IV.
Philippe Mousket, l'espace, le temps et
l'histoire
Après nous être intéressés à
l'auteur et à l'oeuvre dans ses aspects formels, il faut maintenant se
pencher sur le contenu de la chronique de Philippe Mousket, sur ce qu'elle peut
nous apprendre du regard d'un Tournaisien du XIIIème
siècle sur le monde qui l'entoure, sur le passé et le cours de
l'histoire. C'est de sa position dans le temps et dans l'espace qu'il observe
ceux qui l'ont précédé et trace une ligne de perspective
dans l'histoire. Se dégagent d'abord deux pivots principaux autour
desquels s'articulent pour Philippe Mousket l'histoire des rois de France :
Charlemagne et Philippe Auguste. A leurs côtés, un autre peuple
les concurrence et s'intègre dans un même élan d'exploits,
les Normands, auxquels succèdent ensuite les grands rivaux
Plantagenêts. Les intérêts de Philippe Mousket dessinent
également une certaine géographie : la Flandre et le Nord de la
France ; puis un peu plus loin l'Empire et l'Occitanie ; enfin, l'Orient des
croisades, cet « horizon onirique » dont parlait J. Le Goff. Il
faudra enfin en dernier lieu s'interroger sur ce que l'écriture de
l'histoire révèle comme cadres temporels et comme perception du
passé. Ces quelques approfondissements permettront de cheminer dans
l'oeuvre longue et dense de Mousket et d'y repérer certains
détails susceptibles de nous éclairer sur les raisons
d'écriture.
1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste
a. Le Grand Empereur
Le règne de Charlemagne est clairement la partie phare
de la chronique de Philippe Mousket : d'une durée de 46 ans, il occupe
à lui seul 31% de l'oeuvre, soit 9791 vers1. Certes, il ne
faut pas négliger la période contemporaine de l'auteur
correspondant, en 20 ans, à 23% de la chronique et interrompue seulement
par l'inachèvement du texte. Il n'en reste pas moins que le règne
de
1 Voir partie I. 1).
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l'empereur franc occupe une place à part dans
l'histoire des rois de France selon Mousket. Alors que jusqu'à la fin du
XIIème siècle la rupture dynastique de 987
embarrassait les Capétiens et qu'ils avaient pris l'habitude
d'être ces « rois légitimes aux ancêtres discrets
»1, le règne de Philippe Auguste réintroduit
l'ambition d'une légitimité carolingienne. Son mariage avec
Isabelle de Hainaut, descendante du compétiteur d'Hugues Capet Charles
de Basse-Lotharingie, permet à l'idéologie capétienne de
développer le thème du reditus regni Francorum ad stirpem
Karoli et d'atténuer l'usurpation fondatrice (André de
Marchiennes, Gilles de Paris...) 2 . Ce contexte politique et
idéologique particulier flatte ainsi le thème de Charlemagne,
déjà privilégié dans l'écriture historique
au XIIème siècle et entretenu par la
littérature épique qui se voulait la mémoire vivante des
temps carolingiens. La lignée des rois de France tend à
s'homogénéiser dans un fil continu qui embrasse les trois
dynasties mérovingienne, carolingienne et capétienne.
Philippe Mousket est dans l'air du temps. Dans son histoire
des rois de France, on sent que la succession se justifie et se résume
dans celui qui la symbolise. Le récit du règne de Charlemagne est
entrecoupé de portraits et de dithyrambes répétitifs,
relevant à la fois de ses sources (notamment Eginhard), d'un style
formulaire de type hagiographique et épique (référents
animaux, ou épithètes récurrents - « Le preu, le
sage, le vallant »). La chronologie est confuse, le rythme
s'accélère, ralentit et bien souvent piétine comme dans
l'écriture pathétique et lancinante des chansons de geste. La
narration commence d'abord par reprendre la Vita Karoli d'Eginhard,
mêlée à des interpolations propres à Mousket ou
tirées de chansons du Cycle du Roi. Puis elle est interrompue par le
long récit des campagnes d'Espagne et de la bataille de Roncevaux (5086
vers), articulation du Pseudo-Turpin et de la Chanson de
Roland. Ici, c'est les héros de l'épopée qui tiennent
le haut du pavé, Roland, Olivier, Ogier, et Charlemagne semble
être relégué dans le rôle traditionnel du roi dans
les chansons de geste : figure tutélaire et lointaine,
vénérable arbitre des conflits entre lignages féodaux.
Après la disparition de Roland, cependant, le texte se mue en un
panégyrique continu et Charlemagne revêt une aura de
sainteté, culminant dans le récit de son pèlerinage
à Jérusalem et la longue liste des reliques rapportées. Il
reprend ensuite le fil interrompu d'Eginhard pour la fin de sa vie et
s'attèle à un dernier éloge-portrait dans lequel on voit
se dessiner une image de la société médiévale :
1 B. Guenée, « Les
généalogies entre l'histoire et la politique : la fierté
d'être Capétien, en France, au Moyen Âge »,
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 33/
3, 1978, p. 453.
