II. L'auteur et son contexte
Afin de mieux comprendre la Chronique rimée,
il faut d'abord s'interroger sur son auteur et sur l'univers dans lequel il a
évolué. Le XIIIème siècle est un temps
charnière, un temps « d'équilibres et de ruptures »
comme l'a justement souligné Monique Bourin-Derruau1. Avant
un certain repli à la fin du siècle, la Chrétienté
latine s'agite et s'étire. Jérusalem et la Terre Sainte restent
encore le but ultime, mais de plus en plus la Chrétienté cherche
ailleurs de nouveaux rêves. C'est l'expansion germanique, vers l'Est et
les confins de la Livonie ; c'est également la croisade
détournée de 1204 qui conduit les barons de France et de Flandre
à construire un éphémère empire latin de
Constantinople. Cette excroissance de l'Europe occidentale ouvre alors un
nouvel horizon et, durant la première moitié du siècle,
draine un certain nombre de petits chevaliers en quête de terres et
d'aventures ; en Espagne, 1212 marque un nouvel élan de la
Reconquista, tandis que l'Egypte paraît être la nouvelle
clé de la maîtrise de la Méditerranée orientale.
L'Orient est toujours objet de fascinations et de fantasmes, attisé par
le choc terrible de l'invasion Mongole.
La respublica christiana continue, sous la conduite
de l'Eglise et d'une papauté raffermie, à partager les
mêmes valeurs. Elle se réforme et s'uniformise dans la
prédication des ordres mendiants, animés par la nouvelle
impulsion intellectuelle venue des universités et de la scolastique,
dans l'art gothique et dans l'ébauche d'une économie
élargie, dont le coeur bat dans les foires de Champagne. Mais cette
unité se fissure aussi de plus en plus : la renaissance du grand conflit
entre le pape et l'empereur sous Frédéric II l'ébranle, et
l'ascension des monarchies et de l'Etat qu'elles construisent (en Angleterre,
dans les Etats pontificaux, en France) tend à faire disparaître le
rêve d'unité chrétienne.
Dans cet ensemble, la France apparaît comme la
région la plus prospère et la plus peuplée, surtout au
Nord de la Seine. Avec le règne de Philippe Auguste, le domaine royal
s'est fortement étendu et enrichi, de mieux en mieux
contrôlé par l'action des baillis et sénéchaux. La
croisade contre les Albigeois, à partir de Louis VIII, a installé
l'emprise de la France du Nord sur l'Occitanie et Louis IX s'est ouvert une
porte, certes étroite, sur la Méditerranée. Le roi
capétien s'ancre
1 M. Bourin-Derruau, Temps d'équilibres,
temps de ruptures. XIIIème siècle. Nouvelle histoire
de la France médiévale, t. 4, Seuil, Points, Paris, 1990.
J'utilise aussi J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 31-81 et L.
Génicot, Le XIIIème siècle
européen, PUF, Nouvelle Clio, Paris, 1968.
16
dans une dynastie solide qui se raccroche aux grands
Carolingiens (c'est le mouvement du reditus regni Francorum ad stirpem
Karoli Magni) et est servi par une historiographie qui s'ébauche
(à Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Denis, où elle trouvera
sa consécration avec le Roman des Rois de Primat). Son prestige
et son influence concurrencent ainsi largement ceux de l'empereur et du pape,
et s'étendent de la Méditerranée à la Flandre
où ils se trouvent ici en butte avec des barons remuants.
