V.
Les raisons d'écriture
La forme et le fond abordés, quelques problèmes
méthodologiques posés, puis le regard du chroniqueur
scruté, nous pouvons maintenant tenter de dégager les raisons
d'écriture. Les propositions restent hypothétiques, puisque nos
informations sur Philippe Mousket et son oeuvre sont, on l'a constaté,
très lacunaires. Il faudra d'abord cerner le rôle et la
portée de l'histoire au XIIIème siècle, afin de
comprendre (on a déjà eu l'occasion d'y réfléchir
dans les précédentes parties) dans quelle tradition se coule
Mousket. Puis nous reviendrons à la source et sur ce que le chroniqueur
dit lui-même des raisons de son oeuvre, tournée vers
l'édification et le plaisir littéraire. Se dégageront
alors plusieurs propositions : la chronique est d'abord, et c'est le plus
évident, une histoire des rois de France ; elle est aussi motivée
par l'histoire locale et révèle un attachement à Tournai ;
enfin, elle déploie une continuité de sens entre le passé
modèle et le présent du témoignage, par la
médiation des valeurs courtoises et des héros chevaleresques.
1) L'histoire au XIIIème siècle1 :
Avant de s'intéresser aux raisons propres à
Philippe Mousket, il faut nous demander pourquoi écrit-on l'histoire au
XIIIème siècle et ce qu'elle représente.
L'objet du récit historique est de dire ce qui s'est passé, et
plus encore ce qui a été fait, les res gestae, ce qui se
rapproche en allemand du sens du terme à l'origine de
Geschichte, geschehen. Il s'agit pour l'historien de faire
état des faits mémorables et notables, et donc d'opérer
des choix et de les arranger de telle façon qu'ils fassent sens et
portent un message. Les évènements sont la marque de l'action
divine et écrire l'histoire vise à l'interprétation de
cette action, à la signification morale qu'elle renferme. Nous
retrouvons encore l'habitude qu'a la pensée médiévale de
chercher des sens multiples à la réalité. Le monde est
fragile, mouvant, et il s'agit de préserver son unité et sa
pérennité dans le sens de la Création et de la
parousie.
1 B. Guenée, Histoire...op. cit., p.
18-43.
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Cet objet conféré à l'histoire l'a
relégué dans une position d'auxiliaire de disciplines
jugées plus capitales, la morale, la théologie et le droit. Parce
qu'elle communique les actions des hommes du passé, elle était
utile au présent par l'exemple des récompenses et des
châtiments qu'ils en avaient reçu. Pour Cicéron
déjà, elle était « école de vie ». Au
XIème siècle, Benzo d'Albe se demandait quant à
lui : « si les livres dissimulent les faits des siècles
passés (...), sur les traces de qui les descendants doivent marcher ?
Les hommes, semblables aux bêtes, seraient privés de raison, s'ils
n'étaient pas informés du temps des six âges
»1. Parce qu'elle fait le récit des
évènements mémorables, l'histoire révèle
également l'action divine. Le monde est en marche, depuis sa
Création jusqu'au Jugement dernier. Ecrire l'histoire permet donc
d'établir une continuité entre ces deux points nodaux et
d'interpréter le cours du temps. Encore, et parce que le passé a
valeur de modèle, elle aide à établir ou à abolir
les coutumes, renforcer ou détruire les privilèges.
Au XIIIème siècle l'histoire tendait
aussi, par l'intermédiaire de l'émergence des Etats et des
passions nationales, à se détourner d'une histoire
ecclésiale et universelle pour s'enraciner dans la
célébration d'une dynastie et d'un pays. Cette histoire
s'adressait à un public plus large que les clercs latinistes et
s'ouvrait aux langues vernaculaires, se colorant des codes propres à une
littérature vulgaire déjà constituée. A la
croisée de multiples influences, elle mêlait les aspects
parénétiques d'une histoire politique, livrant modèles et
contre-modèles, et la distraction constitutive des romans et des
chansons de geste. C'était le cas de Philippe Mousket qui appartenait
à ces laïcs de la France du Nord, abondamment nourris d'une
littérature française en expansion et « poussés plus
vite qu'ailleurs, par la frontière proche et la guerre menaçante,
à voir la France comme une personne »2.
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