2 B. Guenée, art. cit.
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Bons clercs estoit et s'amoit clers, Tous çaus k'il sot
loiaus et fers, Et sovent grans biens lor faisoit. Et chevaliers moult
ounouroit, Mescines, pucieles et dames Destornoit volentiers de blames ; Si
amoit bourgeois et vilains, Quant il les sot d'aucun bien plains1
On voit poindre aussi les valeurs essentielles à la
royauté et les quatre vertus cardinales systématisées dans
la théologie chrétienne2 : la piété
(mesurée, toujours, car personne ne veut d'un roi bigot), la sagesse,
l'art oratoire, la charité, la tempérance et la justice (en
faveur des faibles et exercée contre les méchants) :
Volentiers antoit sainte glise Et ascoutoit le Dieu service, Et
moult iert biaus parleurs et sages, Si iert à povre gent moult larges Et
as autres selonc lor oevre, Famillous peut, les nus recuevre, As pelerins del
sien douna Volentiers quant les encontra. (...)
Mais moult avoit sens et meseure ; Pour les biens dont il fu
dontés Si estoit il partout doutés,
Comme rois et com emperères,
Buens justiciers, bon conquerères3.
Son rôle de roi justicier est largement
développé tout au long du récit, notamment par la longue
suite des conquêtes qu'égrène Mousket. La violence du roi
est légitime et juste, car elle doit guider le peuple sur la voie droite
:
Al tans que Karles à poisance Sostenoit la tière de
France ; Si avoit sainte glise éu
1 Reiffenberg, op. cit., v. 11 680-87.
2 Y. Sassier, Royauté et
idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe -
XIIe siècle), Armand Colin, Collection U, Paris, 2002.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 11 688-703.
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Maint contraire, mais desfendu L'avoit li rois, et guardé
bien Qu'à painnes i perdirent rien. Aussi com li vilains sa vache Et son
buef donte de sa mace Et tant les enbat et kastie Que la tière en
ère et deslie ; Tout aussi les castioit-il, U il les metoit à
escil,
U à la mort, à grant hontage, U il ièrent en
vil servage1.
Charlemagne représente un des modèles
littéraires du roi chrétien. En tant qu'empereur, ses
conquêtes tendent à se confondre avec la chrétienté
toute entière :
La tière à l'Andalus prist-il Et mist à
cendre et à exil, Et la tière de Portigal
Qu'il départi tout par ingal ; (...)
De l'une mer jusqes à l'autre Conquist li rois, lance sor
fautre, Et Danemarce et Engletière, Alemagne et Saisogne à
gière, Et si reconquist Belléem Et la tière de Jursalem ;
Très dont que Cézar Julius Et l'autres Cézar Augustus
Regnèrent par trestot le mont, Ki grant pooir orent adont, Ne
régna nus ki si preudom Euist estet jusques à som.2
Du reste, le style annaliste et syncopé de la
première partie, suivi par le récit circonstancié des
campagnes contre les Sarrasins en Espagne et en Terre sainte, donne
l'impression d'une chrétienté assiégée dont
Charlemagne est l'incarnation et le défenseur zélé :
1 Ibid., v. 10 022-35.
2 Ibid., v. 12 048-73.
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De toutes pars à grant plenté Travelloient
crestienté ; Et li rois, ki s'en offendoit, De toutes pars le
deffendoit, Et tant partout s'en avanci Qu'il venoient à sa
mierci1
Le roi enterré, une phrase prophétique fera
encore écho à cette posture :
S'ot tourné son vis viers Espagne Ce fut
démostrance et ensagne Qu'encor Sarrasins maneçoit De joiouse
qu'el puing tenoit2.
On dépasse parfois le rôle habituel dévolu
en Occident au souverain temporel pour tomber dans l'image d'un roi
prêcheur et quasi-sacerdotal :
Pour les anemis Dieu abatre Et la viertu Dieu anoncier Et sa
naissance praiecier3.
Le lexique hagiographique se fait parfois très
prégnant. Vers 3774-3933, Mousket énumère des hommes que
Charlemagne a convertis, non seulement par l'épée mais aussi par
l'éloquence et le sermon. Ce passage revêt ensuite une dimension
eschatologique et l'empereur se voit conféré le rôle de
pasteur suprême. Le chroniqueur interpole d'ailleurs ici la parabole des
talents qui fait partie de la petite apocalypse de l'Evangile selon Matthieu
(Mt 25), avant de conclure :
Si fu Carles li rois lumière Et tierce et seconde et
première Pour resplendir sor tos les rois Ki gent tenoient en conrois En
nostre tieriiene vie4
Le Charlemagne de Mousket est donc plus que l'empereur
à la barbe fleurie issu de la littérature épique. C'est un
personnage construit par diverses
1 Ibid., v. 4052-57.
2 Ibid., v. 12 130-34.
3 Ibid., v. 4061-63.
4 Ibid., v. 3916-20.
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influences, à l'intersection de l'ancêtre
dynastique glorifié, de la littérature profane et des vieux
discours idéologiques et parénétiques sur la
royauté sacrée et pastorale. Son temps est celui des héros
des chansons, bon temps d'une courtoisie véritable et joyeuse, mais il
reste avant tout un modèle royal, à cheval entre le temps
historique et mythique, qui pénètre la lignée de ses
descendants et retrouve incarnation dans le règne de Philippe
Auguste.
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