La Flandre supporte en effet mal le poids nouveau de la
souveraineté française. C'est une région prospère,
à l'intersection de nombreuses voies d'échange, et qui marche en
tête du grand mouvement d'urbanisation que connaît le
XIIIème siècle. « Dans l'épais limon de
ses riches plaines, dans ses vastes et sombres communes industrielles, les
hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas
mettre le pied sur ces fourmilières », écrit
Michelet1. La Flandre gêne les ambitions du roi de France. Il
y rivalise souvent avec l'Angleterre, vers qui elle se tourne plus volontiers
par intérêt économique (besoin de laine anglaise comme
matière première pour sa draperie et du débouché
anglais pour celle-ci). Avec l'importance de son urbanisation, c'est aussi le
lieu où se développent de nouvelles formes littéraires et
de nouvelles catégories de publics. L'autorité de l'écrit
s'y fait plus importante. Les laïcs lisent plus souvent qu'au
siècle précédent et constituent une forte demande
d'ouvrages en langue vulgaire : c'est ainsi le prologue du Roman de Troie
de Benoît de Sainte-Maure qui indique « que de latin, ou jo
la truis, / Se j'ai le sen e se jo puis, / La voudrai si en romanz metre / Que
cil qui n'entendent la letre / Se puissent deduire el romanz » 2 . La
rencontre, en ville, de nobles et de bourgeois élabore ainsi un
imaginaire singulier, écrit, vernaculaire, et marqué, comme chez
les théologiens, par le goût nouveau de la compilation et de la
somme.
Comme important enjeu de deux grands royaumes et comme lieu
d'émergence de nouveautés intellectuelles, la Flandre est un des
centres du formidable développement de l'historiographie en langue
vulgaire. Celle-ci avait d'abord émergée dans le milieu
Plantagenêt au XIIème siècle, puis
s'était étendue au Nord de la France par une demande accrue de
traductions d'oeuvres historiographiques en latin3. Des textes
historiques plus originaux s'écrivent
1 J. Michelet, Histoire de France. T. 2 : Tableau
de la France, les Croisades, Saint Louis, Editions des Equateurs, Paris,
2008, p. 72.
2 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de
Troie, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1998, v. 35-39.
3 G. Labory, « Les débuts de la chronique
en français (XIIe et XIIIe siècles) », The Medieval
Chronicle III. Proceedings of the 3rd International Conference on the Medieval
Chronicle, Doorn/Utrecht 12-17 July 2002. Erik Kooper (Ed.),
Amsterdam/New York, 2004, p.1-26.
17
ensuite, même si la démarche
privilégiée est toujours de donner le texte nouveau comme la
simple reprise d'une parole antérieure. La prose commence à
l'emporter face à la versification, par l'exigence d'un discours vrai :
on le voit dans les prologues des premières traductions de la chronique
du Pseudo-Turpin (vers 1200-1230, elles constituent précisément
les premières attestations d'une prose vernaculaire). Cependant, comme
l'ont bien montré Olivier Collet et Gabrielle Spiegel1, ce
développement d'une historiographie francophone est plutôt
marqué par un attrait pour le fictionnel et le merveilleux, encore
mâtiné des codes du roman ou de la chanson de geste (la chronique
du Pseudo-Turpin raconte ainsi l'épopée de Charlemagne en
Espagne, culminant avec la bataille de Roncevaux), par opposition à
l'écriture de l'histoire chez les Capétiens, plus
réaliste, encore largement latine et dynastique. A la suite de ces deux
auteurs, il faut sans doute comprendre ce phénomène comme
résultant des motivations et des goûts de deux patronages
différents : l'un, aristocratique, est plus porté vers le
mécénat et la recherche d'un prestige symbolique dans
l'esthétique courtoise d'un passé glorifié et d'un
sentiment de déclin face aux prétentions capétiennes,
entretenant, de façon de plus en plus illusoire, le souvenir des
ancêtres, héros d'une féodalité jugée plus
vraie ; l'autre, royal, veut ancrer la dynastie dans un passé
généalogique à des fins politiques. Lui aussi dispute (et
remportera) l'ancêtre par excellence, Charlemagne.
Ainsi la ville de Tournai2, poste avancé du
roi de France dans cette Flandre agitée, se trouve au confluent de ces
multiples influences. C'est là que vit notre chroniqueur, Philippe
Mousket. Comme l'écrit Bartholomé Bennassar, il faut
s'arrêter un instant pour « réfléchir à ce que
ces décors immanents ont eu de pouvoir pour créer les habitudes,
les mécanismes de pensée et leur garantir la durée
»3. Située au fond de la vallée de l'Escaut,
Tournai est dominée au Nord par le mont Saint-Aubert (143m) et au Sud
par le Pic au Vent (77m). Le fleuve divise la ville en deux et marque de
surcroît une frontière : la rive gauche est en Flandre et donc
dans le royaume de France, la rive droite en Hainaut et donc dans l'Empire.
