vague, par la lecture des
oeuvres de son temps, de cette esthétique du savoir. Il est en tous les
cas rejeton et acteur marginal d'une tradition de compilation et de traduction
des vies latines de rois de France et, si l'on peine à clairement
définir ses sources, on distingue chez lui le même travail que les
compilateurs de Saint-Denis4 et de Saint-Germain-des-Prés, ou
encore, en français, que l'Anonyme de Chantilly-Vatican5 ou
que Primat.
2) La question des sources
Les sources de l'auteur sont bien souvent le problème le
plus délicat à traiter par l'historien lorsqu'il
s'intéresse à une oeuvre médiévale. La notion de
plagiat est, on l'a dit, une idée moderne. L'homme du Moyen Âge
qui écrit
1 Patrologie latine, 199, col. 900.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 1-2. Le prologue
étant souvent cité, nous en mettons le texte intégral en
annexe 2.
3 Ibid., v. 15-16.
4 G. Spiegel, The Chronicle Tradition of
Saint-Denis: A Survey, Leiden and Boston, Medieval Classics : Texts and
Studies, n°10, 1978.
5 G. Labory, « Essai d'une histoire nationale
au XIIIe siècle : la chronique de l'anonyme de Chantilly-Vatican »,
Bibliothèque de l'école des chartes, t. 148, 1990, p.
301-354.
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emprunte et copie textuellement d'autres oeuvres, plus
anciennes, dotée d'une meilleure autorité et ainsi
nécessairement plus proche de la vérité. Le choix est
rarement anodin. La recherche des sources d'un auteur est donc capitale afin de
déceler son originalité et le sens qu'il confère à
son travail.
Seulement cette analyse n'est pas aisée. Le chroniqueur
cite rarement ses sources et se borne à n'en revendiquer qu'une, voire
deux. Ce sont celles qui font autorité et qui vont à la fois
justifier, fonder et authentifier son travail. Pour le reste, l'historien doit
se plonger dans l'incommode jungle des traditions manuscrites et chercher
à déceler telle influence, telle proximité entre deux
textes, telle incise interpolée par l'auteur dans une autre
matière. Et cela tout en sachant que l'ensemble des manuscrits n'est pas
parvenu jusqu'à lui et qu'il existe sans doute un chaînon manquant
dans ce qu'il cherche à reconstituer. Reste aussi qu'une fois la source
identifiée, il ne peut pas nécessairement en conclure à un
choix délibéré de l'auteur, ce dernier étant soumis
à l'accès qu'il en a eu.
Ces problématiques posées, nous pouvons
néanmoins tenter de reconstruire grossièrement, à
défaut d'un travail en profondeur, la typologie des sources dans
lesquelles Philippe Mousket a puisé son inspiration ainsi que la
tradition intellectuelle dans laquelle il a évoluée.
a. Les sources revendiquées
Tout au long de sa chronique, Philippe Mousket évoque
ponctuellement la matière à partir de laquelle il travaille.
C'est d'abord dans son prologue la revendication première qui doit
donner autorité à l'ensemble de son oeuvre et authentifier ses
développements :
Matère l'en a ensegnie Li livres ki des anchiiens
Tiesmougne les maus et les biens,
En l'abéie Saint Denise
De France u j'ai l'estore prise1
Rien dans cette affirmation n'est anodin. Il y a d'abord la
volonté de montrer que la source est ancienne et donc la plus
proche de la vérité. De même qu'à la Renaissance (le
terme en dit long) les humanistes chercheront à remonter toujours au
plus près de l'oeuvre originale pour retrouver la lettre,
l'historiographe médiéval cherche à authentifier son
travail en puisant dans la
1 Reiffenberg, op. cit., v. 6-10. Il
évoque une seconde fois Saint-Denis v. 27 680.
