3) La composition
Après ces développements sur la matière
et le contenu de la chronique, sur le dossier de sources constitué par
Philippe Mousket et les choix qu'il y a opéré, il faut
maintenant, et pour finir, s'interroger sur un aspect plus formel et sur la
façon dont il a rédigé, composé et agencé
son oeuvre.
a. Le choix du vers2
Le XIIIème siècle, on l'a dit, est
l'époque de l'émergence de la prose en langue française.
Jusqu'alors, l'écrit vernaculaire était tout entier en vers, mis
à part ce qui constituait, en bien petit nombre, les actes de la
pratique et les sermons. Le vers préservait l'aspect oral, chanté
et réjouissant de la littérature en langue vulgaire ; si bien que
quand cette dernière voulut, plus affirmée et plus sûre
d'elle-même, s'éloigner de l'esthétisme pour ne communiquer
que son propos, elle se tourna vers la prose. L'idée de
vérité était depuis bien longtemps dans le camp des
prosateurs : Isidore de Séville, dans ses Etymologies qui
eurent tant de retentissement durant tout le Moyen Âge, opposait le
versus, indirect, soumettant le propos aux contraintes
métriques, à la prosa, qui ne prend pas de chemin
détourné mais reste droit pour communiquer la
vérité. Cette idée d'une exacte concision fut bien souvent
reprise dans les premiers textes vernaculaires qui, vers 1200, traduisirent des
oeuvres latines et mirent en prose les chansons de geste et les romans du
siècle précédent. C'est ainsi ce qu'écrit Nicolas
de Senlis dans le prologue, souvent cité, d'une des premières
traductions du Pseudo-Turpin : « Nus contes rimés
n'est verais ; tot ert mençongie ço qu'il en dient ; car il n'en
sievent riens fors quant par oïr dire ». Parallèlement
à ce vaste mouvement de traduction et de mise en prose, initié
par la matière du Graal qui, se faisant plus mystique et se colorant
d'attributs théologiques, voulu se distinguer par la prose de
l'esthétique courtoise de la gloire mondaine et du badinage amoureux,
les mémorialistes commencèrent à estimer que le vers
1 J. Baschet, La civilisation féodale. De
l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Aubier,
2004 (3e édition corrigée et mise à jour,
Champs-Flammarion, 2006) ; on a aussi parlé de « fracture
conceptuelle » avec la philosophie des Lumières : A. Guerreau,
« Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et
réflexion
historienne. », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations. 45e année, 1, 1990, p.
137-166. Sur les rapports entre naturel et surnaturel dans la pensée
religieuse, on peut aussi se référer à Durkheim et
à son étude sur Les formes élémentaires de la
vie religieuse.
2 M. Zink, op. cit., p. 173-197 ; B.
Guenée, op. cit., p. 220-226 ; D. Boutet, « De la
Chronique rimée... », art. cit.
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n'était pas le meilleur moyen de faire passer leur
récit pour vrai. Ils adoptèrent alors la prose, comme Robert de
Clari, Geoffroy de Villehardouin ou Philippe de Novare. Progressivement, «
la prose [fut] considérée comme l'expression naturelle de la
narration, dont elle finit par avoir le quasi-monopole, tandis que la
poésie [tendait] à s'enfermer dans le corset des formes fixes
»1.
Pourtant, Philippe Mousket, au milieu du
XIIIème siècle et sans doute parfaitement conscient de
ces changements, choisit de rimer sa chronique. Certes, il ne choisit pas la
versification la plus marquée et la plus tortueuse : l'octosyllabe
à rimes plates, forme du roman, correspond à ce que l'on pourrait
appeler un « degré zéro de l'écriture
littéraire »2 puisqu'elle laisse libre cours au
récit et ne cherche pas à jouer des effets de l'oralité et
du chant. Il n'est pas non plus isolé et, jusqu'à la fin du Moyen
Âge, l'histoire s'écrira encore parfois en vers (Histoire de
Guillaume le Maréchal ou, plus tardif, celle de Bertrand du
Guesclin par Cuvelier). Il n'en reste pas moins un cas rare et étonnant.
Ne faut-il pas voir dans ce choix du vers un écho des regrets qu'il fait
dans son prologue à l'égard de la civilisation courtoise de jadis
?
On siout jadis tenir grans cours Et despendre l'avoir à
cours, C'on en parloit outre la mer, Et siout on par amors amer Et faire
joustes et tornois Et baleries et dosnois3.
Le vers correspondrait alors pour lui au meilleur hommage
qu'il pouvait rendre à cette société chevaleresque dont il
dépeint les différents avatars au fil de l'histoire. Son
écriture afficherait avant tout le plaisir esthétique et
littéraire pour resgoïr, revendiquant un type de public
précis et un état de civilisation. Le choix du vers, nostalgique
et volontaire, ne serait ainsi pas simplement une survivance, mais le signe
d'un écrivain conscient de sa valeur et de son rôle. Cependant,
les regrets qu'il porte sont aussi ceux de ses voisins du Nord, qui
écrivent l'histoire de leurs ancêtres par défi contre
l'envahisseur capétien et pour retrouver l'esprit de cour de jadis, mais
en faisant le choix de la prose. L'équivalence vers/littérature
courtoise n'est donc pas forcément pertinente, même si elle a le
mérite de montrer l'importance de la forme d'écriture dans le
sens donné au texte.
1 M. Zink, op. cit., p. 175.
2 M. Zink, op. cit., p. 130.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 28-33.
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