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La chronique de Philippe Mousket

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par Thibault Montbazet
Université Paris-IV Sorbonne - Master dà¢â‚¬â„¢histoire médiévale 2011
  

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4) L'histoire locale : Tournai et la Flandre

Philippe Mousket, s'il écrit l'histoire des rois de France, ne s'est pas départi de sa situation géographique. Dans une Europe perçue comme unie dans la chrétienté, les cadres de pensée sont en réalité largement pris dans le carcan local, dont l'identité linguistique et culturelle est forte et structurante. Aussi est-ce normal que chez Philippe Mousket Tournai, et plus encore la Flandre, soient comme le point de vue et le cadre privilégié du récit. La Flandre est présente tout au long du récit, dans des interpolations et au rythme de la succession des comtes qui scande la chronologie. Il fait très souvent appel à des toponymes locaux, qu'il ne prend pas la peine de situer, démontrant par là que les destinataires de son oeuvre sont avant tout flamands ou hennuyers. La Flandre n'est que rarement en elle-même le centre de la narration, mais est souvent le cadre géographique de l'histoire, ne serait-ce que par la relation des démêlés entre les rois et les comtes. Le chroniqueur est ainsi une des sources importantes pour l'histoire du Nord de la France au XIIIème siècle1.

C'est surtout le cas pour les temps contemporains de Mousket. Cette présence se fait plus insistante car on rentre alors dans l'ordre du témoignage2. On sent ici le poids du vécu et de l'entendu, et c'est à ce moment que le chroniqueur prend réellement parti. Les précédents comtes de Flandre ou de Hainaut avaient laissé de bons souvenirs et jouissaient de qualificatifs positifs malgré leurs guerres contre le roi de France. Ainsi pour Philippe d'Alsace (1157-1191) :

Et li quens Felipres de Flandres, Ses parins, ki plus q'Alixandre Fu larges et preus et hardis3.

Ou encore Baudouin IX (1194-1205) :

Que Bauduins li preus, li buens,

De Flandres et de Hainnaus quens, Li sages, larges et proissiés,

Se fu pour l'amour Dieu croisiés1.

1 Il est très souvent cité. Voir D. Clauzel, H. Platelle, Histoire des provinces françaises du Nord (dir. A. Lottin), t. II. Des principautés à l'empire de Charles Quint (900-1519), Artois Presses Université, Arras, 2008 ou R. L. Wolff, « Baldwin of Flanders and Hainaut, first Latin Emperor of Constantinople : his life, death and resurrection, 1172-1225 », Speculum, 27, 1952, p. 281-322.

2 Voir infra pour l'importance du témoignage chez Mousket.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 19 266-68.

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Avec Ferrand de Portugal cependant, la Flandre devient le centre des rivalités entre le Capétien, le Plantagenêt et l'Empire. L'enjeu flamand « s'internationalise » en quelque sorte, fait l'objet d'âpres luttes avant de rentrer progressivement dans le giron français. C'est cette époque de bascule dont parle le chroniqueur, temps charnière où le roi de France s'impose dans les affaires du Nord. Le chroniqueur a choisit son camp, ce qui ne l'empêche pas cependant de saluer parfois un geste des Flamands ou des Hennuyers. C'est d'abord le crime du saccage de Tournai, dont le comte de Flandre supportait mal la commune et sa reconnaissance par le roi de France, qui marque le changement de ton de Mousket à l'égard des Flamands :

Et li Flamenc et Hainnuier ;

Bourgois, siergant et cevalier,

As Prés-Porcins sont atravé,

Maint confanon i ot levé.

Et la nouviele vint au roi

Qu'il orent jà fait tel desroi,

Que sa chité assise avoient

Et que destruire le voloient.

(...)

Cruelment furent envaï

Fondent maisons, fondent celier,

Fondent loges, ardent solier.

Tot le païs ont mis à fuer

Ausement c'on a gieté puer.

(...)

Mais Ferrans et li quens Renaus

En esploitièrent, comme faus,

Et cil de Boves, par sa gille,

Qu'esranment qu'il orent la vile.

