7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et
le passé
« Conscience est mémoire », écrivait
Henri Bergson. « Une conscience qui ne conserverait rien de son
passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et
renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement
l'inconscience ? »2 En effet, l'homme - et l'on pourrait tout
aussi bien élargir à la communauté - définit sa
place, se situe dans l'instant et s'inscrit dans le monde en se projetant dans
le passé et dans le futur. Il se temporalise pour exister. Pour l'homme
médiéval, cette idée prend plus de force encore. Le
critique littéraire belge Georges Poulet enchérissait : « Se
sentir exister, c'était pour le chrétien du Moyen âge se
sentir être, et se sentir être c'était se sentir non pas
changer, non pas se succéder à soi-même, mais se sentir
subsister. Sa tendance au néant était compensée par une
tendance opposée, une tendance à la cause première
»3. Même si son temps est multiple et ambivalent,
mêlant le temps circulaire de la nature et de la liturgie avec le temps
linéaire propre au
1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 209-17.
2 H. Bergson, L'énergie spirituelle.
Essais et conférences, 1919 (édition des Presses
Universitaires de France, 1967, p. 9).
3 G. Poulet, Etudes sur le temps humain,
Plon, 1949. Cité par J. Le Goff dans « Au Moyen Âge : temps
de l'Église et temps du marchand », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations. 15e année, 3, 1960, p.
417-433.
97
judéo-christianisme1, les Evangiles et
l'attente de la parousie lui ont donné un but (telos) et un
sens. En somme, le christianisme médiéval lui a proposé
« la certitude concrète de son historicité essentielle
»2.
Cette dimension est donc capitale pour le
médiéviste qui veut analyser les structures mentales. Comme le
remarque Jérôme Baschet : « Il existe certes un temps
astronomique et un espace naturel, indépendants de l'homme. Mais le
temps - tout comme l'espace - est aussi un fait social. Le temps s'apprend ;
même si, une fois appris, il paraît relever de l'évidence
» 3 . Etudier les perceptions du temps et son aménagement
relève donc des tâches de l'historien : c'est ce que proposent
François Hartog dans son étude sur les « régimes
d'historicité » 4 ou, pour le Moyen Âge, le champ
historiographique de la memoria, ouvert il y a une trentaine
d'années par les historiens allemands5. On pourrait ainsi
relever les travaux d'Otto Gerhard Oexle, qui parle « du souvenir comme
démarche religieuse fondamentale »6.
S'intéresser à l'écriture de l'histoire
soulève également cette question du temps et de sa perception, le
caractère mouvant du passé et sa reconstruction permanente en
fonction des enjeux du présent. L'histoire écrite,
rétrospective (die Historie) est rendue possible par l'histoire
qui s'est faite (die Geschichte)7. Philippe Mousket, en
historiographe, jette un regard sur le passé depuis son époque et
témoigne d'un sentiment de continuité qui fonde son
identité et sa place. Il se pose lui-même en médiateur et
en passeur de l'histoire. Il faut s'interroger sur la façon dont il vit
son historicité, certes par l'intermédiaire d'un discours,
partagé entre le sentiment d'une distance temporelle avec le
passé qui permet le fantasme et l'imaginaire, et en même temps sa
présence, sans cesse réactualisée par les
modèles et l'autorité de la tradition.
La chronique de Philippe Mousket, malgré ses
anachronismes, ses flous et ses ellipses parfois, reste une oeuvre
historiographique dont la narration est organisée selon une trame
chronologique, quand bien même celle-ci plonge profondément dans
le mythe et se dispense de date. Le discours est au
1 J. Le Goff, « Temps », in Dictionnaire
raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, Paris, 1999,
p. 1112-1122 et « Au Moyen Âge... », art. cit. ; A.
Gourevitch, « Qu'est-ce que le temps ? », in Les
catégories de la culture médiévale, 1972 (traduction
française chez Gallimard en 1983), p. 97-154.
2 A. Boureau, L'évènement sans fin.
Récit et christianisme au Moyen Âge, Les Belles Lettres,
Paris, 1993, p. 10.
