3) Les grands rivaux Plantagenêts
Après les Normands, donc, le récit se tourne
vers les rois d'Angleterre. Ce sont trois grandes figures qui sont surtout
évoquées, trois personnages qui ont joué un rôle
important dans les relations avec la France entre la fin du
XIIème et le début du XIIIème
siècle et qui illustrent l'ambigüité de la chronique
à l'égard
1Ibid., v. 13 948-58.
76
des Plantagenêts : à la fois rivaux principaux
des capétiens, « gent sote » à l'origine
maléfique (on a vu plus haut le récit de l'ascendance diabolique
d'Aliénor), et en même temps héros de l'histoire.
A ce titre, c'est surtout la place donnée Henri le
Jeune, fils d'Henri II, qui étonne. Mousket éprouve une
réelle fascination pour le personnage, incarnation courtoise et
chevaleresque, héritier légitime des héros épiques.
Tout en maintenant une curieuse confusion entre le père et le fils,
qu'il semble devoir au texte de l'Anonyme de Béthune et cela à
propos du surnom de Court-Mantel (dont l'origine fait l'objet d'une longue
anecdote et de réflexions sur les moeurs vestimentaires des
Anglais)1, le chroniqueur entame bien vite un éloge du
personnage tout juste couronné. Il y loue des qualités proprement
chevaleresques, art de la dépense, prouesses en tournois, entretien
d'une importante mesnie :
A son vivant, fu moult courtois, Chevaliers ama et tournois,
N'iert avers ne faus ne cuviers, Ain sert li sires des haubiers, Et si tint de
maisnie entière
C cevaliers portant banière, Et fu plus larges
qu'Alixandres. Si venoit tornoïer en Flandres. Quan que ses pères
li dounoit, Devens IIII jors ne paroit, Quar il dounast ains I castiel Que nus
autres I seul gastiel, Ne il ne fust jà le jour liés Qu'il
n'éuist Ve mars baillés As cevaliers ki le siervoient,
Ki pris et los partout avoient, Quar en nule tière n'eust Chevalier ki
de grant pris fust, Que il ne dounast tant celui Que tous jors l'éuist
avoec lui. Li rois Henris au Cort Mantiel, Ses pères, ferma maint
castiel Pour lui et pour sa grant proaice Et pour sa très grande
largaice2.
1 Histoire des ducs de Normandie..., op.
cit., p. 82.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 18 856-79.
77
On ne trouve pas un tel éloge chez l'Anonyme de
Béthune, sa source probable, ni l'anecdote sur les manteaux de la cour
d'Angleterre (l'origine du surnom est évoquée dans quelques
chroniques comme un effet de mode à la cour, mais ne fait pas l'office
d'un tel développement), et il faut sans doute voir ici un
intérêt propre à Mousket, signe de l'attention qu'il porte
aux badinages et aux jeux courtois. L'épanchement du chroniqueur sur ces
valeurs, qui fait écho au prologue, se retrouve encore après la
mort d'Henri le Jeune. Rarement il fait si grand cas du décès
d'un personnage : seuls Charlemagne, Philippe Auguste et plus tard le comte de
Saint-Pol font l'objet d'un tel éloge post mortem :
Adont s'avint pour une guierre, Que li jovènes rois
d'Engletière Henris, li preus et li saçans, Li nobles et li
embraçans D'amour, d'ounor et de noblece, De courtoisie et de proecce,
Li sages, li simples, li biaus, Ala soujourner à Martiaus, Quar el
païs s'estoit amors : Là le prist maus dont il est
mors1.
Il est unanimement pleuré et l'on aperçoit alors
toute la petite société qui évolue autour de ces
chevaliers et que Mousket connaît pour être active en Flandre
autour des villes :
Et, se verté dire vous voel, Grant rage et dierverie et
duel En faisoient li soldoïer, Li siergant et li esquier. Mais li dious ne
fait à celer Que faisoient li bacheler, Ki d'amors et d'armes vivoient
Et tout de sa mesnie estoient, Et li marcéant que faissoient, Ki les
avoirs i gaégnoient, Et des armes et devaus, Et des samis et des bliaus,
Qu'il li vendoient pour douner2.
1 Ibid., v. 19 378-87.
2 Ibid., v. 19 394-406.
78
Le personnage fascine parce qu'il est un parangon de la
chevalerie et qu'autour de lui gravitent les plus importants tournoyeurs du
temps. Mousket n'est du reste pas le seul, et cette admiration se retrouve dans
la Chanson de Guillaume le Maréchal, dans les oeuvres de
Gislebert de Mons ou de Lambert d'Ardres. Un planctus est aussi
écrit par Bertrand de Born à sa mort. Faut-il y voir une
quelconque adhésion du chroniqueur pour les rois d'Angleterre (Henri le
Jeune est décédé avant son père, mais il
était lui-même couronné) ? Rien n'est moins sûr. En
réalité, Henri fait quasi figure de Français : en guerre
ouverte contre son père, il rejoint un temps les rangs de Louis VII et
vit majoritairement en France pour courir les tournois (qu'on dit ludus
gallicus). Sa figure fait du reste largement contraste à celle de
ses deux frères.
Comme chez Gislbert de Mons, Richard Coeur-de-Lion s'oppose
dans la chronique trait pour trait à son aîné. Alors que
lui aussi fait la guerre à son père et attire de nombreux
chevaliers en quête de soldes et de prouesses, « hardis et
senés » nous dit Mousket, il n'en reste pas moins une figure
négative, voire anti-chevaleresque. « Fel et hardis comme
lupars »1, il prend toute sa mesure durant la croisade
où il tente d'assassiner le roi Philippe. On le voit certes s'y battre
vaillamment, mais toujours de manière fausse et rusée. Il jalouse
l'honneur du Philippe Auguste et manque à ses devoirs de vassal :
Mais li rois Felipres de France Estoit de plus grant ounorance En
l'ost, et plus amés de lui ; S'el haïrent, n'i ot celui
Des Englois, et li rois Ricars Fu sour le roi Felipre escars Et
d'amour et de loïauté, De compagnie et de
bonté2
La querelle avec le duc d'Autriche pour une histoire
d'hôtel et de bannière n'est pas non plus présentée
en sa faveur. Pour Mousket, il en vient même à trahir la cause
chrétienne pour pactiser avec Saladin et le fait quitter la Terre sainte
aussitôt après Philippe Auguste. En réalité, on
connaît par le trouvère Ambroise les efforts que mènent
Richard contre Saladin bien après la prise d'Acre, et ce jusqu'à
Jérusalem. Suite logique chez Mosuket, le récit
pathétique
1 Ibid., v. 19 527.
2 Ibid., v. 19 626-33.
79
de son épopée en Allemagne puis de sa
captivité n'est qu'une longue raillerie à son encontre. Les
informations sont détaillées et beaucoup plus
développées (200 vers, du v. 19 839 à 20 040) que dans les
autres récits que l'on connaît. Déguisé en valet de
cuisine, il est surpris dans les cuisines d'un château à faire
tourner le chapon comme un vulgaire saucier. Mousket fait largement usage du
discours direct et nous livre une relation complète et vivante de
l'affaire. Cette présentation négative de Richard se retrouve
assez chez l'Anonyme de Béthune, bien que de façon beaucoup moins
développée, et dans des termes similaires dans la Chronique
d'Ernoul1. Ce dernier, partisan de Conrad de
Montferrat contre Guy de Lusignan et donc opposé au camp de Richard,
parle également de l'empoisonnement de Philippe Auguste. L'anecdote du
valet de cuisine s'y retrouve également, ainsi que chez le
Ménestrel de Reims, mais rarement ailleurs. Philippe Mousket se montre
donc ici plutôt original comparé aux sources connues.
Richard, négatif de son frère Henri, n'en reste
pas moins une figure chevaleresque et, lors de sa mort, après une avoir
parlé une dernière fois de sa félonie, Mousket nuance :
Mais ce ne doit-on pas céler Que soldoïer et
baceler,
A qui il dounoit les grans dons Pour guerroiier dus et barons,
N'en demenasent trop grant duel, Se vérité dire vous
voel2.
Au contraire, le dernier frère Jean Sans Terre n'a rien
de chevaleresque. Il est avant tout un couard et un tyran. Figure du roi cruel,
il se discrédite dès les débuts de son règne, en
donnant la mort à son neveu Arthur de Bretagne :
Et Artus, li nouviaus gueriers, Se fu en I celier repus,
Et tant qu'il i fu percéus. Si fu pris et livrés al
roi, Son oncle, à moult petit conroi. Et il le mist en tel prisson, U il
moru par mesproisson ; Quar on dist k'il le fist noiier, Pour çou qu'il
l'osa renoïer1.
1 Recueil des historiens des croisades, t.
II, p. 179-80.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 20 555-60.
80
A ce titre, Mousket participe de la légende noire
tissée autour du personnage et que Shakespeare contribuera à
populariser. On la retrouve dans la plupart des textes historiographiques
contemporains, même anglais. Par la suite, dans les affaires de Flandre
qui précèdent la bataille de Bouvines, Jean brille par son
absence. Sa défaite à la Roche-aux-Moines est
expédiée en quelques lignes. En revanche, son discrédit
face à ses barons et l'expédition d'Angleterre par le futur Louis
VIII qui suivit, fait l'objet d'un long récit. C'est encore en tant que
tyran et de mauvais seigneur qu'il est attaqué :
Et si home point ne l'amèrent Encontre lui se
relevèrent, Car et lor femes et lor filles Bourgoises, vilainnes,
gentilles, Prendoit à tort et droit,
Et tant les avoit en destroit Qu'il maintenoit ses cevaliers
Comme vilains et pautouniers2.
Philippe Mousket, contrairement à sa source (le
fragment attribué au patronage de Michel de Harnes), ne s'étend
pas plus sur les raisons du soulèvement et de l'appel à Louis. Il
saute les évènements de la Magna Carta pour se
concentrer sur le rôle du Français dans l'expédition, son
seul intérêt. C'est une promenade de santé, où Jean
se dérobe et fait pâle figure. A sa mort, durant l'affaire, il
n'est guère regretté. Philippe Mousket déplore quant
à lui que cette campagne ne soit pas allée au bout et que Louis
ait renoncé à la couronne. Jean Sans Terre apparaît
dès lors comme un roi tyrannique et faible, image que la tradition lui a
très tôt accordée.
Par la suite, les rois d'Angleterre sont beaucoup moins
présents dans le récit. Il reste en tous les cas une
ambiguïté vis-à-vis des adversaires des Capétiens :
si Henri fut un personnage aimé et admiré, Richard et Jean
servirent de commodes contrepoints à la figure souveraine et courtoise
de Philippe Auguste. Mousket nous livre des récits indépendants
d'autres sources et parfois originaux. Sa position à l'égard des
Plangenêts demeure cependant traditionnelle, proche de celle
adoptée par l'historiographie pro-française.
1 Ibid., v. 20 618-26.
2 Ibid., v. 22 477-84.
81
|