Des bourgois vorent prendre ostages

Et des plus rices et des plus sages.

Mais nus bourgois n'i vot entrer,

Et li Flamenc, sans demorer,

Pour çou que Ferrans fu séurs,

Abatirent portes et murs2.

Ce n'est pas seulement la félonie du comte Ferrand (« diable d'enfier », v. 22 290) et les intrigues de ses partisans qui sont dénoncés, mais aussi les

1 Ibid., v. 24 465-68.

2 Ibid., v. 21 833-34.

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Flamands dans leur ensemble. Ce détail est à relever pour saisir ce que Mousket revendique comme identité : à Tournai, ville du roi de France, s'opposent les « Flamenc et Hainnuier », ainsi perçus comme des altérités1. A Bouvines, cette différence s'impose plus encore. Tandis que les Français « Sont de tous cevaliers la rose » (v. 21 992), les Flamands sont « beubanciers » (v. 21 758). Et on lit encore :

Souvent oïssiés à grant joie Nos François escrier Monjoie2.

Il est donc certain que Philippe Mousket ne se perçoit ni comme flamand, ni comme hennuyer, mais comme tournaisien, et ainsi homme lige du roi de France. On a dit plus haut que la première moitié du XIIIème siècle est un temps charnière où l'équilibre entre le roi et le comte de Flandre se brise en faveur du Capétien. Mousket, en tant que partisan du roi de France, témoigne bien ici de cette nouvelle donne. Dans ce contexte, il y a un évènement qui l'a marqué plus que les autres : il s'agit de l'épisode du Faux Baudouin.

L'affaire a causé un important bouleversement dans le Nord de la France3, comme l'atteste le nombre des contemporains qui en parlent : Aubri de Trois-Fontaines, Baudouin de Ninove, Renier de Liège, Guillaume d'Ardres ou encore Albert de Stade, pour la plupart convaincus de l'imposture. Par la suite et jusqu'au XIXème siècle, une vaste littérature romantique et fictionnelle s'est constituée autour de cette histoire. Philippe Mousket, dans ce vaste faisceau de sources, est de loin le plus complet et le plus détaillé. Non seulement l'affaire semble l'avoir passionné mais il en est sans doute un témoin direct. En 1225, en effet, un ermite du bois de Glançon, près de Tournai, est reconnu comme le comte de Flandre Baudouin, premier empereur latin de Constantinople et disparu à la croisade en 1205. Captif des Bulgares, son sort n'avait pas été connu, causant maintes conjectures. Rapidement, la ferme croyance qu'il était vivant s'était répandue en Flandre. Mousket en atteste lui-même, comparant cette attente du retour de Baudouin à celle des Bretons pour le roi Arthur (v. 24 626-28). L'atmosphère particulière qui régnait alors en Flandre était propice à la diffusion d'une telle rumeur. Le comte Ferrand était prisonnier du roi de France et c'était sa femme, Jeanne, qui gouvernait le comté, assistée d'un conseil pro-Français constitué notamment d'Arnould d'Audenarde. Des

1 Pour l'importance d'un patriotisme tournaisien, voir infra, p. 113.

2 Ibid., v. 21 137-246.

3 Voir J. W. Jaques, art. cit. et R. L. Wolff, art. cit.

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scandales domestiques avaient entachés la famille : Marguerite, la soeur de Jeanne, avait d'abord épousé Bouchard d'Avesnes en 1212, avant d'être forcée par la comtesse de divorcer puis de se remarier avec Guillaume de Dampierre. Un fort parti de mécontents s'était formé contre Jeanne, animé par Bouchard d'Avesnes qui réclamait ce qui lui était dû. Des guerres privées s'en étaient suivies qui ravagèrent en partie les campagnes flamandes. Aussi le climat était-il favorable à l'étincelle du Faux Baudouin. L'ermite fut aussitôt récupéré par les opposants à Jeanne, et ce n'est pas un hasard si Bouchard fut l'un des premiers à aller questionner celui qui commençait à faire parler de lui. L'affaire prit de l'ampleur, à tel point que Louis VIII lui-même envoya des proches tenter de reconnaître Baudouin. En réalité le roi de France avait tout intérêt à s'ingérer et à garder en place la comtesse Jeanne qui lui était plus favorable que son époux. Aussi, quand elle fut chassée de son comté par l'imposteur le roi de France lui prêta une forte somme et lui promit de l'aider. Mousket écrit :

Mais sor tous li bons rois de France

Garandi la contesse France.