Nous nous interrogerons plus loin sur ce que cette frontière a pu
1 O. Collet, « Littérature, histoire,
pouvoir et mécénat : la cour de Flandre au
XIIIème siècle »,
Médiévales, 38, 2000, p. 87 - 110 ; G. Spiegel,
Romancing the past. The rise of vernacular prose historiography in
thirteenth-century France, University of California Press, 1995.
2 Pour ce qui suit : A. Louant (dir), Dictionnaire
historique et géographique des communes de Hainaut, t.1,
Le Hainaut, encyclopédie provinciale, Dufrane-Friart, 1940 ; J. Pycke,
Le Chapitre Cathédral Notre-Dame de Tournai de la fin du
XIe à la fin du XIIIe siècle. Son
organisation, sa vie, ses membres, Louvain-la-Neuve et Bruxelles, 1986 ;
A. d'Herbomez, Histoire des châtelains de Tournai de la maison de
Mortagne, 2 vol., Casterman, Tournai, 1894-95.
3 B. Bennassar, L'homme espagnol, Editions
Complexe, Paris, 2003 (première édition chez Hachette, 1975), p.
45.
18
19
20
vouloir dire pour le chroniqueur. Le noyau urbain originel se
trouve sur la rive gauche, puis a débordé progressivement en
faubourgs sur la rive droite. Des fortifications élargies l'entourent au
début du XIIIème siècle. Au centre, le clos
cathédral domine et montre l'emprise de l'évêque et du
chapitre sur la cité. Au temps de Philippe Mousket, la
cathédrale, dédiée à Notre-Dame, est en
rénovation. Les architectes copient le style d'Amiens et de Soissons, le
choeur s'étire et cinq imposants clochers s'élèvent peu
à peu dans le ciel de Tournai. On imagine ce qu'un tel chantier peut
vouloir dire dans l'activité d'une ville : des artisans et des
manoeuvres arrivent en masse et les fours à chaux essaiment sur la rive
droite. La ville s'étend aussi à l'Ouest en asséchant les
marais du quartier des Salines. Une église en style gothique
dédiée à Saint-Jacques s'y construit et constitue le point
de départ du pèlerinage à Compostelle. De part et d'autre
de l'Escaut, autour du portus, les marchands s'agglutinent et
construisent de riches maisons de pierre. C'est dans l'une d'elles que semble
vivre Philippe Mousket, rive droite, dans le quartier Saint-Brice.
Tournai fait partie des grandes villes de l'Europe occidentale
du temps : avec peut-être plus de 10 000 habitants à la fin
XIIIème siècle, elle égale des centres
importants tels que Bruges, Rouen, Tours, Orléans, Amiens ou encore
Reims. En commandant les cours inférieurs et supérieurs de
l'Escaut, ainsi que les principales routes commerciales d'Allemagne vers
l'Angleterre et du littoral vers le Midi, elle connaît un important
développement commercial au XIIème siècle et
s'impose comme un grand centre d'échange et de production. Son commerce
se fonde essentiellement sur le calcaire carbonifère (extraction,
commerce à l'état brut ou ouvragé) qu'elle fournit des
côtes anglaises à la Somme, mais elle produit également des
draps que l'on voit jusqu'en Italie du Nord et au Portugal. Un marché se
tient toutes les semaines sur la grande place, là où convergent
les routes qui viennent de Lille, Cologne, Courtrai et Boulogne, et la ville
organise également deux foires par an.
Culturellement, cette activité économique n'est
pas anodine : Tournai est ainsi un lieu de rencontres et d'immigration,
où l'on entend des histoires, des rumeurs et des légendes.
Philippe Mousket en a sans doute entendu et s'est peut-être alors
découvert l'envie d'écrire. En outre, les riches pâturages
du Tournaisis permettent des élevages bovins importants, alimentant
abondamment en parchemins, par l'intermédiaire des ateliers de cuir de
la rive gauche, le scriptorium du chapitre. Ce n'est ainsi sans doute
pas un hasard si Tournai a été si prolifique en oeuvres
écrites, et aux dires de Vincent de Beauvais la
21
bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin de Tournai est
une des plus importantes qui lui ait été donné de voir.
