5) Voir un peu plus loin : l'Empire et
Frédéric II
Philippe Mousket vit, on l'a dit, sur la rive droite de
l'Escaut, et donc dans l'Empire. Quelle conscience a-t-il pu avoir de cette
frontière et plus largement de cette entité politique imposante
qu'était alors le Saint Empire de Frédéric II ? Il est
difficile de le savoir. La frontière issue du partage de Verdun
était floue et depuis longtemps remise en cause par les
évolutions locales de la géographie féodale. Mousket
lui-même ne perçoit pas le rôle fondateur de cette
démarcation puisque, à défaut de citer le traité de
843, il ne fait que mentionner la prise de possession de la France par Charles
le Chauve au lendemain de la bataille de Fontenoy (v. 12 506-08) ; selon lui,
le royaume était déjà constitué en tant que tel,
malgré l'existence d'une mémoire historiographique du
partage2. Il affirme bien la juridiction de l'évêque de
Tournai sur la rive droite :
Encor lor fist-il confermer Tel cose que ne sai nommer, Et de
çà l'Escaut et de là, Tout si com sa puissance
ala3.
Ce droit est conféré de surcroît par le
roi Chilpéric : l'autorité sur la rive droite
relève-t-elle, pour Mousket, de la suzeraineté du roi de France ?
On touche ici à l'ambigüité d'un droit féodal qui
revendique sa légitimité du passé en gommant les
évolutions historiques. D'ailleurs, les nombreuses tentatives
d'unification politique et juridique des deux rives de Tournai au cours du
XIIIème
1 B. Guenée, Histoire et culture
historique..., op. cit., p. 102.
2 J.-M. Moeglin, L'Empire et le Royaume. Entre
indifférence et fascination, 1214-1500, Presses Universitaires du
Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2011, p. 17-42.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1152-55.
87
siècle, ainsi que les réactions du comte de
Hainaut contre ces empiètements prouvent que cette frontière
était un enjeu local bien connu. J.-M. Moeglin parle ainsi d' «
étonnante mémoire locale de l'emplacement de la frontière
»1. Pour désigner l'au-delà de cette limite
géographique, Mousket parle habituellement d'Allemagne, le
terme d'empire étant réservé à la vieille
signification d'imperium, c'est-à-dire l'appellation juridique
du pouvoir de commandement. Pour les habitants, les particularismes
régionaux sont préférés au terme plus
générique d'Alemant : Hainnuier, Avalois
(région de Cologne), Sesnes... Quant à l'empereur,
Mousket oscille entre roi et emperéour. Il semble donc
que l'Empire en tant qu'entité politique soit difficilement conçu
par le chroniqueur, et qu'il ait surtout eu la perception d'un certain nombre
de peuples plus ou moins rassemblés sous la coupe d'un empereur, dont la
prééminence théorique sur les affaires temporelles de la
chrétienté n'est clairement pas affirmée.
Le chroniqueur s'est pourtant intéressé à
cette partie de l'Occident et l'enjeu politique de l'élection
impériale est senti, notamment lors de la succession d'Henri VI et
l'imposition par Richard Coeur-de-Lion de son neveu Otton. L'Empire entre alors
en jeu dans la perspective de la rivalité dynastique entre les
Capétiens et les Plantagenêts, et plus largement de l'alliance
croisée avec les Staufen et les Welf qui se joue à
Bouvines2. Par la suite, Philippe Mousket relate certains
évènements qui ont lieu en terre d'Empire, sans trop
s'éloigner de ses environs géographiques : affaires de Hainaut,
hérésie de Stade, troubles dans le diocèse de Cologne. Son
époque est une période de forts échanges
économiques et d'une présence grandissante d'Allemands en
Flandre3, sans doute a-t-il pu être informé de quelques
incidents survenus plus à l'est. Ses informations restent
néanmoins lacunaires voire fantaisistes, soulignant la difficulté
pour un historien d'élargir sa zone géographique et la
réduction inévitable des représentations de l'autre
à quelques stéréotypes. Ainsi la longue explication (v. 20
137-352), dénuée de noms propres et romancée, qu'il donne
de l'abandon de l'hérédité pour le choix de l'empereur. Un
empereur mourut un jour en Terre sainte, laissant deux enfants derrière
lui. Son frère les enlève et les tient prisonniers, tandis que
lui-même prend les rênes de l'empire. Les héritiers
légitimes décèdent en captivité et les barons
combattent l'usurpateur avant de choisir son successeur par élection.