Conseil ot qu'al roi s'en iroit,

Son signour, son couzin tot droit,

Mierci proiier et querre aïe

Del paumier et de sa maisnie,

Et des Valencenoi aussi,

Ki traiie l'orent ensi.

(...)

Plainte s'est et li rois l'oï,

Confortée l'a, s'el goï,

Et dist qu'il li rendra sa tière,

Car il estoit ciés de la gierre,

Si que Flandres tenoit de lui1

Le chroniqueur, qui insiste sur la position de vassalité de la comtesse, a bien compris comme l'affaire servait les intérêts du roi de France en Flandre. Et en effet, l'épisode du Faux Baudouin marque l'influence de plus en plus nette des Capétiens dans le comté, et permet en 1226 la prise définitive de l'Artois. Aussi Philippe Mousket se montre convaincu de l'imposture de l'ermite et raille la crédulité de ses partisans :

Or vint en Flandres li paumiers

1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 893-907.

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Qui n'en fu mie coustumiers.

Se Dieux fust en tière venus,

Ne fust-il pas mious recéus

D'abés, de moines et de clers,

Quar li païs iert moult emfers.

Rices présens li aportoient

Li fol buisnart, qui tot perdoient1.

(...)

Et les sages fist comme fos

Croire ses dis et ses boins cos.

Caus de St.-Jehan l'abéie [Saint-Jean de Valenciennes]

Fist-il muser à la folie.

Ses grenons rère li faisoient,

Pour saintuaires les guardoient ;

Et cil de Binc, sans nul desdaing,

Burent plus d'un mui de son baing2.

Et après avoir décrit par le menu le terrible châtiment dont est victime l'imposteur, il n'a pas de mots assez durs contre lui :

S'en doivent iestre moult honteus

Si homme, qu'ainc ne fu maus teus,

Que de leur dame, la gentil, Voloient faire anciele vil, Et d'un sierf avolé, puant, Boisteus, faus hiermite et truant, Voloient faire emperéour, Conte et prince de grant ounour ;

Et viestoient dras d'escarlates Ki sas déuist vestir et nates3.

Philippe Mousket montre bien ici comme la société médiévale supportait mal l'usurpation, signe de désordre et de bouleversement de l'harmonie voulue par Dieu. Chacun possède un rang (que l'on voit ici marqué par les vêtements) et doit s'y maintenir sans déroger. Qu'un serf veuille se faire empereur, il n'y avait sans doute pas de pire crime.

Finalement, après cette affaire, tout semble joué pour la Flandre. Mousket évoque sans commenter les longues querelles entre les Avesnes et les Dampierre

1 Ibid., v. 24 851-58.

2 Ibid., v. 25 117-24.

3 Ibid., v. 25 311-20.

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et quand les barons se soulèvent contre Blanche de Castille et le jeune Louis IX, le chroniqueur précise qu'à présent le comte de Flandre se tient tranquille. Mousket s'intéresse à d'autres fronts, la croisade, en Occitanie et en Orient. Plus près, l'Empire est aussi présent. Nous verrons cependant que, s'il a su dépasser l'histoire locale, il tombe dans les stéréotypes et les fantasmes. Comme l'écrit Bernard Guenée, constatant le nombre restreint d'ouvrages disponibles, « un historien, fût-il doué, eût-il accès à une bonne bibliothèque, était condamné dès que ses ambitions s'élevaient au-dessus de l'histoire locale, à un récit attendu et traditionnel »1. Pour un amateur de surcroît, dont l'accès aux sources était limité et conditionné, saisir l'histoire générale était compliqué.

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci