2) D'autres héros : les Normands
L'une des particularités de la chronique de Philippe
Mousket est la place que prend la geste des Normands dans une histoire qui est
censée être celle des rois de France. On l'a dit, il faut sans
doute y voir une influence des sources du chroniqueur. Certaines compilations
en français intègrent, parfois, une chronique normande qui
consiste en une traduction de Guillaume de Jumièges
complétée et agrémentée d'autres apports. En tous
les cas, Mousket gonfle largement ces sources connues et c'est sur près
de 3000 vers que les ducs de Normandie tiennent le haut du pavé.
Les premières apparitions des Normands dans la
chronique sont succinctes et consistent en brèves évocations de
leurs raids. Le terme « Danois », est plus utilisé que celui
de Normands, pour distinguer les païens destructeurs de leurs successeurs
civilisés. Au début du règne de Charles le Simple
cependant, Mousket interrompt sa relation et interpole une traduction
abrégée des Gesta Normannorum ducum de Guillaume de
Jumièges, qui commence par une description du monde et sa division en
trois parties. Le chroniqueur annonce cette digression par une transition
commode et classique :
La tière tinrent en grant pais. Une pièce atant le
vous lais, De Carlon le Cauf si dirai, Des Normans itant que g'en
sai1.
C'est donc comme pour relever le récit des
règnes de Charles le Simple et de ses successeurs, trop peu
documentés et trop peu mouvementés à son goût, que
Mousket fait de cette digression le centre de son récit. « En
grant pais », ils contrastent en effet avec ceux de Charlemagne et de
ses successeurs, gonflés par les héros et les batailles
épiques. En outre, les troubles dans la succession dynastique et la
montée sur le trône de souverains à la
légitimité fragile, ne faisaient pas des rois de France du
Xème siècle les pièces de choix d'un
récit laudatif. C'est donc depuis la Normandie que nous sont
racontés les règnes des
1 Ibid., v. 12 855-58.
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derniers Carolingiens et des Robertiens. La mort de Raoul est
ainsi située chronologiquement en fonction des ducs de Normandie :
Al tans Guillaume, le fil Rou, Si avint-il apriés I pou
Que dont moru li rois Raous, Qui moult fu preus et
vigerous1.
Tandis que, plus loin, la montée sur le trône de
Louis IV est en partie mise au crédit de Guillaume Longue-Epée
:
Hue li grans et li barnés De France tout
communément, Par le consel nouméément Le duc Willaume des
Normans, Qui moult estoit preus et vallans,
Redemandèrent tot en apiert, Par l'arcevesque Ghilebiert,
Loéis, ki fus fius Charlon2
La concurrence ne se fait pas partout cependant : si la
chronique normande de Guillaume de Jumièges donnait des origines
troyennes aux Danois, Mousket saute ce passage et se contente d'évoquer
l'ancêtre dynastique Danaus/Daniel. Il était
hors de question de leur accorder cette dignité réservée
aux Francs.
Il n'en reste pas moins que les héros d'alors sont
normands. C'est d'abord la figure de Rollon, Rou, qui s'impose des
vers 13 216 à 13 772. Son personnage est positif, même quand il
combat les Français et ravagent leurs terres. L'influence du Roman
de Rou de Wace est assez présente, donnant un tour romanesque au
récit : visions, prophéties et aventures solitaires se
multiplient alors. Mousket interpole également une prédiction,
que l'on ne trouve pas dans les autres sources normandes, faite par un inconnu
à Rollon et qui lui annonce sa postérité :
Et s'ot devant lui I monciel De cendres, en l'aistre del feu.
Esparses les a en cel leu, VII roies i fist d'un baston
1 Ibid., v. 14 011-14.
2 Ibid., v. 14 018-25.
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Qu'il n'I a dit ne od ne non, Et si desfit les roies luès,
Quart de plus ne li estoit wés, Que çou fu en senéfiance
Que donques iroit à faillance La lignie Rou ; ensi fu,
Et li preudom ot despondu1.
C'est ensuite son fils, Guillaume Longue-Epée, qui
prend le relais. Les rois de France s'efface encore derrière lui
jusqu'au vers 14 408. Le personnage est lui aussi positif, seigneur si bon et
si pieux qu'il avait, nous dit Mousket, l'intention de se faire moine. Son
assassinat fait l'objet de l'offuscation du chroniqueur, scandalisé par
une telle trahison dans laquelle, du reste, le rôle du roi de France
était assez ambigu... Progressivement, pourtant, ce dernier reprend sa
place dans le récit. A partir du règne d'Hugues Capet, la
narration se recentre à nouveau sur les rois, même si la Normandie
reste très présente, notamment dans ses rapports avec
l'Angleterre. En réalité, on voit bien que le front historique
s'est déplacé vers l'Ouest. Les problèmes de succession en
Angleterre avant et après Guillaume le Conquérant occupent une
place centrale, comme par la suite les premiers Plantagenêts. Comme chez
l'Anonyme de Béthune, source probable de Mousket, la geste des ducs de
Normandie se perpétue dans les rois d'Angleterre, et fait pendant
à l'histoire des rois de France. Cet intérêt montre aussi
la place singulière de la Flandre, à cheval entre les influences
anglaises et françaises et dont le jeu politique intriquait les
intérêts des deux dynasties. Les Normands offraient aussi à
Mousket le matériel nécessaire au plaisir littéraire et
à l'enrichissement de sa narration, contrairement aux derniers
Carolingiens. Ce long écart géographique n'est donc pas à
percevoir comme le signe d'un patronage particulier ou d'un lien avec
l'aristocratie normande. Du reste, la prise de la Normandie par Philippe
Auguste en 1204 ne soulève aucun regret ni réaction chez le
chroniqueur.
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