3 J. Baschet, La civilisation féodale...,
op. cit., p. 281.
4 F. Hartog, Régimes d'historicité,
Présentisme et Expériences du temps, Le Seuil, Paris,
2003.
5 J.-C. Schmitt, O. G. Oexle, Les tendances
actuelles de l'histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne,
Publications de la Sorbonne, Paris, 2002. C'était déjà le
sujet du XIIIème congrès de la SHMESP en 1982 («
Temps, mémoire et tradition au Moyen Âge »).
6 O. G. Oexle, « Memoria und
Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », FMSt.,
10, 1976. p. 70-95.
7 P. Ricoeur, op. cit., p. 388-400 ; R.
Koselleck, L'expérience de l'histoire, Seuil/Gallimard, Paris,
1997, p. 2936.
98
passé (« Quant Paris ot la biele Elaine /
Ravie al port de sous Mikaine » (v. 5051) ; « Quar il
ert pour çou essilliés, / Que par li s'estoit
avilliés » (v. 928-29)) et il distingue un avant, pendant et
après. De même, il égrène les rois de France et
insiste sur leur succession :
A cest roi l'enfant Loéis
Poés conter XL et VI,
Uns et autres, al règne eslius,
Que païens, que oirs, que ballius,
Puis qu'en France ot premiers roi fet1.
S. Kay a bien montré aussi que, malgré son
utilisation abondante des sources épiques, il les restitue dans une
chronologie neutre propre à l'historiographie et non dans le temps
prophétique et orienté de la chanson de geste2. La
chronique répond donc bien à la définition donnée
par E. Benveniste du temps historique : 1) référence de tous les
évènements à un évènement fondateur qui
définit l'axe du temps ; 2) possibilité de parcourir les
intervalles de temps selon les deux directions opposées de
l'antériorité et de la postériorité par rapport
à la date zéro ; 3) constitution d'un répertoire
d'unités servant à dénommer les intervalles
récurrents : jour, mois, année, etc.
Cependant, Philippe Mousket n'a pas organisé son
récit chronologique de façon linéaire et
régulière, scandé ponctuellement par des dates. Le rythme
s'accélère et ralentit, les périodes se dilatent ou se
contractent. De même, les histoires se juxtaposent parfois sans autre
lien qu'une hypothétique succession dans le temps ou
contemporanéité : « A cel tans fu », «
Autour cel tans », « A Pentecouste el tans d'esté
». On pourrait alors parler de « chronographie », par
laquelle « on entre dans des systèmes de notation qui peuvent se
passer de calendrier. Les épisodes enregistrés sont
définis par leur position par rapport à d'autres : succession
d'évènements uniques, bons ou mauvais, réjouissants ou
affligeants »3. Cette mise en en récit de l'histoire
distingue les temps de manière manière autant qualitative que
quantitative, laissant de côté un passé homogène,
maîtrisé et mesuré, pour un temps orienté,
fictionnel et flexible.
L'histoire est le récit des choses faites et
les évènements sont bien pour le chroniqueur passés,
lointains. Cette distance s'appuie sur le sentiment d'une décadence,
d'une dégradation des valeurs. Mundus senescit : le monde
vieillit et
1 Reiffenberg, op. cit., v. 27 671-675.
2 S. Kay, « Le passé indéfini...
», art. cit.
3 P. Ricoeur, op. cit., p. 194. Ricoeur
reprend ici une distinction faite par Krzysztof Pomian dans L'Ordre du
temps, Gallimard, Paris, 1984.
99
s'avance vers sa fin, le temps s'étiole avant de
disparaître dans l'éternité divine lors du Jugement
dernier. Cette idée de déclin, ressentie chez les clercs et les
théologiens par la lecture des Ecritures, s'est aussi imposée
dans la littérature vernaculaire pour les valeurs courtoises. Au seuil
même du récit, Philippe Mousket nous livre cette vision du
passé :
Mais li siècles quoique nus die
Si est comblés de grant boisdie
Li emperéour et li roi
Sont devenut de tel couroi
Que par aus empirent l'enpire
Que pueent faire li menut
Quant li haut sont bas devenut
Et que feront li povre niche
Quant mauvais deviennent li rice ?