Au-delà d'un certain goût pour l'histoire édifiante,
Philippe Mousket nous montre aussi la conviction d'une certaine
supériorité de l'hérédité sur
l'élection, cette dernière résultant d'une usurpation.
1 J.-M. Moeglin, op. cit., p. 23.
2 Ibid., p. 44-51.
3 Ibid., p. 68.
88
Le procédé vise donc aussi à
décrire l'autre pour mieux affirmer son ascendant culturel et la
primauté de son système politique1.
Cette ambigüité, intérêt
mêlé de répulsion ou du moins d'irréductible
altérité, se retrouve avec Frédéric II. «
Stupor mundi », sa présence domine la première
moitié du XIIIème siècle. Mousket est un temps
séduit par sa figure romanesque et l'appelle de son surnom populaire,
« l'enfant de Pulle ». Son couronnement, récompense
d'une longue attente, est prétexte à une scène émue
:
Ensi, par l'uevre al roi de France
Fu li septres en acordance,
Quar tout li baron qui la èrent
L'enfant de Pulle couronnèrent.
El puing li ont le septre assis,
Ki de fin or estoit massis,
Et la couronne sour le cief
Li orent mise sans mescief.
Et il en a Dieu aouré,
Et s'en a de pitié ploré.
Ensi ot li enfés l'empire,
Ki de fine joie en souspire.
De cuer plorant larmes sans fiel,
A la couronne offierte au ciel,
Et si prist la crois d'outremer,
Pour l'amende mious afermer2.
Remarquons tout de même l'insistance sur le rôle
du roi de France dans son avènement, qui traduit la volonté de
reléguer l'empereur dans une position subalterne. Mais à mesure
que la puissance de Frédéric II s'affermit, le chroniqueur change
de ton. Son retard pour se croiser, ses guerres en Lombardie et sa lutte contre
le pape en sont les premiers signes. A la toute fin de la chronique, on ne peut
qu'être frappé par le contraste avec les débuts du
règne. Il est d'abord accusé d'avoir trahi la
chrétienté et d'avoir fait venir les Mongols ; il tient aussi
prisonnier de nombreux prélats qu'il laisse mourir en captivité,
allusion à la prise, en 1241, d'un bateau transportant des
évêques afin d'empêcher la réunion d'un concile
contre lui. Enfin, et sans doute faut-il y voir la raison de ce changement de
ton, c'est clairement la prétention à l'empire universel qui est
dénoncée, ambition pesant depuis longtemps déjà sur
les
1 Ibid., p. 308.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 782-98.
89
relations entre le roi de France et l'empereur. On sent alors
l'animosité de l'Occident contre Frédéric quelques temps
avant la tenue du conseil de Lyon1 :
Par le consel l'emperéour, Qui del monde de là
entor Voloit iestre par force sire, Et par son avoir et par s'ire, Et, par
outrage et par boufoit, N'à clerc n'à lai ne portoit foit, Ainc
faisoit partout les desrois2.
Le chroniqueur croit d'ailleurs bon de mentionner,
après la relation des querelles entre le pape et l'empereur, la donation
de Constantin, affirmant bien la position secondaire de l'empereur :
Emperéor fist d'un haut ome Et tout quan qu'il avoit
à Roume, Mais ses om liges en estoit Et quant son sacre prist avoit.
Tout ensi douna-on l'empire, Dont l'apostolités empire3.
De l'oeuvre de Philippe Mousket se dégage ainsi une
certaine ambivalence à l'égard de l'empire. Voisin, mais
déjà trop éloigné pour être exempt des
clichés et des fantasmes propres à l'autre, il suscite
la méfiance dans ses volontés hégémoniques et le
plus souvent l'indifférence tant qu'il ne croise pas la route des
Capétiens. Du moins le chroniqueur a-t-il porté son regard
au-delà du royaume de France. Plus loin encore, il est cependant un
autre horizon qui suscite l'imagination et l'écriture : l'Orient ouvert
par les croisades.
|