6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les
croisades
P. Bennet avait proposé, on l'a dit, de voir en
l'oeuvre de Mousket une apologie de la croisade, célébration
finalement déçue par l'échec de saint Louis
1 E. Kantorowicz, L'Empereur
Frédéric II, Gallimard, Bibliothèque des histoires,
Paris, 1987, pour la traduction française ; F. Rapp, Le Saint Empire
romain germanique, Tallandier, Paris, 2000.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 31 021-27.
3 Ibid., v. 30 933-38.
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en 12501. Rien n'est moins sûr, et il faut se
pencher sur le problème de la croisade chez Philippe Mousket. Il passe
d'abord sous silence les deux premières expéditions, ainsi que la
perte de Jérusalem en 1187. Par ailleurs, elle semble être d'abord
chez lui une expédition militaire, certes lointaine et placée
sous le signe de Dieu (v. 22 830, « Pour Dieu siervir et onorer
»), mais sans jusqu'au-boutisme. Il se félicite ainsi de la
prudence de Jean de Brienne qui, en 1219, s'était retiré et avait
rendu Damiette, tandis qu'il loue la magnanimité du sultan Al-Kamel :
Et bien s'i prouva li soudans,
Quar à nos gens fist moult de bien,
Ne de lui ne se plainsent rien.
Et par couvent furent rendu
Tout li caitif et retenu,
Et li Sarrasin délivré,
Qui furent en prison livré2.
On est plus proche ici de l'entente pragmatique et du respect
de caste souligné par D. Barthélemy entre les chevaliers
chrétiens et musulmans3, que du discours exalté d'un
Rutebeuf. Les récits de croisade sont d'ailleurs marqués par
l'exploit chevaleresque et la distinction personnelle, loin de la figure
humiliée du guerrier pénitent. Le récit de la
troisième croisade est ainsi surtout l'occasion de voir rivaliser de
prouesses Français et Anglais. On y voit de même s'illustrer des
noms :
Et Jakes d'Avesnes i fu,
Ki moult grant pris i ot éu4.
(...)
Et si estoit li quens Tiébaus, Ki moult estoit vaillans et
baus, Et Jakes, li fius Jakemon, Celui d'Avesnes, le baron ; Si fut
Pières de Bréécuel, Ki moult i fut de grant aquel ;
1 P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », op. cit.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 924-930.
3 D. Barthélemy, La chevalerie. De la
Germanie antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris,
2007, p. 27887.
4 Reiffenberg, op. cit., v. 19 620-21.
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Si fu Quennes de la Biétune,
Si ot moult d'autre gent coumune1.
La croisade est presque vécue comme un vaste tournoi,
un jeu chevaleresque. On retrouve un peu le témoignage de Joinville
à la Mansurah, qui évoque un « prix de la journée
» remporté par le meilleur chevalier du jour et rapporte le mot
fameux du comte de Soissons, en plein milieu de la bataille :
« encore en parlerons nous, entre vous et moy, de
ceste journee es chambres des dames »2.
Plus que celles de Palestine, ce sont les expéditions
de Constantinople et contre les Albigeois qui ont de l'importance. A elles
deux, il faut le remarquer, elles monopolisent la quasi-totalité de la
narration après Bouvines. La première tient avant tout sa place
parce que, de 1204 et l'avènement du comte Baudouin comme empereur,
à 1260 et la mort de Beaudouin II, la Flandre rentre directement en jeu.
C'est ce que le chroniqueur assume sans ambages :
... de la lignie
Des flamens et des Hainnuiers,
Que tout aussi, come faus gruiers,
Prent sa proie as cans et as bois,
Prisent la contrée as Grijois,
Et la cité vallant et noble
C'on apiele Coustantinoble ;
Et là furent emperéour,
Comme preudome, tamaint jor3.
Il est notable d'ailleurs que Mousket ne cherche pas,
contrairement à ses contemporains Robert de Clari et Geoffroy de
Villehardouin, à justifier le détournement de la croisade et la
prise de Constantinople. Plus que par la constitution d'une base arrière
pour la reconquête de la Terre sainte, il a sans doute été
séduit, comme beaucoup, par le mirage de Byzance. L'empire d'Orient
prend alors une grande place dans le récit. C'est aussi, on l'a dit, la
croisade en Occitanie, dont le siège d'Avignon (1226) constitue la clef
de voûte. Des vers 25 559 à 27 488, soit près de deux
mille, il fait de ce siège le centre de sa chronique.
L'évènement avait marqué les contemporains : on compte
près de 80 chroniqueurs qui l'évoquent au
XIIIème siècle. C'était certes un temps fort de
la
1 Ibid., v. 20 445-52.
2 Jean de Joinville, Vie de saint Louis,
Jacques Monfrin (éd.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris,
1995, §242 et 296.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 27 350-58.