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source qui lui paraît la plus proche des
évènements relatés, pas encore corrompue par le jeu de la
mémoire et la déformation du temps. C'est le sens du mot
tiesmougne : le chroniqueur cherche celui qui pourra témoigner
et attester les faits, de même que le Nouveau Testament témoigne
de la venue du Christ. D'ailleurs, tel était la première
signification du mot grec ?óôùñ. Le verbe
revient du reste souvent tout au long de la chronique pour justifier le propos
: Si com l'escris tiesmogne1, Ce nos tiesmogne vrais
exemples2, Ensi le tiesmogne l'estore3,
Si comme l'estorie tiesmogne4...
Et qui mieux que Saint-Denis pourrait témoigner des
gestes des rois de France ? Au XIIIème siècle, le
couple idéologique que forment l'abbaye et la royauté
capétienne s'est imposé dans les esprits. Saint-Denis est
indéniablement le lieu de la conservation de la mémoire
royale5 et tout homme qui veut en écrire l'histoire (du moins
s'il veut se placer dans la mouvance de l'idéologie capétienne)
doit y prendre sa matière. Il est ainsi bien courant, dans les oeuvres
historiographiques comme littéraires, que les auteurs revendiquent dans
leur prologue d'avoir trouvé le contenu de leur travail à
Saint-Denis ou dans une autre abbaye. L'auteur de La Chanson de Fierabras
(XIIème siècle) écrit ainsi :
A garant en trairai euvesques et abez, à Saint-Denis en
Franche
[fu le roule trouvez
Plus de cent cinquante anz a-yl esté celez.6
Cette mention procure au texte l'impression d'une certaine
vétusté et l'auteur, qui on l'a dit se pose en passeur,
se représente également en découvreur, exhumant
d'un parchemin poussiéreux, qu'on imaginerait presque servir de support
à une table bancale, le récit d'une histoire perdue7.
Mousket croit ainsi bon d'ajouter :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 9956.
2 Ibid., v. 10 673.
3 Ibid., v. 18 440.
4 Ibid., v. 21 470.
5 B. Guenée, « Chancelleries et
monastères. La mémoire de la France au Moyen Âge », in
P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La
Nation, vol. 1, Paris, 1986, p. 5-30.
6 Fierabras, chanson de geste du XIIe
siècle, éd. Marc Le Person, Champion (Les classiques
français du Moyen Âge, 142), Paris, 2003, p. 235.
7 Michel Zink, dans sa leçon inaugurale au
Collège de France, avait signalé cette particularité de
l'esthétique littéraire médiévale qui met en avant
l'aspect archaïsant et sénescent du récit pour donner
l'impression au lecteur que ce qu'il a sous les yeux n'est qu'un fragment d'un
ensemble perdu. Il voyait en cela l'origine de la manie que les historiens
romantiques avaient de chercher toujours plus loin dans le temps et plus
profondément dans le folklore les traces orales des chansons de geste.
Leçon inaugurale du 24 mars 1995, reprise dans M. Zink, Le Moyen
Âge et ses chansons, un passé en trompe-l'oeil, Editions de
Fallois, Paris, 1996.
31
Or en ai l'estorie entamée
Ki ne fut mais onques rimée.1
C'est dans l'estore que Philippe Mousket trouve
l'inspiration, il le répète souvent. Il précise même
parfois « l'estore sour François », soulignant le
caractère précis du sujet de ses sources. Le terme est important
car il ancre l'oeuvre dans la tradition du genre latin de l'historia,
qui s'oppose à la fabula et donc au non-véridique. Jean
Bodel, dans la Chanson des Saisnes (vers 1200), déclare ainsi
que « Les estoires sont témoins et garants » 2 . Mais
Mousket assume aussi utiliser des chansons, et ne cache pas son goût pour
l'épopée. Dans le prologue, il cite la chanson à
côté de l'estore :
Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour
resgoïr.3
Plus loin, il affirme trouver dans les « histoires
rimées » sa matière pour le règne de Charlemagne :
Mais sa conqueste vous voil dire
De contés et de régions
Et de castiaus dont j'ai les nons,
Selonc les estores rimés, Si que peu en i a
remés.4
Il parle encore de gieste, qui renvoie à
l'idée d'un récit de hauts faits, d'actions d'éclat :
« Ce nos raconte et dis la gieste »5. Mousket
distingue donc deux types de sources narratives, l'histoire et la chanson.