La ville est le siège d'un évêché
depuis le Vème siècle, uni à Noyon jusqu'en
1146. Les évêques jouent un rôle important puisqu'ils sont
les seigneurs de la cité. Vassaux directs du roi de France, ils
étendent peu à peu leur autorité sur la rive droite, du
côté du Hainaut et de l'Empire. Le chapitre cathédral
relaie le pouvoir de l'évêque, ainsi que ses dépendants
directs réunis dans une confrérie, les Hommes de Sainte-Marie.
C'est parmi eux que sont recrutés les sept membres de
l'échevinage qui régit la ville du point de vue administratif et
judiciaire. Ils prêtent serment à l'évêque et
siègent au cloître avec l'avoué, qui exécute les
sentences criminelles, et le châtelain, censé représenter
le comte de Flandre et assurant théoriquement la protection militaire.
Comme dans beaucoup de villes, des pouvoirs de mouvances différentes se
complètent et souvent se chevauchent. A la faveur de cette
complexité, le pouvoir royal et surtout la commune vont peu à peu
grignoter les prérogatives de l'évêque. Le roi de France,
suzerain de la ville depuis les Carolingiens, n'a pas manqué de
remarquer tous les avantages qu'il pourrait tirer de sa position avantageuse
dans le comté de Flandre et de sa prospérité. En 1187,
Philippe Auguste entre à Tournai, se fait solennellement « rendre
» la ville des mains de l'évêque, confirme la commune et
passe un contrat de dépendance directe avec le magistrat, exigeant la
souveraineté, l'appel en matière judiciaire et la frappe de la
monnaie. Les habitants ont gardé la mémoire de cette visite et
Philippe Mousket, un demi-siècle plus tard, écrit dans sa
chronique :
Li quens forment les enhaïoit,
Tant qu'al roi, ki sa fille avoit,
Felipron traist, si l'amena
A Tornai et là soujourna.
S'a au veske Evrart demandé
De qui il tenoit la chité.
Li veskes respondi sans ire :
« De Nostre Dame et de Dieu, sire,
Si comme li veske d'ançois,
Et de vous et des autres rois,
Qui g'en sierc à X cevaliers,
Quant besoins leur est et mestiers.
Mais faire m'i doivent aïde ;
Li bourgois et si n'en font mie,
Ne ne m'en tiennent à signour,
Quar jou sui kéus en langour.
22
Si vos renc, sire, la citet. » Et li rois reciut siretet,
Si abandouna les borgois.1
Comme souvent, les élites urbaines sont dominées
par de vieilles familles qui contrôlent les principaux organes du pouvoir
seigneurial. Trois grands lignages dominent Tournai : les Mortagne, qui sont
les châtelains du comte et qui vivent sur la petite île
Saint-Pancrace, à la sortie de la ville ; les Avesnes, grand lignage du
Nord, pour cette branche avoués de l'évêque, et dont on
connaît l'importance dans les affaires flamandes au
XIIIème siècle2 ; les Le Vingne, qui sont
chargés de la monnaie et chez qui se recrutent les maiores. A
côté des grandes familles il y a les cives, les Hommes de
Sainte-Marie placés sous le patronage de la Vierge et de saint
Eleuthère (premier évêque de Tournai). Ce sont des hommes
libres qui se sont voués à Notre-Dame pour pouvoir résider
et trafiquer tranquillement dans la ville ou des serfs à la recherche
d'émancipation. Ils payent un chef-cens chaque année, mais
jouissent de la protection de l'Eglise et de privilèges
économiques, parfois en dépendance foncière avec
l'évêque. Parmi eux se distinguent quelques grandes familles qui
portent les noms des quartiers qu'ils dominent, pour la plupart des chevaliers
qui sont associés au pouvoir par l'échevinage qu'ils
monopolisent. Ils sont également associés à la vie
économique et à de riches marchands par la guilde de la
Charité saint Christophe. On voit bien alors que « le triomphe de
l'urbain n'est pas tant la formation d'une élite spécifiquement
urbaine que l'affirmation de la ville comme confluent et lieu de transformation
de toutes les élites »3.