On siout jadis tenir grans cours
C'on en partait outre la mer
Et siout on par amors amer
Et faire joutes et tornoi
Et baleries et dosnois1.
Cette fois, le chroniqueur utilise le présent. Il y a
bien le sentiment d'un devenir historique, dont le moteur semble
être l'avarice et la convoitise. Cette vision idéale du
passé s'est imposée comme un code littéraire, la
laudatio temporis actis, que l'on retrouve encore chez Rutebeuf,
Thibault de Marly ou dans le prologue du Chevalier au Lion :
Li boins roys Artus de Bretaigne,
La qui proeche nous ensengne
Que nous soions preus et courtois,
Tint court si riche conme rois
(...)
Li un recontoient nouvelles,
Li autres parloient d'Amours,
Des angousses et des dolours
Et des grant biens qu'en ont souvant
Li desiple de son couvant,
Qui lors estoient riche et gens ;
Mais il y a petit des siens,
Qui a bien pres l'ont tuit laissie,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 19-33.
100
Q'en est Amours mout abaissie ; Car chil qui soloient amer
Se faisoient courtois clamer,
Que preu et largue et honnorable ; Mais or est tout tourné
a fable1
Les termes sont proches et Philippe Mousket a sans doute
été influencé par ce topos littéraire :
idéalisation des cours de jadis, disparition de l'amour, abaissement des
puissants remplacés par les vilains et leurs mensonges. On a
tenté d'expliquer cette nostalgie des valeurs courtoises par un contexte
social difficile : position des barons menacée par les ambitions
capétiennes2 ou petits chevaliers déclassés par
l'émergence d'autres groupes sociaux3. La littérature
(romanesque ou historique) aurait ainsi jouée le rôle de
compensation imaginaire dans un monde qui ne satisfaisait pas le désir
qu'avait la petite et moyenne aristocratie de s'illustrer en amour et au
combat. C'était ainsi, nous rapporte Lambert d'Ardres, le jeune Arnould
de Guisnes qui, revenant d'un échec cuisant, se faisait lire les
aventures de Roland et d'Arthur en rêvant de les égaler. Mais
cette impression de déclin renvoie, au-delà, à l'acception
universelle que l'âge d'or est derrière nous et que jamais plus le
monde ne pourra être aussi beau qu'il l'était ; Gautier Map
l'avait bien compris : « Ils méprisent leur propre temps, chaque
siècle préfère celui qui l'a précédé
».
Elle correspond aussi, plus qu'à la perception
chrétienne d'un temps linéaire, à une conception cyclique
de l'histoire, héritée de la pensée grecque. En effet,
Philippe Mousket exprime le vieillissement du monde par l'image classique de la
roue de la fortune :
Entre çou canga moult li tans De divierseries entrans,
Qar fortune, ki sa roiele
Tourne, comme la plus isniele Chose ki soit, çou de
deseure Ramena desous en poi d'eure, Et maint joïous forment ira, Ensi com
l'estorie dira,
Et maint irié refist joïous, Quant çou deseure
fu desous ;
1 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au
Lion, éd. Mario-Louis-Guillaume Roques, Honoré Champion,
Les classiques français Moyen Âge, Paris, 2007, v.
1-24.
2 G. Spiegel, Romancing...op. cit.
3 D. Barthélemy, La chevalerie, op.
cit.
101
Quar et loïautés et droiture Vont souvent à
mal aventure, Et fausettés et décevance Portent escu et hiaume et
lance,
Et courtoisie et gentillece Hardemens, honors et largece, Solas
et joie et boine vie, Par avarisse et par envie, Pierdent et muèrent
à lagan. Siècles enpire cascun an, Li rozier deviènent
séut, Tant voi le monde desséut. Li eskamiel vont sour
kaïère, Tout çou devant torne derière, Car li telier
sont cevalier, Et li cevalier sont telier1.