Mais bien souvent, le chroniqueur reste laconique et se
contente de conforter son propos en affirmant dans des formules types qu'il le
« truis » quelque part, ou qu'il le sait bien («
bien le sai », « le sai de fi », «
j'en sui tout fi »6). Et quand il pense ne pas
maîtriser assez le récit qu'il relate ni son origine, il prend
soin de couper court : « Mais jou n'el sait, pour ce m'en tais
»7.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 13-14.
2 J. Bodel, La chanson des Saisnes,
éd. A. Brasseur, Droz, (Textes littéraires français, 369),
Genève, 1989, v. 3.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.
4 Ibid., v. 11 971-975.
5 Ibid., v. 24 570.
6 Par exemple : Ibid., v. 20 094, 23 163.
7 Ibid., v. 29 578.
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Bien qu'il soit difficile de faire la part de l'oral dans ses
sources, du moins pour la période qui lui est contemporaine affirme-t-il
avoir recours au témoignage indirect, à la rumeur. A ses propres
dires :
Renoumée, c'on dist nouviele, Ki plus tot vole
qu'arondiele, Et as lointains et as voisins1.
C'est notamment le cas quand il évoque les invasions
mongoles ; là ses sources se perdent dans les bruits effrayés que
l'on entend sur les places, et son discours est beaucoup moins assuré
:
Et disoit-on que il venroient
Droit à Coulogne, et si voroient
R'avoir l'un des III rois, sans falle2.
C'est aussi pour la mort de grands personnages que la rumeur
publique est exploitée :
Et à cel tans dont jou di or, Le disent par verté
plusior, Que la feme à l'emperéor Estoit morte en cele partie U
ses sire iert, par aatie3. (...)
De viers Grisse revint noviele Assés périllouse et
non biele, Que mors estoit li emperère4.
Alors que chez d'autres historiens, le recours au
témoignage direct est l'occasion de prouver ses sources et de nommer ses
informateurs, chez Mousket les « on dit » et la rumeur restent flous.
Il ne cherche pas à les avaliser autrement que par une revendication
stéréotypée de véracité.
Il y a enfin le propre témoignage de l'auteur, que l'on
ne voit qu'une fois pour le siège de Tournai de 1213 :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 607-609.
2 Ibid., v. 30 223-225.
3 Ibid., v. 30 814-818.
4 Ibid., v. 31 181-183.
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Les portes lor furent ouviertes : Bien le savommes ki
là fûmes1.
Finalement, quand on fait le compte de toutes les sources
revendiquées par Philippe Mousket, on retrouve les trois données
classiques déjà distinguées par Orose : le lu, le vu et
l'entendu2. Ce qu'on lisait dans les livres des anciens devait
garantir la connaissance du passé, à la fois par
l'autorité de leur nom et par la certitude qu'ils avaient
été témoins oculaires de ce qu'ils relataient. Pour les
temps plus proches, il fallait avoir recours aux témoignages oraux et,
mieux encore, à ce que l'on avait vu soi-même.
Il faut sans doute se méfier de ce que nous dit
Philippe Mousket. Les sources revendiquées doivent, on l'a dit, servir
avant tout à justifier et authentifier ce qu'il rapporte plus
qu'à informer le lecteur de l'origine de ses propos. Il faut
également ne pas négliger ce qui est de l'ordre du topos.
Il n'en reste pas moins que ce tour des sources invoquées nous
permet de mieux cerner le contenu et le sens de l'oeuvre avant de chercher
à savoir ce que le chroniqueur avait réellement sous la main.
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