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campagne de Louis VIII contre Raymond VII, mobilisant une
très importante armée et concentrant pour plusieurs mois les
enjeux politiques et religieux du Sud du royaume. La défaite des
Avignonnais marquait ainsi un virage important de la guerre en Occitanie et
redistribuait les influences avant le traité définitif de
12291. Plus surprenant est ce long épanchement sur la mort du
comte de Saint-Pol, Guy II de Châtillon, lors de ce siège. Faut-il
penser à une source proche du comte dans laquelle Mousket aurait
trouvé sa matière ou, moins probable, d'un patronage ? Nous n'en
savons rien. Toujours est-il que c'est le seul moment où le chroniqueur
fait preuve d'emphase pour le martyre et la guerre sainte :
S'orent des nos assés ocis,
Mais cil nos ont adevancis, Quar Dieux les a, avoec ses sains, O
lui mis tout saus et tous sains, Là sus en permenable glorie : Ce doit
estre nostre mémorie2.
Au-delà de l'idée de guerre sainte, il y a
peut-être chez Mousket la conscience vague de l'importance pour le roi de
France de cette ingérence en Occitanie. La conclusion de
l'expédition de Louis VIII est ainsi claire :
Et li rois, par sa poesté, Fist Aubugois sogire à
lui3.
En tous les cas, c'est en France que se situe la vraie guerre
sainte et non en Palestine, ni même en Espagne sur laquelle le regard du
chroniqueur ne se pose pas. Sans doute participait-il de cette
atmosphère nouvelle à l'égard de la croisade, critique et
peu encline à des expéditions lointaines alors qu'en Occident
même l'hérésie semblait s'étendre. La croisade des
enfants (celle de 1212 ? Il n'en parle qu'à la fin de sa chronique) lui
vaut d'ailleurs des réflexions à l'encontre de la
piété populaire et spontanée, que l'on retrouvera
après le mouvement des Pastoureaux :
1 M. Aurell, « Les sources de la croisade
albigeoise : bilan et problématiques », La Croisade albigeoise.
Colloque de Carcassonne, octobre 2002 (Centre d'études cathares,
2004), p. 21-38 ; C. Peytavie, « Le lys aux portes de la
Méditerranée. Le siège d'Avignon », in L. Albaret, N.
Gouzy (dir.), Les grandes batailles méridonales (1209-1271),
Privat, Paris, 2005, p. 137-159.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 26 789-794.
3 Ibid., v. 27 944-45.
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Frère Willaumes des cordieles Vint et parla des crois
novieles Pour Jérusalem délivrer.
Mais que vaut de gens enivrer Par parole, et faire croissier ?
Cou fait moult petit à proisier, S'il n'i a kief de signorage, Qui gart
le port et le voïage Et l'ost, quant ele sera outre ; Peu vaut l'afaires
sans le coutre. Se cil enfant éussent kief, N'éuissent pas si
grant mesquief1.
Philippe Mousket a donc un rapport équivoque à
l'égard de la croisade, sans célébration
catégorique ni extrémisme. Elle s'installe cependant largement
dans le récit à mesure qu'elle se rapproche
géographiquement, et reste une donnée majeure du jeu
géopolitique (la référence à Jean de Brienne, roi
de Jérusalem de 1210 à 1225, puis empereur latin de
Constantinople de 1229 à 1237, se fait ainsi très présente
dans la dernière partie de la chronique). C'est surtout
l'hérésie qui se fait obsédante à la fin de
l'oeuvre, comme les Catiers de Stade, Bougres, Albigeois et ceux qu'il
appelle du même nom et qui essaiment dans le Nord. Mousket se fait alors
témoin important des premiers pas de l'Inquisition, menée par les
Ordres mendiants, dont on a vu que la parole se diffusait dans cette
première moitié du XIIIème siècle. Ainsi
voit-on, à côté de quelques critiques contre un
clergé jugé trop cupide, apparaître les Jacobins et les
Cordeliers qui eux mènent réellement la lutte contre
l'hérésie, sous l'impulsion conjointe du pape et du roi de France
:
Puis revint par France I Robiers,
I jacopins trop mal apiers,
Et dist qu'il ot més à Mélans
Et si eut esté par X ans
En la loi de mescréandise,
Pour connoistre et aus et lor guise.
Ardoir en fis tassés en oire
Droit à la Carité-sor-Loire
Par le commant de l'apostole,
Qui li ot enjoint par estole
Et par la volenté dou roi
De France, ki l'en fist otroi1.
1 Ibid., v. 29 226-37.
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Aussi faut-il sans doute voir dans la chronique de Philippe
Mousket une grande influence des Franciscains et des Dominicains,
déjà bien implantés dans les villes du Nord autour de
1230-12402, et dont le discours affirmait la
prééminence de la prédication sur la violence pour obtenir
la conversion, celle du combat contre les proches hérétiques
plutôt que contre les Infidèles outremer, celle du pape sur
l'empereur enfin, que l'on a vu plus haut poindre chez Mousket. L'insistance
sur la croisade albigeoise, notamment, pourrait ainsi s'expliquer par de
fréquents contacts avec la prédication mendiante.