On retrouve cette idée de changement social qui
bouleverse l'harmonie du monde (les tisserands sont chevaliers, les chevaliers
tisserands), mais aussi d'éternel retour du même, la succession de
cycles qui voient la croissance, l'apogée et la chute d'empires, de
héros et de valeurs. Cette conception cyclique de l'histoire abolit en
quelque sorte la distance temporelle tout en gardant l'illusion d'une
évolution. Avec saint Augustin, qui pourtant avait lutté contre
le temps cyclique, s'impose aussi l'idée d'un temps subjectif,
psychologique, n'existant pas en dehors de l'âme qui le perçoit et
effaçant par là même un quelconque lointain temporel : le
passé et le futur sont présents par la mémoire et le
pressentiment, tout entiers contenus « à la pointe de l'instant
», dans l'âme tournée vers Dieu. Sa théologie valorise
l'Un, l'être immuable face au divers, au mal, au Diviseur, figeant la
société dans une structure immuable dont l'origine divine est
à la fois la cause première et la raison dernière. Dans
cette perspective, le récit historique vise à maintenir
l'identité du passé et du présent, décrivant la
marche de la Chrétienté vers sa pleine réalisation dans la
cité de Dieu.
Le passé, ancré dans le temps ou mythique, a une
présence actualisée dans la tradition, dans son rôle
légitimant : il fonde le présent. Le changement a mauvaise
réputation dans la pensée médiévale et la
nouveauté est source de désordre et de malheurs. Un bon roi
conserve et garantit les lois, il ne les réforme pas
(l'étymologie du mot réforme est, du reste,
éclairante). Philippe
1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 429-454.
102
Mousket, détaillant les droits et les
prérogatives concédés à Tournai et à son
seigneur par Chilpéric, prend bien soin d'ajouter qu'il en est et sera
toujours de même :
Encor en tiennent les honors
Li kanonne, et feront tos jors.
Et cascuns veskes premerains
Dou roi de France joinst ses mains,
Prent son régale par droiture,
Et ses om est de tenéure ;
Ensirent tous ses drois al vesque,
Quant sacrés est del arcevesque1.
Et comme pour montrer la pérennité de cet
état de fait, il évoque à nouveau les droits et devoirs de
l'évêque à l'occasion de la venue de Philippe Auguste
à Tournai, en 1187 (v. 19 303-12). Les textes eux-mêmes affichent
bien moins leur nouveauté que la volonté de se donner comme la
simple reprise d'une parole antérieure2. Partout, le
sacré des reliques et la mémoire des morts viennent figurer et
incarner le passé dans la société. La négation
d'une pleine distance temporelle se voit aussi dans ce qu'un historien moderne
appellerait « anachronisme » : l'iconographie représente les
guerriers antiques vêtus de hauberts et de heaumes et Mousket ne pense
pas être dans le faux quand il plaque des structures politiques du
XIIIème siècle sous les Mérovingiens (comme
Chilpéric mandant « tout l'arière ban de France
» contre son frère, v. 911-12).
Plus encore, la pensée médiévale se
structure par l'analogie et les modèles. Le passé est
présent en tant qu'il est une préfiguration de ce qui adviendra.
Par la méthode de la relation typologique, les théologiens
cherchent ainsi dans l'Ancien Testament les modèles qui annoncent et
incarnent déjà le Nouveau. Alain Boureau a bien montré la
façon dont l'Eglise s'est construite sur le récit, sans cesse
réactualisé, de l'évènement fondateur de
l'Incarnation (« Le Christ est né, naît et naîtra
», comme l'écrit Pierre Lombard). Ce récit visait à
fournir un modèle, décliné à foison dans la
littérature hagiographique répandue par les prédications
des Dominicains, celui du Christ3. De même, les romans
fournissent des types plus profanes auxquels s'identifier. Philippe
Mousket, sans doute par l'habitude de ses lectures, puise plus aisément
dans ce corpus que dans celui des figures bibliques. On a déjà
évoqué plus haut les modèles royaux :
1 Ibid., v. 1166-1173.
2 P. Zumthor, Essai de poétique
médiévale, Seuil, Paris, 1972.
3 A. Boureau, L'évènement..., op.
cit.
