3) Edifier, divertir
L'édification passait par les exemples, et donc les
modèles. Puisqu'il s'agissait d'une histoire des rois de France, ces
modèles sont avant tout royaux. Il y avait Charlemagne, figure par
excellence dans laquelle devait se retrouver ses successeurs, mais aussi on l'a
dit les archétypes venus des romans : Alexandre, Priam, Arthur.
L'éloge mortuaire de Philippe Auguste est aussi l'occasion d'insister
sur ce que doit être un bon roi : protecteur de l'Eglise,
défenseur de la paix et de la justice sachant être
sévère quand il le faut, conquérant mais maintenant sa
terre, libéral envers ses chevaliers et ses bourgeois. En contrepoint se
dessinent des figures négatives de rois comme
1 Ibid., v. 42-43.
2 Voir supra, p. 61
111
celles de Jean Sans Terre, le tyran, ou de
Frédéric II, le trop ambitieux. Ce sont aussi des modèles
courtois, Henri le Jeune, le comte de Saint-Pol Guy de Châtillon,
opposés à Richard Coeur-de-Lion ou Thibault de Champagne. Le
récit met par ailleurs en avant l'orthodoxie chrétienne face
à l'hérésie. Ici, il brocarde plus les mauvaises pratiques
qu'il ne propose de contenu positif.
Par volonté didactique, comme dans les
exempla, les réflexions morales accompagnent des historiettes et
s'adaptent au jeu littéraire. L'amusement que procure la narration de
beaux récits porte le sérieux du message. Comme bien souvent chez
les auteurs médiévaux, l'histoire se constitue chez Mousket par
la juxtaposition de récits édifiants et de faits
mémorables qui ne prennent sens que parce qu'un enseignement peut en
être tiré. Les chansons de geste mêlent ainsi le plaisir
d'entendre narrés les exploits des hommes de jadis, et la
célébration des valeurs féodales. Bien souvent, il
rappelle les devoirs réciproques qu'imposent la vassalité et
enseigne à ses lecteurs l'importance d'un tel lien pour la conservation
de l'harmonie. Ainsi à l'occasion de la condamnation de Jean de Cisoing
par la comtesse Jeanne de Flandre :
On doit son signor foi porter
Et souploiier et déporter.
Ciertes aussi doit-on sa dame,
Et ki n'el fait souvent s'adame,
Quar dame est dame, et sire est sire.
Cascun doit-on douter et s'ire,
Pour faire droit son bon signor
Et dames moiènes, grignor.
(...)
S'on ne doutoit les signorages,
Trop feroient li fol de rages1.
De même, l'épisode du faux Baudouin a
frappé Mousket par l'ampleur de l'évènement et par les
conséquences qu'il pouvait en tirer politiquement, mais il prenait
également place dans le récit historique par la force de son
enseignement et ce qu'il exprimait de la marche du monde : l'orgueil a
poussé un homme à usurper son rang et à troubler
l'harmonie de la société ; l'histoire apprend que de telles
actions sont vaines, puisqu'à terme triomphe le bien :
Pour çou se doit cascuns retraire De mal penser et de mal
faire,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 311-28.
112
Quar de mal ne vient se maus non, Et li biens a tousjors
fuisson1.
Plus loin encore, la ruine d'Avignon vaut au chroniqueur des
réflexions sur la vanité de la puissance :
Ensi, pour voir le sai et truis,
Fu Avignon rés et destruis,
Ki, pour force ki lor abonde,
S'en apieloient kapemonde,
C'iert à dire, ki le despont,
Qu'Avignons ert li ciés del mont.
Mais s'il fu ciés, or est si amples,
Qu'Avignons puet douner examples
Qu'à droit est grévés et desfais
Ki viout porter plus que son fais,
Si com fisrent cil d'Avignon2.
Sa compréhension de l'histoire se fait donc par le sens
moral qui s'y révèle. Il est influencé en cela par des
tics d'écriture que l'on retrouve dans les sermons et les romans,
notamment à propos de la mort, du vieillissement du monde et de la
fortune. De tels propos sur l'humilité et l'importance de la repentance
reviennent souvent dans la chronique (v. 3034, 23 905, 24 499, 26 225, 27
083...) et s'y confrontent à une éthique chevaleresque de la
gloire mondaine3. Cela montre encore à quel point les
représentations mentales de Philippe Mousket se structurent par de
multiples influences culturelles. Le chroniqueur déplore ainsi tout
autant la disparition des valeurs courtoises que les malheurs causés par
l'orgueil.
Pour finir, l'organisation du manuscrit en lui-même
n'est sans doute pas anodine. Le scribe a associé la chronique avec la
lettre du Prêtre Jean à Frédéric II. Ce texte, dont
l'original latin (1150-60) était adressé à l'empereur
byzantin, s'est ensuite largement diffusé en français (on en
connaît 25 versions) en remplaçant le destinataire par le
souverain du Saint-Empire. Se présentant comme le roi le plus puissant
du monde, le Prêtre Jean y décrit les merveilles de son vaste pays
recouvrant les trois Indes. Tout l'imaginaire oriental y était
mobilisé et le document s'est ainsi rapidement chargé d'une
pensée de la croisade. On a pu même parler d'utopie : l'Orient,
étranger et lointain,
1 Ibid., v. 25 321-24.
2 Ibid., v. 27 083-93.
3 Voir infra, p. 117.
113
permettait d'y projeter une société
chrétienne idéale1. On a avancé plus haut
quelques propositions sur la pensée de Philippe Mousket à
l'égard de la croisade et de l'Orient. Si on ne pouvait pas conclure
à une exaltation nette de la croisade, du moins faut-il constater que
son rapport à l'hérésie et l'intégration de cette
lettre ont peut-être un lien. La chronique de Mousket,
interprétant l'histoire en mettant en regard le présent et le
passé, proposerait dès lors à ses contemporains de prendre
garde à leurs attitudes et de réfléchir à leurs
actes afin de toujours rester dans la voie droite et la loi divine. Cette
perspective morale se retrouve d'ailleurs si l'on regarde les autres
manuscrits. La lettre y est pour la plupart du temps associée à
des oeuvres à visée moralisante, théologique ou
didactique. Plus frappant, la lettre du Prêtre Jean se retrouve dans le
manuscrit BN Fr. 24 431, probablement d'origine artésienne, et qui
regroupe une version du Pseudo-Turpin et de l'Anonyme de
Béthune, ainsi que des chroniques et des
romans2
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. Cette association n'est donc pas marginale.
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Au-delà de ce que l'on peut avancer sur l'importance de
l'édification et du plaisir littéraire dans l'oeuvre de Philippe
Mousket, constitutive de l'historiographie en langue vulgaire au
XIIIème siècle, il faut chercher à
dégager des lignes de force et des intentions qui peuvent être
plus proprement singulières au chroniqueur.
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