Où se situe Philippe Mousket dans tout cela ? Les
historiens l'ont longtemps confondu avec l'évêque de Tournai
Philippe de Gand, dit Mus, le faisant ainsi appartenir à la
seconde moitié du XIIIème siècle. La solide
mise au point faite par Barthélémy-Charles Du Mortier en 1845 ne
permet plus aujourd'hui cette erreur4. La famille Mousket, ou
Mouskés, Mouschés, figure comme un des lignages importants de la
ville de Tournai, appartenant à la rive droite, c'est-à-dire
l'échevinage de Saint-Brice. B.-C. Du Mortier a retrouvé une
centaine d'actes dans les archives qui font mention de ce patronyme et il a pu
ainsi reconstituer approximativement l'allure de la famille de Philippe. On
voit ainsi sa mère se faire appeler dame et son frère Jehan sire,
qualificatifs qui révèlent une propriété
foncière ou l'exercice de hautes charges publiques. Jehan
1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 295- 19
314.
2 C'est la fameuse querelle avec les Dampierre qui
agite la Flandre et le Hainaut durant tout le siècle.
3 T. Dutour, La ville
médiévale, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 165.
4 B.-C. Du Mortier, op. cit.
23
est en effet pleige auprès du chapitre, échevin
du banc de Saint-Brice, maior de cet échevinage et juré,
ce qui en fait certainement un membre de la confrérie des Hommes de
Sainte-Marie. On rencontre Philippe (Felipon, Felipres, Phelippon)
dans trois actes de 1236-37, qui lui arrentent une maison de pierre dans le
quartier Saint-Brice. Dans tous ces documents, on entrevoit le parcours
classique des réussites urbaines : service du seigneur, offices publics,
manoeuvres financières ou marché de la rente qui fournit
localement des revenus sûrs et de longue durée. Plus encore, B.-C.
Du Mortier relève un Gérard Moskés, châtelain de
Leuze en 1216. Il estime, peut-être rapidement, qu'il s'agit de la
même famille.
Parmi les alliés des Mousket, on repère
plusieurs lignages considérés de la région et notamment
les Mortagne. Ils sont, on l'a vu, châtelains de Tournai et vassaux du
comte de Flandre. Cette alliance est donc intéressante pour cerner la
position de Philippe Mousket dans les configurations politiques. La famille de
Mortagne joue souvent à la bascule entre le roi de France et le comte de
Flandre. Evrard IV Radon trahit ainsi Philippe Auguste en 1213 et livre Tournai
aux troupes flamandes 1 . On note d'ailleurs dans sa chronique
l'embarras de Mousket, qui assiste à l'affaire : v. 21 235-36, il
affirme ne pas savoir d'où vient la trahison :
1 A. d'Herbomez, op. cit., p. 29-30.
24
La traïsons par fu si quoie, Jou ne sai qui blasmer en
doie
Mais plus loin, v. 21 308-16, il raconte l'expédition
punitive de Girard La Truie, chevalier proche de Philippe Auguste, après
le saccage de Tournai par les Flamands :
Lendemain quant fu ajorné, S'est armés li bon
mariscaus Avoec ses barons les plus haus. A St.-Nicholai fu soupris Robues de
Rume et là fut pris ; Puis en sont à Mortagne alé, Si ont
prise la fermeté,
Qu'il n'i estut gaires combatre, Et il en fist les murs
abatre.
Il est peu probable qu'il ne sache pas la raison de cette
attaque du château de Mortagne, et sans doute cache-t-il ici sa
gêne devant la compromission de ses alliés.
Au fil de nos explications, on a pu dessiner
grossièrement ce qu'a pu être l'environnement de Philippe Mousket.
Reste à cerner ce qu'a été sa culture historique et son
public pour comprendre les conditions de l'écriture de sa chronique.
