2) Le prologue et les raisons invoquées
Nous avons déjà pu citer abondamment le prologue
3 qui, même si structuré par des topoi,
renseigne souvent dans les oeuvres médiévales sur les raisons
d'écriture. L'auteur se place en effet sous une autorité, dont le
choix n'est pas anodin, ou parfois plus franchement sous un patronage. Puis il
évoque lui-même ce qui l'a poussé à
écrire.
1 Cité par A. Gourevitch, op. cit., p.
129.
2 B. Guenée, Histoire...op. cit., p.
321.
3 Voir en annexe 2 pour le texte intégral du
prologue, p. 129.
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Chez Mousket, on a vu le rôle qu'il endosse de
médiateur entre la source et le public, se contentant de traduire sans
rien omettre ni ajouter. Cette source est constituée des «
livres des anchiiens » (v. 7) de l'abbaye de Saint-Denis. Le
choix de Saint-Denis est important. Il atteste d'abord de la volonté de
Philippe Mousket de se placer dans une tradition idéologique
particulière, celle des Capétiens ; en outre, il montre qu'au
XIIIème siècle, même le plus au Nord du royaume
de France, l'abbaye de Saint-Denis apparaît comme le réservoir
mémoriel par excellence, l'autorité sous laquelle l'historien
peut trouver refuge. La mention d'un patronage aurait pu être utile. Mais
Mousket affirme que c'est « Sans proiières et sans coumans
» (v. 12) qu'il s'est mis au travail. L'idée est cependant
intéressante : c'est en pur amateur qu'il écrit, ce qui
l'éloigne d'une influence idéologique nette, littérateur
indépendant choisissant de rimer une histoire qui, selon lui, ne le fut
jamais. Que le chroniqueur mette en avant la traduction et la rime atteste bien
de la revendication d'un certain public. Il s'agit pour lui d'élargir
l'histoire savante, érudite et latine à un public francophone,
sensible aux codes de la littérature épique et courtoise. Cette
volonté didactique est affichée par l'idée, courante dans
les prologues, que celui qui sait ne doit pas cacher sa science afin
d'édifier ses lecteurs :
Car ki bien set si doit bien dire, Et des biens à
ramentevoir
Conquiert on proaice et savoir1.
Edification parce que l'histoire est, on l'a dit, école
de vie. Elle « Tiesmougne les maus et les biens » (v. 8) et
apprend par l'exemple. Elle est aussi mémoire, et Mousket insiste sur
l'importance de la transmission dans un monde où :
Ne de biel conte ne d'estore Ne set nus mais faire
mémore2.
Philippe Mousket n'oublie pas son public. L'histoire c'est
aussi des histoires, « bieles » de surcroît.
Il se désole qu'aujourd'hui on ne paye plus les conteurs et que :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 16-18.
2 Ibid., v. 36-37.
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Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour
resgoïr1
C'est ici que le choix de la rime prend tout son sens : il
s'agit de mêler l'Histoire, leçon de vie, exemple, récit du
passé, aux histoires, rêveries littéraires et fantasmes de
trouvères. Que l'historien médiéval soit guidé,
plus que l'historien moderne, dans son écriture par la volonté de
démontrer, dénoncer ou avaliser une réalité, c'est
certain. Mais il faut se garder à l'inverse de réduire l'action
d'écriture à des stratégies purement politiques et
rationnelles. Mousket, si des convictions que l'on cherchera plus loin à
dégager ont assurément nourries l'écriture de sa
chronique, revendique lui-même un rôle de conteur
désintéressé. Il écrit, on l'a souligné plus
haut, pour resgoïr2. C'est ce que du reste
revendiquent d'autres historiens : Quintilien affirme le rôle de
distraction et de divertissement du récit historique ; on a
également évoqué plus haut Lambert d'Ardres
décrivant Arnould de Guisnes se faisant lire des histoires du
passé pour l'amuser et compenser ses échecs. A tout le moins
l'importance donnée à l'édification dans son oeuvre
visait-elle à proposer un miroir moral à ses contemporains.
Etait-ce pour autant le résultat d'un réel constat de la
décrépitude des moeurs et la volonté d'y apporter un
remède ? Cette perspective n'a sans doute pas été
définie strictement au préalable par une ligne et un programme
cadres, mais se révéle au fur et à mesure comme grille de
lecture de l'histoire : morale et divertissement charriaient en eux-mêmes
leurs propres critères de vraisemblance, tordant la
réalité dans le sens qui les arrangeait. En somme faut-il plus
relever des paradigmes, que des opinions.
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