103
Priam, Alexandre et surtout Arthur, modèle du roi de
paix, juste et sage, sorte de synthèse entre l'idéal
chrétien et courtois. Il y a encore Charlemagne, défenseur de
l'Eglise et conquérant qui préfigure Philippe Auguste. Son temps,
celui de l'épopée et des héros, mythique et du même
coup atemporel, court sans solution de continuité jusqu'à
l'époque de Mousket par la chaîne ininterrompue des avatars
d'Ogier, de Roland ou d'Olivier. Le chroniqueur cherche ainsi dans le
présent la personnification des anciennes valeurs courtoises et la
perpétuation de la succession héroïque. Pour Mousket, le
comte de Saint-Pol, mort en martyr au siège d'Avignon, est
enterré en Aliscans,
Avoec moult de nobles vassaus, Ki furent mort en
Rainscevaus1.
S'il confond ici deux batailles, relatées par deux
chansons différentes, le message est d'autant plus prégnant : peu
importe le lieu et le temps, les héros combattent ensemble et sont
réunis dans la mort.
Dans cette abolition du temps, renforcée par la
théologie augustinienne qui écrasait l'action des hommes sous le
poids de la Providence divine, comment pouvait-il y avoir une place à
l'Histoire ? Une certaine historicité était perçue dans le
modèle de la translatio, sorte de temps horizontal et sans
profondeur qui spatialisait en quelque sorte le processus historique dans un
mouvement d'Est en Ouest et retrouvait la définition
aristotélicienne selon laquelle le temps était le « nombre
du mouvement » : les Empires s'étaient succédés
depuis la Babylonie jusqu'en Germanie, et la science s'était
transposée d'Athènes à Paris. On retrouve aussi cette
idée chez Mousket avec la longue errance des Troyens depuis leur
cité détruite jusqu'à leur nouvelle terre, la France.
Hugues de Saint-Victor avait développé cette idée et du
même coup une théologie de l'histoire donnant plus de place au
mouvement historique. L'époque de Philippe Mousket est ainsi
charnière dans la perception d'un déroulement du temps. Relevons
chez le chroniqueur ces vers exemplaires :
Jou di que dedens CC ans Sont véues coses plus grans Qu'en
C mil devant.2
1 Reiffenberg, op. cit., v. 26 751-752.
2 Ibid., v. 29 648-650.
104
Il montre bien ici l'impression d'une évolution, sinon
d'un progrès au moins d'un procès. Il faut d'ailleurs remarquer
que la chronique fait largement place à l'histoire proche puisque
près de 40% de l'oeuvre est consacrée aux années allant de
1180 à 1243, la période 1223-1243 occupant à elle seule
23%. Philippe Mousket n'a pas pris la plume pour rien. Sans doute avait-il
ressenti le besoin de raconter les évènements de son temps, parce
qu'ils lui paraissaient dignes d'importance. On sent bien sa
fébrilité quand il relate l'épisode du Faux Baudouin :
Oïr porés une miervelle
D'autres non pers et desparelle,
Si comme vait et vient fortune
Et partout le monde est commune.
(...)
Et saciés que puis qu'Alixandres
Règna très Grèse jusqu'en Flandres,
Ne puis qu'Artus France conquist
C'on nommoit Galle, si c'ont dist,
Ne Julius-Cézar régna
Ki mainte tière gaégna,
Ne Augustes-César, ses niés,
De qui les estores teniés,
Ne Cloévis ne Carlemainne,
Qui tant conquist à son demainne,
N'avint çou que dire en onvient,
Si com l'estorie dist ki vient.
(...)
Mais de toutes ces riens ensanble
Noïens à ceste ne resanble1.
Semble alors s'imposer dans l'historiographie la
prégnance d'un passé plus récent et plus fiable. Au
XIIème siècle il y avait eu certes le cas isolé
de Galbert de Bruges, mais c'est surtout au siècle suivant que se
développe l'histoire-témoignage (Ambroise et son Estoire de
la guerre sainte, Robert de Clari, Villehardouin...), authentifiée
par des sources plus directes et qui s'impose face à un temps de
l'histoire ancienne recueilli par les savants, spécialistes de la
mémoire écrite2. J. Le Goff compare cette
résurgence du passé proche avec « la modernité du
temps de l'exemplum » 3 . Nous retrouvons
1 Ibid., v. 24 531-596.
2 B. Guenée, Histoire et culture
historique..., op. cit. ; G. Labory, « Les débuts de la
chronique... », art. cit.