L'élite laïque a eu le goût de la culture et
a pris soin de s'instruire1. L'histoire, le plus souvent en langue
vulgaire, tient précisément dans cette culture une place
importante, contrairement aux clercs qui ont eu tendance à la
négliger et chez qui elle était « le reflet plus ou moins
pâle de ce mélange d'histoire sainte, d'histoire romaine,
d'histoire troyenne, d'histoire ecclésiastique et d'histoire universelle
qui constituait le fond commun de la culture historique occidentale
»2. Les laïcs ont d'abord partagé avec les clercs
l'attrait pour l'histoire troyenne : depuis le VIIème
siècle et la chronique du Pseudo-Frédégaire, les Francs
pensaient descendre des Troyens qui quittaient leur cité détruite
pour l'Occident. Philippe Mousket ne fait donc pas figure d'original en
commençant son histoire avec Paris et « la biele Elaine » 3 .
L'histoire romaine tient aussi une bonne place, car la plupart ont appris
à lire
1 B. Guenée, op. cit., p. 315-331.
2 Ibid, p.315.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 50.
25
dans les classiques (Salluste, Tite-Live, Suétone,
Valère-Maxime), ainsi que l'histoire sainte.
Mais là où les laïcs se démarquent
de la culture cléricale, c'est par leur vif intérêt pour
une histoire plus nationale et locale. A côté de la matière
de Bretagne (Arthur est présent, au détour d'un vers, ainsi que
Merlin et ses prophéties) et de la matière de Rome, la
matière de France tient le haut du pavé. Charlemagne est en effet
devenu au XIIème siècle un thème
privilégié et disputé, à côté de ses
douze pairs, héros de nombreuses chansons de geste. Les traductions de
la chronique du Pseudo-Turpin attestent de ce succès (on en
connaît pas moins de six versions en moins de trente ans). Quand Philippe
Mousket raconte l'histoire carolingienne, il évoque à
côté du grand empereur des noms de personnages qu'il n'a pas
forcément besoin de présenter, parce qu'ils sont familiers de son
auditoire : Rolland, Olivier, Ogier, Girart de Vienne, Garin le Lorrain...
D'autres figures entrent aussi en scène et nous permettent de discerner
un panthéon (déjà les Neuf Preux ?1) : Hector,
Judas Macchabée ou encore Alexandre, dont on voit que le roman est connu
de Mousket quand il le compare à Henri le Jeune2. L'histoire
post-carolingienne commence également à avoir du succès et
est mise à la portée des laïcs dans de nombreuses
traductions. Une histoire de France canonique s'impose, mêlée
à celle des grands feudataires et centrée autour des trois races
: mérovingienne, carolingienne et capétienne (oeuvres du
Ménestrel de Reims et de l'Anonyme de Béthune, par exemple).
De plus en plus nombreux sont les laïcs en possession
d'un ou deux ouvrages, par l'achat ou l'héritage. Est-ce le cas de
Philippe Mousket ? A Tournai, on note ainsi souvent la présence de
romans dans les testaments privés : le Chevalier au Cygne, les Lorrains,
Merlin, Garin de Monglane, Roncevaux3. Les ouvrages en latin,
à part quelques extraits d'Evangiles ou des livres d'heures, sont
inexistants.
Les destinataires de l'oeuvre de Philippe Mousket, aussi peu
nombreux soient-ils, ont donc été ces grands et moins grands
laïcs, « [des] châteaux et [des] villes de la France du Nord,
[qui] furent poussés plus vite qu'ailleurs par la frontière
proche et la guerre menaçante, à voir la France comme une
personne »4 . Ils voulaient, comme lui, entendre en français le
récit des exploits
1 P. Meyer, « Les neuf preux »,
Bulletin de la Société des anciens textes
français, 9, 1883, p. 45-54. Il en voit une forme embryonnaire chez
Philippe Mousket.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 19 378-419.
3 A. Derolez (dir.), Corpus catalogorum Belgii :
the medieval booklists of the Southern low countries, vol. 1, Province of West
Flanders, Paleis der Academiën, Brussel, 1997.
4 Bernard Guenée, op. cit., p. 321.
26
de leurs ancêtres et se projeter dans un passé
fantasmé où l'on savait, à n'en pas douter, mieux aimer,
mieux dépenser et mieux jouter.
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