6) Chevalerie et continuité
héroïque
Pour finir, il est un dernier aspect de la chronique de
Philippe Mousket qu'il ne faut pas négliger et qu'il faut approfondir :
le regard porté sur la chevalerie et ses valeurs. Le fait que Philippe
Mousket fasse autant appel à la littérature épique et
romanesque n'est pas un hasard et résulte de choix culturels, attestant
de la proximité au XIIIème siècle entre la
noblesse et le patriciat urbain. Pendant longtemps les historiens avaient eu
tendance à renvoyer dos à dos ces deux classes, sortes
d'idéaltypes dont la cohésion était une illusion
formée rétrospectivement, négligeant par là
d'importantes affinités et la porosité naturelle des
catégories sociales. Mousket appartenait à un de ces lignages de
notables urbains qui monopolisaient les charges publiques, côtoyaient la
noblesse et se constituaient eux-mêmes un patrimoine foncier dans
l'arrière-pays2 . Pour ces bourgeois, bien installés
ou en cours d'ascension sociale, les valeurs nées dans les cours du
siècle précédent exerçaient une profonde
attraction. Dans le courant des XIIIème et
XIVème siècles, les tournois interurbains ne furent
ainsi pas rares dans le Nord et l'Est du royaume de France.
Il n'est donc pas étonnant que Philippe Mousket affiche
tout au long de son oeuvre un fort attachement à un modèle de
vie, diffusé dans la littérature, qui était selon lui en
voie de disparition. Ecrire l'histoire, faire acte de mémoire des
exploits du passé, n'était-ce pas tenter de préserver ce
qui à ses yeux n'était plus
1 Ibid., v. 26 589-614.
2 Voir supra II. L'auteur et son contexte, p.
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honoré à sa juste valeur ? Et ainsi,
naturellement, raconter le présent consistait à y chercher un
sens, la continuité des héros de jadis. On a déjà
largement insisté sur l'importance de cette continuité dans la
chronique de Mousket1. Il faudrait cependant s'attarder un moment
sur cette chevalerie dont il collecte les avatars contemporains et qui fait le
lien avec le passé. C'était Bouvines, les croisades, mais aussi
les combats en Italie, comme à Plaisance vers 1237 :
Tantost, com il les ont percius, Escus et hiaumes ont
reçus, Des palefrois ès cevaus montent, Leur escuier lances lor
donnent. Qui dame ama ne damoisiele, Son cuer de bien faire en
oisiele2.
Bien souvent au cours du récit, Mousket souligne
l'importance de l'exploit, de la distinction personnelle dans le combat, de la
largesse : autant de valeurs qui se confrontent au besoin d'humilité et
de contrition, au caractère négatif de l'orgueil également
mis en avant tout au long de la chronique. Cette ambivalence, courante dans une
société où le discours englobant de l'Eglise s'oppose,
censure, mais aussi s'adapte à une éthique et des pratiques plus
profanes, se retrouve à l'égard des tournois. Interdites par
l'Eglise depuis 1139, ces « détestables foires » restent un
des points de discussion et de confrontation entre le discours clérical
et laïc. Célébrations de la vanité et de la gloire
mondaine, les tournois continuent cependant à se tenir quasiment sans
encombre, face à un clergé qui se contente bien souvent de les
condamner par principe. Dans la parole de Mousket, on décèle
cette schizophrénie. Henri le Jeune, ou après lui Florent de
Hollande sont loués pour avoir tournoyés avec noblesse et
maintenus « largaice et proèce » ; mais parfois le
chroniqueur est gêné, comme quand il évoque le tournoi de
Nuiss. Condamnés par les frères mendiants, les chevaliers y
participent malgré tout et sont dévorés par des loups, ce
que le chroniqueur déclare être « venjance de Dieu
» (v. 30 690).
C'est l'occasion d'insister une dernière fois sur la
parole des frères mineurs et prêcheurs, dont on vient encore de
constater l'influence. Ne faut-il pas y voir, ainsi que plus largement dans
tout l'élan donné à la prédication au
XIIIème siècle, une des raisons d'écriture de
Philippe Mousket ? S'il était d'usage depuis longtemps que l'historien
relie le passé à ses temps contemporains, on a
1 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un
certain regard sur le temps et le passé, p. 96.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 30 087-92.
vu l'importance nouvelle du témoignage, «
l'irruption de l'actualité »1 dans l'écriture,
diffusée par le biais, entre autres, des méthodes modernes de
prédication. La place donnée au roi de France, soutenu dans son
action par les Ordres mendiants, à la lutte contre
l'hérésie, à l'édification et à
l'enseignement dans la chronique de Philippe Mousket doit sans doute beaucoup
à cette « parole nouvelle ». Pour écrire l'histoire, il
aura mêlé à cette influence les codes et les valeurs de la
littérature courtoise, donnant au présent toute sa dignité
nouvelle et le liant dans une continuité de sens avec un passé
toujours prestigieux et préservé. En somme, c'était toutes
les forces du discours vernaculaire qui se retrouvaient dans la Chronique
rimée.
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1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 26.
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