3 J. Le Goff, « Le temps de l'exemplum
», in Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 535.
105
structurante, encore, cette « parole nouvelle »
diffusée par les frères mendiants. Mais c'est aussi le
phénomène plus général d'un intérêt
nouveau pour l'actualité, illustré par le développement de
la satire politique. Cet intérêt renoue du reste avec des
pratiques plus anciennes du récit historique, accordant une grande place
à l'enquête, à l'investigation et à l'observation,
qu'atteste l'étymologie du mot histoire. Thucydide
rédige son Histoire de la guerre du Péloponnèse
parce que, écrit-il, « il prévoyait qu'elle serait
importante et plus mémorable que les précédentes » 1
. Plus que sur sa mémoire, il faudrait s'interroger sur le rôle de
l'évènement ressenti et vécu, sur sa
contemporanéité qui produit le discours et le témoignage.
Affleurement de dynamiques insaisissables, l'événement est ce qui
advient et surprend. Il n'est pas réductible à ses
déterminations mais ouvre des possibles et des « devenirs »
(Gilles Deleuze) qui ne s'achèvent pas avec lui et se reconfigurent sans
cesse dans une prolifération de sens.
Le XIIIème siècle est ainsi
l'époque d'une revalorisation de l'écoulement temporel qui,
abandonnant le pessimisme augustinien, abordait le temps linéaire de
façon plus optimiste et ébauchait l'idée future de
progrès. On en voyait le trait chez saint Thomas ou de façon plus
hétérodoxe dans le prophétisme de Joachim de Flore. Une
plus grande attention était accordée à l'histoire
récente et au présent qui, du même coup, tendait à
accroître la perception d'une distance avec le passé. J. Le Goff,
qui parle d'un « temps du marchand » plus homogène,
mesuré et linéaire, rapproche ce mouvement de la valorisation du
point de vue et de la naissance de la perspective : « [Elle] est
l'expression d'une connaissance pratique d'un espace dans lequel les hommes et
les objets sont atteints successivement - selon des étapes quantitatives
mesurables - par les démarches humaines. De même le peintre
réduit son tableau ou sa fresque à l'unité temporelle d'un
moment isolé, s'attache à l'instantané »2.
On est alors bien loin des tympans qui pressent des figures diverses du
passé dans une unité, une cohérence et une densité
historique rendue présente au seuil de l'église. La sensation que
le passé est lointain renforce alors chez Philippe Mousket et son
auditoire l'envie d'y projeter des fantasmes. Il devient le creuset de
l'imaginaire et du merveilleux, terrain favorable aux arrangements romanesques
et aux rêveries littéraires.
La chronique de Philippe Mousket se situe donc à une
époque charnière. La conception d'une abstraction de l'histoire
et d'un processus autonome à
1 Histoire de la guerre du
Péloponnèse, I, 1.
2 J. Le Goff, « Au Moyen Âge... »,
art. cit., p. 58.
l'action des hommes ou à l'intervention divine n'est
pas conçue. C'est encore l'arrangement chronologique de gestes et de
récits visant à édifier et à distraire, que
Reinhart Koselleck a souligné dans le maintien au pluriel, jusqu'au
XVIIIème siècle, du mot allemand Geschichten,
les choses faites, passées, geschehen1.
L'écriture de l'histoire chez Mousket reflète plus largement les
cadres temporels du XIIIème siècle, tendus entre un
désir d'immuabilité et la perception de plus en plus nette et
inquiétante de l'irréversibilité du temps, du nouveau, du
changement. Le chroniqueur prenait en compte les évènements dont
il était le contemporain et les mettait en regard avec l'histoire,
cherchant dans le présent la continuité du passé et
tentant de les réunir, afin de mieux les comprendre, en un sens
commun.
106
1 R. Koselleck, op. cit., p. 20-29.
107
|