c. Une écriture pour resgoïr
Pour Mousket, ses contemporains ne savent plus faire
mémoire des belles histoires du temps passé et ne veulent plus
« oïr / Son n'estore pour resgoïr »3.
Lui, en mettant en rime l'histoire des rois de France et des anciennes
prouesses, va leur redonner goût à la courtoisie. Il multiplie
ainsi les récits de visions, de miracles et de merveilles pour relever
sa narration. Nous avons cité les prophéties de Merlin, mais il y
a d'autres occurrences, comme celle qui prédit à Rollon que sa
lignée se composera de sept rois avant de s'éteindre, et que l'on
ne trouve nulle part ailleurs (v. 13 909-14 010). Partout où il
réduit les
1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 161-170.
2 R. N. Walpole, Philip Mouskés and the
Pseudo-Turpin... op. cit., p. 395.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.
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développements trouvés dans ses sources, il
s'efforce de garder ce qu'il y a de plus étonnant et de plus
intéressant pour l'auditoire. Il aime les legenda, les
histoires « qui méritent d'être lues », comme celle du
Juif errant qu'il est l'un des premiers à mettre par écrit (v. 25
485-25 552) et qui sera une des sources d'Apollinaire. Ces historiettes
privilégient en quelque sorte la fiction sur les explications
réalistes ; c'est ainsi le cas pour l'empire, où Mousket utilise
ce genre de récits pour raconter l'origine du principe de
l'élection ou de la guerre de Frédéric II à son
fils. Elles prennent parfois le tour de l'anecdote, qu'il amplifie, comme celle
de l'étranglement du comte d'Essex Godwin avec un morceau de pain. On ne
la trouve ni dans les chroniques normandes latines, ni chez Benoît de
Sainte-Maure, et elle est à peine évoquée chez l'Anonyme
de Béthune1 et chez Wace2. Mousket, lui,
l'étend sur 50 vers (v. 16 574-624), utilisant abondamment le discours
direct. Les paroles rapportées sont justement un des caractères
du style du chroniqueur et sont destinées à rendre le
récit vivant : c'est, parmi bien d'autres, l'amusant pastiche de
provençal quand il fait parler Raymond VII de Toulouse :
Et avoit li quens Romons dit, Oïant tous sans nul escondit :
« Signar, non fas, per vostre sère, Que bien m'estave de la gerre,
Avant lo fas, per Deu amor, Et non qer far à negun jour, Rendon sie
crestiiens faus. »3
Si Grégoire de Tours exploitait lui aussi largement le
discours direct, il est plutôt rare dans les textes latins et plus
présent dans les oeuvres en langue vulgaire, témoignant encore
une fois d'une influence de la littérature. Celle-ci, on l'a vu tout au
long de cette partie, est omniprésente dans la chronique de Philippe
Mousket et fait valoir ses codes et tics d'écriture. L'insertion de
chanson de geste et de romans, les choix opérés dans les sources
et le style adopté témoignent bien d'une écriture
vouée au plaisir littéraire, à la valorisation de
l'anecdote, du merveilleux, du discours qui fait mouche et qui amuse.
L'influence stylistique est aussi celle de l'exemplum, qui se focalise
sur le concret, le dialogue, la rupture de ton pour susciter
l'intérêt. Diffusé largement au XIIIème
siècle par la prédication, l'exemplum se fait «
véhicule d'un savoir et
1 Histoire des ducs de Normandie...op. cit.,
p. 61.
2 Le Roman de Rou de Wace, éd. A. J.
Holden, A. & J. Picard, Paris, 1970, v. 10 597-600.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 23 509-515.
d'une logique »1, ceux de la scolastique et
des Ordres mendiants. Chez Mousket aussi, influencé par cette dynamique
culturelle, le récit historique édifie et enseigne autant qu'il
distrait.
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1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 31.
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