4) Historiographie critique :
Après cette rapide présentation et ces remarques
préalables, il faut s'intéresser à ce que les
études précédentes ont dit de la chronique,
réfléchir à la position et à la démarche des
historiens qui ont écrit sur l'oeuvre de Philippe Mousket, se nourrir et
questionner leurs apports. C'est seulement par cette recension que nous
pourrons savoir quels nouveaux éléments il est possible
d'apporter.
De lourds préjugés encombrent encore
l'étude de l'historiographie médiévale, conduisant
à négliger et même parfois à mépriser
l'oeuvre de Philippe Mousket. Sa longueur, son caractère hybride et son
édition moderne qualifiée de « médiocre
»2 ont longtemps rebuté les chercheurs. Mais depuis une
trentaine d'années, les perspectives ont évoluées. Michel
de Certeau, dans sa
1 L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la
Bibliothèque impériale : étude sur la formation de ce
dépôt, comprenant les éléments d'une histoire de la
calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à
Paris avant l'invention de l'imprimerie, t. 1, Paris, 1868, p. 213-214.
2 R. Bossuat, Manuel bibliographique de la
littérature française du Moyen Âge, Melun, 1951,
p.354.
11
réflexion sur l'écriture de l'histoire, a
insisté sur le fait que l'historien redéfinit toujours le
passé en fonction de son présent, et qu'on ne peut abstraire
l'écrivain de son contexte1. Progressivement, la
réflexion sur l'écriture de l'histoire au Moyen Âge s'est
modifiée2. En 1986, Martijn Rus, s'inspirant de Jacques
Derrida, écrit ainsi : « La différance, pour
l'historiographe, est le passé (...). La conscience historique, de
l'infinité des faits du passé, n'en retient que certains (elle
leur reconnaît un sens), tandis que d'autres sont rejetés par elle
(relégués dans le domaine de l'insignifiant). Et le sens qu'elle
reconnaît à certains faits se concrétise dans un
système de signes »3.
En portant le regard sur le contexte et les raisons de la
rédaction et sur l'environnement culturel et intellectuel des auteurs
plus que sur la véracité des faits relatés, cette nouvelle
perspective a mené progressivement à une revalorisation de la
chronique de Philippe Mousket dans la seconde moitié du
XXème siècle. C'est sur la base de cet
arrière-fond historiographique et de sa critique qu'il semble possible
aujourd'hui de poser de nouvelles questions au texte du Tournaisien.
La chronique a connu plusieurs éditions partielles,
notamment par Du Cange au XVIIème siècle qui la joint
à celle de Villehardouin. La seule édition complète est
celle du baron Frédéric de Reiffenberg4, sous le
patronage de la Commission royale d'Histoire de Belgique, en 1836-38. Edition
contestable, appesantie par les digressions sans fondements et sans fin de son
auteur (il en vient même à intégrer un poème de son
cru dans une note érudite), elle doit être replacée dans le
contexte de construction de la jeune nation belge dont l'académie royale
édite à tour de bras les « grands monuments
littéraires nationaux ». L'appareil critique est soit trop lourd,
soit trop faible, mais a le mérite d'exister ; par ailleurs, Reiffenberg
comprend bien l'ancien français et en offre un glossaire à la fin
de son édition. Il ne faut donc pas être trop prompt à le
rendre seul responsable du peu d'études constructives qui ont
été faites sur l'oeuvre de Mousket, même si Peter Dembowski
n'a pas tort en soulignant que la postérité de la chronique a
souffert de son édition5. La philologue Reine Mantou
affirmait en 1978 travailler à une nouvelle publication. C'était
il y a trente-trois ans maintenant et elle semble avoir abandonné le
projet.
1 M. de Certeau, L'écriture de l'Histoire,
Gallimard, Paris, 1975.
2 Ainsi, parmi d'autres, l'ouvrage classique de
Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l'Occident
médiéval (première édition chez Aubier en 1980
; édition de 2010).
3 M. Rus, « Conscience historique et
écriture d'histoire à la fin du Moyen Âge »,
Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, XI/I, Heidelberg,
1986, p. 229.
4 Reiffenberg, op. cit.
5 P. F. Dembowski, « Philippe Mousket and his
Chronique rimée seven and half centuries ago: a chapter in the literary
history », Contemporary Readings of Medieval Literature, Michigan
Romance Studies, 8, 1989, p. 94.
