b. L'appareil critique et le traitement des sources
Philippe Mousket questionne-t-il ses sources ? Cela ne
transparaît pas
dans son écriture. Contrairement à d'autres
historiographes contemporains qui soupèsent les témoignages et
rejettent ce qui ne leur paraît pas vraisemblable (ou simplement ce qui
contredit leur propos), Mousket semble faire feu de tout bois. On a vu le large
faisceau des genres qu'il exploite : du Turpin ou des chroniques
normandes, il retient presque tout sans émettre aucune réserve,
parfois au prix de contradiction. Ainsi, la couronne d'épines est
dédoublée par l'intégration, d'une part, de la tradition
dionysiaque du pèlerinage de Charlemagne rapportant la relique à
l'abbaye et, d'autre part, du récit de son achat par saint Louis
à Constantinople et de la construction de la Sainte Chapelle. De
même, certains récits rapportés1 sont repris
tels quels sans être interrogés. Cette absence d'esprit critique a
été sévèrement jugée par les premiers
commentateurs du chroniqueur ; c'était, du reste, un regard souvent
porté sur les oeuvres médiévales. La chose est mieux
comprise depuis que l'on a pris en compte le rôle de l'authentique
et de l'apocryphe dans les critères
médiévaux de vérité2. Mais sans doute y
avait-il des historiens plus crédules que d'autres, et Mousket en
faisait partie. Il n'avait ni la culture, ni l'outillage intellectuel des
grands historiens du Moyen Âge qui, attentifs à la chronologie,
« [discutaient] la suite des temps » (Robert d'Auxerre). Il
était avant tout un écrivain amateur et s'en est remis tout
entier à des sources d'autorité, au patronage des «
livres anchiens » de Saint-Denis qui suffisaient à
garantir la vérité de son propos. Il s'est posé, on l'a
dit, en entremetteur, en prétendant ne vouloir ni omettre, ni ajouter
quoi que ce soit pour transmettre tel quel ce que les anciens
témoignaient. C'est pour cela que, pour autant que nous
connaissions ses sources, il n'a pas fait preuve d'un esprit critique
avisé en rejetant ce qui lui paraissait invraisemblable.
Pour autant, il ne laisse pas ses sources intactes. Il
interpole, amplifie, change de ton parfois. Dominique Boutet a bien
montré que Philippe Mousket ne s'était pas contenté de
recopier telle quelle une version du Turpin, mais l'avait
combiné avec la Chanson de Roland 3 . Il
intègre également des amplifications qui lui sont propres, et
auxquelles il donne un ton épique (parfois même proche de la
poésie lyrique, par la multiplication des comparaisons animales). Ce
sont notamment les regrets que Roland adresse, mourant, non plus seulement
à son épée mais également à Charlemagne,
à la France, à son cor, à
1 Voir supra, III. 2) a. Les sources
revendiquées, p. 29.
2 B. Guenée, « "Authentique et
approuvé" : recherches sur les principes de la critique historique au
Moyen Âge », La lexicographie du latin médiéval et
ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen
Âge, Paris, 1981, p. 215-229.
3 D. Boutet, « La réécriture de
Roncevaux... », art. cit.
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son cheval et à ses compagnons. Fait notable, cette
interpolation est précédée de la venue d'un autre
personnage, Thierry, survivant à la bataille, qui peut donc être
le garant de l'authenticité des ajouts faits par le chroniqueur :
là où Mousket s'écarte du texte original, il prend soin de
glisser un témoin qui, par sa présence, contribue à
valider le propos. Il y a également le second planctus (v.
8628-8912) qui, on l'a dit, n'est ni dans la Chanson ni dans le
Turpin. Il est d'inspiration beaucoup plus profane que le premier,
tiré du Turpin, et fait la place aux sources romanesques et
à la célébration des valeurs courtoises. C'est ici,
semble-t-il, que nous pouvons entendre la voix de Philippe Mousket :
Boins cevaliers et de grant sens A vous estoit tous mes asens, En
vostre cors manoit proecce Et en vos mains gisoit largecce. Humilités,
parole douce
Soujournoit en la vostre bouce ; En vos biaus ious iert pasience,
En vostre cuer obédience. Vous estiés bien en Dieu créans,
Vous destruisiés les mescréans. De tous cevaliers convenables
Estiés vous ermines et sables ; Et, de tous preudomes non pers, Vous
estiés al bon Ector pers, De cevalerie et d'ouneur
De courtoisie et de valeur
Vous n'aviés pas la cière baude, Ainc estiés
la fine esmeraude.1
Les sources romanesques et épiques que Mousket
interpole sont tissées intimement au récit et n'en bouleversent
pas la trame. Les personnages sont évoqués, à peine
développés. Quand il résume la Chanson de Girart de
Roussillon2, ni Girart, ni Foulques ne sont pas
présentés. De même, après la mort de Roland, Mousket
fait l'énumération des « félons et traïtours
» qu'il connaît :
Guenles, li fel, et si parent, Fromons, li vious, et Aloris,
Hardrés, Sansons et Amaugris, Et li autre traïtour faus,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8736-8753
2 Voir supra, p. 37.
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Et par leur parage et par aus, Ont maint roi de Frange
grévé1.
Leur noms sont familiers de l'auditoire et sont censés
faire écho à des oeuvres littéraires bien connues,
dégageant tout un arrière-monde littéraire. L'idée
est d'intégrer dans la longue chaîne de l'histoire les
héros dont se délecte déjà le public, créant
ainsi un lien entre les guerriers qui combattaient devant Troie, ceux qui
cherchaient le Graal et ceux qui accompagnaient Charlemagne. De même,
quand Arthur apparaît au détour d'un vers, son nom vient enrichir,
par sa simple présence, le récit historique des
résonnances du vaste monde arthurien.
