5) Une histoire des rois de France
Philippe Mousket l'affirme dès les premiers vers, il
s'agit pour lui « Des rois de Franche en rime mettre / Toute l'estorie
et la lignie ». Pas d'ambiguïté de ce côté,
et même si les rois s'effacent parfois derrière d'autres
héros, ce n'est que pour mieux les glorifier plus loin. On a dit par
ailleurs ce que représente le choix de Saint-Denis pour le contenu
idéologique, et l'importance du lien entre Charlemagne et Philippe
Auguste. La chronique de Philippe Mousket rassemble dans une même geste
glorieuse et une même lignée l'ensemble des souverains, qu'ils
aient été, cela est important, païens, héritiers
légitimes, ou gouverneurs de fait (« Uns et autres, al
règne eslius, / Que païens, que oirs, que ballius », v.
27 673-74) ; du moins rajoute-t-il qu'il écarte de cette noble
successions ceux qui ont péchés par faiblesse. Cette
célébration des rois de France devait se faire autour d'un
pilier, Charlemagne, dont la figure incarnait et élevait la dynastie
toute entière. Insister sur le personnage de Charlemagne, nourri
d'influences diverses, sur son appartenance à la France et sur le lien
de sang qui le liait aux Capétiens, cela signifiait aussi revendiquer
l'ancêtre par excellence et l'enlever aux prétentions baronniales,
mais aussi impériales. Depuis Frédéric Barberousse, en
effet, l'empereur cherchait à récupérer l'héritage
carolingien1. Contester cette prétention, c'était
aussi disputer les trop hautes ambitions d'un Frédéric II et le
cantonner à sa subordination au pape. Les rois d'Angleterre, ces rivaux
de toujours, sont aussi à mater. Philippe Mousket a choisi de ne pas
les
1 R. Folz, Le souvenir et la légende de
Charlemagne dans l'empire germanique, Les Belles Lettres, Paris, 1950.
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cacher, et de les utiliser en faire-valoir de Philippe Auguste
ou Louis VIII. Il les montre enfin en parangon de la loi divine et en
protecteur de l'Eglise, sur le front de l'hérésie en Occitanie ou
ailleurs par l'appui donné à l'Inquisition.
Plus que les rois, émerge déjà la France,
et au-delà de son allégeance au souverain, l'identité.
« Nos François », « Nostre galie »
sont des expressions qui reviennent régulièrement. Il y a la
plainte qu'il prête à Roland mourant, à côté
des regrets qu'il adresse à son épée, à son cheval
et à ses compagnons :
Lues apriés regreta-il France
Et dist : « Tière plentive et France,
De bos, de rivières, de prés,
De vins, de cevaliers doutés,
De pucieles, de bieles dames,
De vous est grans dious et grans dames
Ki si demorés desgarnie
De loial gent et de hardie. »1
Devant Avignon, encore, prétextant de la faiblesse du
pape, il lui semble que seul le roi de France peut maintenant affronter
l'hérésie. Il brocarde sévèrement Rome et le
clergé (« Ki de tous maus est flèce et somme
», v. 26 564), puis glisse un long éloge de la France
où l'on voit poindre des prétentions universelles à peine
dissimulées :
Et bien le devoit ascouter, [le roi de France]
Quar par raisson doit-on douter
France et le roi par tot le monde,
Quar c'est la couroune plus monde
Et plus naide et plus déliteuse
Et adiès plus cevalereuse.
France a les cevaliers hardis
Et sage, par fais et par dis.
France tient et porte l'espée
De justice, et desvolepée
L'ensègne Saint-Denis de France,
Ki François oste de soufrance.
Et saciés bien, et j'el vos di,
Que puis le tans roi Cloévi,
Ne Dagobert, ne Carlemainne,
Ne Pepin, son père en demainne,
Ne pot, parmi son grant renon,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8062-69.
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Roume sans France se poi non. Si doit moult bien Rome
otroïer Cou que France li viout proïer, Quar Aubugois, çou est
del mains, Doutassent petit les Romains, Se ne fust pour le roi de France Et
pour sa gent hardie et France, Ki partout ont pris et victorie, Largaice,
ounor, loenge et glorie1.
La France, terre sublime, est incarnée par ses rois qui
depuis Charlemagne sont les défenseurs de la communauté des
Chrétiens, les artisans de la gloire divine sur Terre, et sont «
de cevalerie la rose ». Par eux et leurs compagnons,
héritiers des héros épiques, Philippe Mousket trace un
trait entre le passé et le présent et trouve un sens dans un
monde qui perd de vue les valeurs courtoises.
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