12
La chronique est citée ponctuellement par les
historiens, à propos de son traitement de la matière
épique (elle nous a transmis notamment l'un des rares fragments dont
nous disposons de la Chanson de Gormond et Isembart) ou à
propos de la période contemporaine de l'auteur sur laquelle elle apporte
un éclairage important (Bouvines 1 , saint François
2 , le faux Baudouin 3 , l'Inquisition4, la
croisade Albigeoise, la fauconnerie5...), mais il existe peu
d'études portant particulièrement sur le sujet et son
historiographie reste émiettée. Peu après la parution de
l'ouvrage, une note brève avait été publiée
rectifiant l'erreur de Reiffenberg à propos de l'auteur qu'il avait
identifié avec l'évêque Philippe Mus de
Gand6. Ce n'est qu'au tournant des XIXème et
XXème siècles que l'érudition allemande s'y
intéresse, sans apporter grand-chose de neuf7. En 1943, la
sévère critique de Robert Bates8 brocarde sans
distinction l'auteur médiéval, l'éditeur moderne et les
érudits allemands avec une violence sans fondement. Il couronne ainsi la
mauvaise réputation de la chronique de Mousket et, en le
déclarant mauvais historien et mauvais poète, il couvre du
prestige de son nom la longue liste des incompréhensions.
En 1949, pourtant, le travail de Ronald Walpole ouvre une
nouvelle voie, plus constructive, dans l'étude de la
chronique9. L'historien américain estime que Mousket n'est
pas tout à fait honnête en affirmant puiser ses sources dans les
« livres anchiens » de Saint-Denis ; il est en effet
probable que, comme beaucoup d'écrivains laïcs de son temps, il ne
connaît pas le latin et qu'il invoque des oeuvres latines prestigieuses
comme autorité pour son texte, alors
1 Souvent utilisée, en particulier dans G.
Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris, 1973.
2 J. Dalarun (dir.), François d'Assise.
Écrits, Vies, témoignages, 2 t., Éditions du Cerf,
Éditions franciscaines, Paris, 2010.
3 J. W. Jaques, « The « faux
Baudouin ». Episode in the Chronique rimée of
Philippe Mousket », French Studies, 3, 1949, p. 245-255.
4 J. Guiraud, Histoire de l'Inquisition au
moyen âge. T. II, l'Inquisition au XIIIe siècle en
France, en Espagne et en Italie, Picard, Paris, 1938.
5 B. Van den Abeele, La fauconnerie dans les
lettres françaises du XIIe au XIVe siècle, Leuven, Leuven
University Press (Medievalia Lovaniensia. Series I. Studia, 18), 1990.
6 B. C. du Mortier, op. cit.
7 T. Link, Über die Sprache der Chronique
rimée von Philippe Mousket, Erlangen, Deichert, 1882 ; F.
Hasselmann, Über die Quellen der Chronique rimée
von Philipp Mousket, Göttingen, 1916 ; F. Rötting,
Quellenkritische Untersuchung der Chronique rimée des Philippe
Mousket für die Jahre 1190-1217, Weimar, 1917. Cette dernière
émet au moins l'idée importante que Mousket s'est servi d'une
source en français pour la dernière partie de son travail, une
chronique attribuée à Michel de Harnes. Voir « Fragments
d'une histoire de Philippe Auguste, roy de France. Chronique en français
des années 1214-1216», éd. Ch. Petit-Dutaillis,
Bibliothèque de l'école des Chartes, 87,
1926, p. 98-141, et infra, III. 2) La question des sources, p.28.
8 Robert C. Bates, « Philippe Mousqués
seven centuries ago », Essays in Honor of Albert Feuillerat,
Yale Romanic Studies, 23, 1943, p. 29-41.
9 Ronald N. Walpole, « Philip Mouskés
and the Pseudo-Turpin Chronicle », University of California
Publications in Modern Philology, 26:4, 1947, p. 327-440.
13
qu'il use en réalité de traductions
françaises1. Walpole compare ainsi de façon
convaincante la longue séquence sur Charlemagne à une traduction
de la chronique du Pseudo-Turpin et rapproche la chronique des oeuvres de
l'Anonyme de Béthune. Son travail a été critiqué,
notamment pour avoir perpétué la vision traditionnelle des
laïcs illiterati2. L'essor, au
XIIIème siècle, des traductions d'oeuvres latines
(comme celle justement du Pseudo-Turpin) illustre pourtant la demande d'un
public curieux mais non latiniste. Le travail de Walpole n'est pas à
prendre en entier, et commence certes à dater. Il n'en reste pas moins
que son approche nuancée resitue l'oeuvre dans son contexte et s'oriente
vers une étude plus historique que littéraire, ouvrant ainsi de
nouvelles perspectives.