Lors de la bataille de Bouvines (v. 21 517-22 228), Philippe
Mousket utilise les codes littéraires propres à
l'épopée et cherche à établir une continuité
héroïque entre le monde des chansons de geste et la
consécration du règne de Philippe Auguste2. Si l'on
compare les textes en effet, Philippe Mousket réécrit et amplifie
sa source (qui semble être, on l'a dit, une chronique attribuée au
patronage de Michel de Harnes), n'en gardant que la trame narrative. Nous
pouvons ainsi comparer un passage qu'il reprend manifestement mais
développe et réarrange :
Michel de Harnes
3. - Othes li Emperere et sa bataille chevauchierent contre
l'ensaigne Saint Denis droit a la bataille le roi. Et les gens le roi
s'adrechierent a lui. Pierres Malvoisins et li bon chevalier, que li roi
gardoient, assemblerent as gens l'empereor, et moult le fisent bien.
4. - La presse fu si grans entor le roi adonc de ceaus qui le
gardoient, que ses chevax fondi desos lui, et li rois fu a terre, mais tantost
fu remontés, et aidiés de Pierron Tristan, et de ses autres amis,
qui la furent environ lui. Gerars la Truie se departi de la bataille le roi, et
vint assembler a Othon l'empereor moult hardiement et moult se conbati a lui,
et tant fist qu'il feri le cheval l'empereor Othon, d'un cotel a pointe qu'il
tenoit, parmi le senestre oel en la cervele et puis le tint grant piece par le
frain ; mais li chevaus, qui navrés estoit a mort, commença de la
teste à buisnier et a drechier, si que l'en nel pooit tenir, et
l'emperere se deffendoit durement et bien, et escrioit s'ensaigne molt haut :
« Rome, Rome, a Othon ! »3
Philippe Mousket
Othe, li rois, à grant compagne, Avoec lui sa gent
d'Alemagne, Vint cevauçant devers le roi.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8457-462.
2 C. Bouillot, art. cit.
3 « Fragments d'une histoire... », op. cit.,
p. 113-114.
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Mais bien le connut al conroi
Girars la Truie et raviza.
Au roi vint, si li deviza
Que li rois Othe cevauçoit,
Pour venir à lui s'aproçoit.
« Truie, dist li rois, ù est-il ?
Connissiés-le vous ? » - « Sire, oïl,
Quar il porte, ce n'est pas fable,
L'escut d'or à l'aigle de sable,
Et les banières autreteus.
Il méismes par est trop preus ;
Mais li destourber le poroit
En son venir, moult nos vauroit. »
- « Alons, dist li rois, cele part. »
Girars la Truie atant s'en part,
Quar li rois congiet l'en douna,
Et il à Dieu se coumanda.
Lance baiscie, l'escu pris,
Com cevaliers d'armes espris,
Vint au roi Othon asanbler,
Qu'en XIII pièces fist voler
Sa lance, et puis traist le coutiel.
Le ceval fiéri el cieviel
Parmi l'uel seniestre tot droit,
U sus l'emperères seoit,
Et lues l'a saissi par le frain.
Li roi Othe pour son réclain
Cria Roume III fois, s'ensègne,
Si com proaice li ensègne.
I coutiel ot moult rice à pointe,
D'acier iert l'alemiele jointe,
La Truie en douna si grant cop
Qu'il ne le tient ne pau ne trop,
Quar li cevaux buisnoit del cief,
Si qu'Othe en estoit à mescief1.
Il reprend plus loin et dans les mêmes termes la chute du
roi :
Li rois ot aproismiés l'estor, Et ses gens li furent
entor.
Pour leurs cors et pour siervir lui,
Vorrent estre n'i ot celui.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 025-62.
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Priés de lui s'i priésèrent tant, L'une eure
arière l'autre avant, Que li cevaus le roi fondi. Li rois en
céant descendi, Mais il fu remontés si tos Qu'à painnes
s'en perciut li os1.
On constate donc que Philippe Mousket recompose le passage en
en modifiant la trame ; il amplifie ce qu'il juge trop bref, insérant du
discours direct là où sa source ne faisait que mentionner une
parole. Le combat aussi est développé et nous entraîne plus
fortement dans la presse. Le canevas est en tous les cas repris et Mousket suit
les enchaînements chronologiques : c'est ainsi le cas pour la croisade
albigeoise, que les deux chroniqueurs intercalent entre les trêves faites
après Bouvines et l'expédition d'Angleterre. Mais Mousket
développe en cent-cinquante vers ce qui ne faisait que deux paragraphes
dans la source originale, apportant de nouvelles informations. Il semble donc
que Philippe Mousket s'inspire de la construction de ses sources et poursuit
ailleurs ses recherches quand la relation lui paraît trop succincte.
Comme l'écrit R. Walpole, « Mouskés'
sources were his law »2. Il a sans doute construit son
oeuvre en fonction des documents qui étaient à sa portée,
suivant la plupart du temps servilement les textes qui lui semblaient faire
autorité et négligeant d'interroger leur véracité.
Mais, on le voit, il ne s'est pas contenter de recopier et est parfois
allé chercher plus loin des compléments d'information. Il a
réécrit, réarrangé et amplifié ses sources
pour qu'elles se coulent dans ses propres codes littéraires et dans sa
conception de l'écriture de l'histoire, avant tout vouée au
plaisir et à l'édification de l'auditoire.
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