Au-delà de la croisade comme expédition
militaire, c'est aussi un regard porté sur l'Orient, lointain et
fantasmé. Comme l'écrit J. Le Goff, « l'Orient, c'est le
grand réservoir du merveilleux, l'Orient, c'est le grand horizon
onirique et magique des hommes de l'Occident médiéval, parce que
c'est le vrai étranger, et parce qu'il a joué ce
rôle, si l'on peut dire, depuis toujours pour les Grecs et les Romains au
moins. Tout vient de l'Orient, le bon et le mauvais, les merveilles et les
hérésies »3. La geste d'Alexandre,
mêlée aux récits de croisade viennent nourrir cet
imaginaire de l'Orient. La légende du prêtre Jean appartient aussi
à ce corpus de mythes, dont le texte de la lettre à
Frédéric II est, on l'a dit, intégré au manuscrit
de la chronique de Philippe Mousket. La Bible ajoute elle-même un calque
symbolique sur la perception de la Palestine et de la Syrie. A. Grabois
souligne ainsi la coexistence, pour les hommes du XIIIème
siècle d'une géographie savante et d'une géographie sainte
de la Terre sainte4, que l'on retrouve bien chez Philippe Mousket.
Il y a d'une part la longue description des lieux saints qu'il interpole aux
vers 10 466-11 063, issue des Ecritures et portant un savoir
géographique symbolique :
Del mont de Cauvaire si a XIII piés, sans plus, jusques
là U la moitiés de tot le mont Est en largaice et en
réont5.
D'autre part, une connaissance plus précise et
empirique de la région quand il relate les expéditions : Damas,
Acre, Damiette, Le Caire (alors nommée Babylone), le Krak de
Montréal... Ces toponymes sont de plus cités sans
réelle
1 Ibid., v. 28 871-882.
2 J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation
dans la France médiévale », Annales ESC, 1970, 4,
p. 924-946.
3 J. Le Goff, « Le merveilleux... », op.
cit., p. 474.
4 A. Grabois, « From Holy Geography to
Palestinography: Changes in the Descriptions of Thirteenth Century Pilgrims
», Jerusalem Cathedra, 31, 1984, p. 43-66.
5 Reiffenberg, op. cit., v. 10 828-31.
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mise en contexte, ce qui tend à faire penser qu'ils
sont plus ou moins familiers du public.
L'Orient est inquiétant par son étrangeté
et aussi sa violence. L'imaginaire se tisse ainsi autour de la figure du Vieux
de la Montagne et de ses assassins, semble-t-il déjà bien connu
:
Or oïés miervelle autresi. Li Vious de la Montagne
oï Dire que li rois ert croisiés De France, si n'en fu pas
liés II siens Hakesins apiela Et II coutiaus leur balla, Et commanda mer
à passer Pour le roi Loéys tuer'.
Le récit est mêlé de peur et de respect
pour le Vieux et ses sbires. Quand finalement les deux assassins voient leur
mission annulée, Louis IX procède à un échange de
cadeaux diplomatiques :
Li rois moult biaus dons lor douna
Et sauvement les renvoïa,
Et à leur signor, par ses gens, Envoïa trop rices
présens2.
Ambivalence donc, mêlée de fantasmes et d'une
curiosité admirative. Comme J. Le Goff le souligne, « même si
leur mission était effroyable, ces terroristes fidèles
jusqu'à la mort au Vieux de la Montagne étaient des héros
de ce sentiment que les chrétiens féodaux prisaient plus que tout
: la foi et la fidélité. Orient détestable et merveilleux
»3. Cette attitude se retrouve pour les Mongols, dont le
surgissement fut un choc pour l'Occident. Aisément, ils furent
associés au Tartare, les enfers antiques et, par l'intermédiaire
de la Bible (Ezéchiel) et du Roman d'Alexandre, aux peuples de
Gog et Magog. On a évoqué plus haut le rôle de la rumeur
dans les informations lacunaires et inquiètes de Mousket :
A cest tans, ne tempre ne tart, Vint noviele que li Tafart,
' Ibid., v. 29 340-47.
2 Ibid., v. 29 382-85.
3 J. Le Goff, Saint Louis, op. cit.,
p. 552.
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Une gent de tière lointaine
(Jhésus lor doinst honte proçainne)
S'adrécièrent parmi Rousie.
Si l'ont praée et défroisie,
Et ne sai quante autre cité,
Dont pas ne me sont recordé
Li non, ne recorder n'es sai1.
Leur intention ne pouvait qu'être le ravage de
l'Occident. Plus encore, on disait qu'ils voulaient venir prendre les reliques
des Rois Mages, ces derniers étant identifiés aux seigneurs des
lointaines contrées dont venaient les Mongols. On voit ainsi la
confusion de multiples imaginaires (antique, biblique, merveilleux romanesque)
dans l'image donnée à l'Orient et aux peuples qui en sortent.
Encore une fois, nous pouvons constater comme la figuration de l'autre
fait appel à la légende, à la caricature et à
l'illusion, effrayée ou fascinée. Il est encore un dernier
lointain qu'il faut évoquer pour la chronique de Philippe Mousket,
ô combien ambivalent puisqu'il fonde aussi l'identité : celui du
passé.
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