Il me semble en effet que la bonne compréhension de
l'oeuvre de Philippe Mousket a pâti de son caractère hybride,
mélangeant les genres et les sources sans apparente organisation
logique. Les études se sont évertuées à
définir la nature de la chronique et la posture de l'auteur. Etait-il
historien ? Si oui, il n'était alors qu'un médiocre émule
de l'historiographie latine, témoin de l'inévitable
décadence qu'amenait la littérature vernaculaire, adoptant de
surcroît l'octosyllabe des romans quand ses contemporains
développaient la prose. Etait-il poète ? Alors, c'était un
piètre jongleur, gêné par la rime. Peut-on seulement parler
de chronique ? Le soin apporté à la chronologie quand on
s'approche de l'époque de rédaction contraste fortement, on l'a
dit, avec l'atemporalité mythique, caractéristique de
l'épopée, qui marque le passé carolingien.
Reiffenberg jugeait ainsi Mousket mauvais historien mais le
défendait (solidarité nationale oblige) comme écrivain :
« Son ouvrage n'en est pas moins le monument le plus entier, le plus vaste
de la langue romane en Belgique. Nulle part, sans excepter la France, on n'en a
encore publié de cette étendue (...). La moitié de sa
chronique est envahie par les fables, soit, mais ces fables elles-mêmes
sont l'histoire de l'esprit humain »3. A la même
époque, Pierre Daunou le décrivait comme « un chroniqueur
dépourvu de critique et de talent, qui ne sait ni rechercher, ni
observer, ni raconter »4. Il est certain que Mousket ne fait
preuve d'aucun sens critique dans le choix de ses matériaux, alors
même que ce dernier se fait plus aigu chez ses contemporains, dans les
oeuvres de
1 Voir infra, III. 2) c. Philippe Mousket
lisait-il le latin ?, p. 33.
2 P. Bennett, op. cit.
3 Reiffenberg, op. cit., p. ccxxxii.
4 Journal des savants, 1836, p. 685-697.
14
Villehardouin ou de Robert de Clari. Mais il reste un amateur,
qui écrit pour resgoïr son auditoire, et son accès
à l'histoire est nécessairement limité à quelques
oeuvres narratives, coupées de leurs sources documentaires.
Certains historiens parlent de « chroniqueur à
l'oreille épique »1, mettant en avant l'utilisation
singulière qu'il fait des chansons de geste, et le rapport particulier
qu'il entretient avec le passé en comparaison d'autres auteurs. Sarah
Kay, à l'inverse, compare le « passé indéfini »
de l'épopée avec le passé mieux balisé du
chroniqueur2. Dans un article récent encore, Carine
Bouillot3 voit en Mousket un piètre historien, mais le trouve
intéressant pour son utilisation de l'épique dans la relation de
la bataille de Bouvines. Il y aurait, en somme, l'écrivain de fiction
d'une part, et l'historiographe d'autre part, dichotomie commode pour justifier
la nature difficile de l'oeuvre.
Finalement, l'important n'est pas tellement de savoir si
Mousket est historien, poète ou jongleur (ce qui reviendrait à
distinguer strictement et de façon anachronique histoire et
littérature) mais de savoir pourquoi et comment il écrit
l'histoire. Il faut comprendre, au-delà de l'oeuvre qui nous est
parvenue, qui est Philippe Mousket, où vit-il, comment perçoit-il
le temps, l'espace et l'histoire.
Les perspectives historiques nouvelles, les apports d'autres
disciplines et le regard critique porté sur l'historiographie permettent
ainsi de questionner autrement la chronique de Philippe Mousket. C'est une
oeuvre longue et dense, regorgeant d'indices sur la culture historique, les
opinions et les goûts de son auteur. Elle nécessite, compte tenu
de ces nouvelles interrogations, un travail qui fasse la synthèse d'une
historiographie éclatée, et une étude pleinement
historique et non plus seulement littéraire et philologique. Travaillant
sans cesse à se détacher de ses conceptions modernes, l'historien
doit chercher à saisir la figure de l'écrivain, ses raisons
d'écriture, le choix de ses sources et les lignes de force qui peuvent
se dégager de son travail, tout en évitant au maximum
l'écueil courant qui consiste à ramasser l'individu dans une
cohérence figée. Il est homme et, à ce titre, toujours
complexe, multiple, paradoxal.
1 J. Horrent, Chanson de Roland et Geste de
Charlemagne, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters 3
A 1, 2 Bde., Heidelberg, 1981-1985 ; M.-G. Grossel, op. cit.
2 S. Kay, op. cit.
3 C. Bouillot, « Au carrefour de
l'épopée et de la chronique ? A propos de l'épisode de
Bouvines dans la Chronique rimée de Philippe Mousket »,
Palimpsestes épiques : récritures et interférences
génériques , Actes du colloque Remaniements et
réécritures de l'épique, de l'Antiquité au
XXème siècle (Université Paris IV-Sorbonne,
11-12 juin 2004), D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin (dir.), Paris, Presses de
l'Université Paris-Sorbonne, 2006.
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