4) Un patriotisme de clocher
Tournai, la ville de Philippe Mousket, est présente
tout au long de sa chronique. Il en vante les vertus et la puissance, et se
fait l'écho des traditions fabuleuses qui y circulent à propos de
ses origines. Elle aurait ainsi été fondée par un
chevalier romain du nom de Turnus et revendique, comme beaucoup de villes
médiévales, une parenté avec l'Urbs par
excellence :
Car Tornais fu d'ancisserie Dame de si grant signorie Que VI vins
castiaus que cités, Dame de si grans seurtés, Et fu premiers, ce
dist la somme,
Apielée seconde Roume, Qar visée fu et
pourtraite
Soentre Rome et si grans faite3.
1 I. P. Bejczy, La lettre du prêtre Jean,
une utopie médiévale, Imago, 2001.
2 M. Gosman, op. cit. ; B. Woledge, op.
cit.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1018-25.
114
Philippe Mousket va plus loin et n'hésite pas à
affirmer qu'il s'en fallu de peu que les Romains ne laissent leur ville pour
être manants à Tournai ! Ces traditions, ainsi que
l'énumération des destructions successives de la cité,
viennent de plusieurs textes latins du XIIème siècle,
rédigés dans l'entourage du chapitre cathédral et de
l'abbaye Saint-Martin, afin d'obtenir l'autonomie de
l'évêché de Tournai couplé depuis le
VIème siècle avec le diocèse de Noyon. G. Small
a bien montré comment ces revendications ecclésiastiques se sont
ensuite diffusées en langue vulgaire afin de flatter la bourgeoisie
tournaisienne du XIIIème siècle1.
Ecrire l'histoire et y intégrer Tournai étaient
ainsi l'occasion pour Mousket de l'intégrer dans le jeu politique et de
vanter sa position. Position singulière de surcroît : on l'a dit,
la cité de Tournai est une enclave royale dans les terres du comte de
Flandre, mais aussi dans celles du comte de Hainaut et donc dans l'Empire. La
Flandre, vassale remuante du roi de France était de plus au contact de
l'influence du roi d'Angleterre. Avec une telle imbrication de
dépendances et de mouvances, écrire l'histoire des rois de France
à Tournai au XIIIème siècle n'était sans
doute pas anodin. Selon Mousket, les Tournaisiens avaient fait le choix du
Capétien, et il s'agissait de le revendiquer. Cela passait d'abord par
légitimer l'autorité de l'évêque, seigneur de la
ville et vassal du roi, sur les deux rives de l'Escaut et par affirmer ses
prérogatives2. Le chroniqueur était peut-être,
à l'instar des autres bourgeois influents de la ville, un membre de la
confrérie des Hommes de Sainte-Marie. Cela n'est pas improbable dans la
mesure où son frère en faisait lui-même partie en tant
qu'échevin. Dépendants directs de l'évêque, les
Hommes de Sainte-Marie relayaient son pouvoir aux côtés du
chapitre. Il était dès lors normal de justifier l'autorité
de leur maître. Au-delà de ces rapports de dépendance
proche, on note chez Mousket une insistance sur le lien de vassalité
directe qui unit Tournai et le roi de France. C'est déjà le cas
sous Chilpéric I, quand la cité sert de refuge au roi contre
Sigebert : au VIème siècle déjà, Tournai
avait témoigné de sa fidélité au roi
légitime contre l'usurpateur. Cela explique sans doute pourquoi Mousket
prend le contrepoint d'une tradition historiographique en général
plus favorable à Sigebert qu'à son adversaire. Puis c'est ensuite
l'épisode déjà cité de la remise des clés de
la ville à Philippe Auguste en 11873. A plusieurs reprises
encore, le
1 G. Small, « Les origines de la ville de Tournai
dans les chroniques légendaires du bas Moyen Âge », Les
grands siècles de Tournai (Tournai, Art et Histoire, 7), Tournai,
1993, p. 81-113 ; P.-J. De Grieck,
« L'historiographie à Tournai à la fin du
Moyen Âge : le manuscrit-recueil de Mathieu Grenet (1452-1503) et ses
sources », Revue belge de philologie et d'histoire, 84/2, 2006,
p. 271-306.
2 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un
certain regard sur le temps et le passé, p. 96.
3 Voir supra, II. L'auteur et son contexte,
p. 15.
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chroniqueur signale la présence de troupes
tournaisiennes dans l'ost royal, et la ville prend le parti du roi de France et
de la comtesse Jeanne contre le faux Baudouin.
Ecrire l'histoire des rois de France, en
célébrer les exploits et les vertus, c'était d'abord faire
acte de reconnaissance envers celui qui avait protégé la
cité et ses intérêts en 1213-14. Par ailleurs, être
vassal direct d'un des souverains les plus puissants de la
Chrétienté était plus prestigieux qu'être
dépendant du comte de Flandre ; il valait mieux de surcroît un
suzerain lointain qu'un seigneur trop proche... Enfin, faire le choix du roi de
France vers 1240-50, c'était aussi sentir le vent tourner. Après
Bouvines, après les troubles causés par la disparition de
Baudouin IX puis sa « résurrection » et au vue des querelles
de lignages qui agitaient la région, il pouvait sembler évident
que le Capétien avait, dans le Nord, remporté la partie.
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