1) Présentation de la chronique
La Chronique rimée, ainsi baptisée un
peu arbitrairement par l'auteur moderne1, se veut une histoire des
rois de France qui commence, conformément à la tradition
chère aux historiens médiévaux, au siège de Troie
pour s'arrêter brusquement, inachevée, en 1243. Elle se compose de
31 287 vers2, octosyllabes à rimes plates, qui est la forme
traditionnelle du roman. Elle est pour sa première partie une
compilation faite d'emprunts à de multiples sources et récits
légendaires, miracles, croyances, chansons de geste et agencée
parfois sans grand souci d'ordre chronologique. Après la période
carolingienne, largement marquée par la matière épique,
elle se fait plus précise et historique, devenant une source narrative
de premier ordre à partir du règne de Philippe Auguste et
jusqu'à l'époque contemporaine de l'auteur. Charlemagne est
clairement la figure dominante du récit, puisque l'histoire de son
règne occupe quasiment un tiers de l'oeuvre. Après les
Carolingiens, les rois de France s'effacent et laissent la place aux grands
feudataires et surtout aux Normands, jusqu'à Louis VII. La
rivalité avec les Plantagenêt tient le haut du pavé. C'est
ensuite Philippe Auguste et la bataille de Bouvines qui forment le second pivot
principal de la chronique, suivi par le récit des règnes de ses
deux successeurs, avant tout marqués par la croisade contre les
Albigeois, les affaires de Flandres et les évènements de l'Empire
latin de Constantinople.
Le terme de chronique est peut-être erroné. Si
l'on devait se conformer à la distinction classique faite par
Eusèbe de Césarée entre histoire et chronique, il faudrait
sans douter parler d'histoire. La chronique, en effet, est avant tout un effort
de reconstruction chronologique du passé, elle est la succession
datée des évènements et son style doit être
caractérisé par sa brevitas. Il en va tout autrement de
l'histoire qui est un récit, à l'écriture enflée
(prolixitas) et dégagée du cadre rigide de la
chronologie. Le récit historique est là plus marqué par
les
1 F. Reiffenberg (éd.), Chronique
rimée de Philippe Mouskés, évêque de Tournay au
treizième siècle, 3 t., Hayez, Collection des chroniques
belges inédites, Bruxelles, 1836-1845.
2 Reiffenberg n'en compte que 31 286, car il en saute
un dans le prologue. De multiples erreurs parsèment son
édition.
5
exempla, par la volonté d'édification
ou de plaisir littéraire. L'oeuvre de Philippe Mousket, en plus de 30
000 vers, ne contient que sept dates, dont une seulement concerne les temps
anciens (814, la mort de Charlemagne), les autres se répartissant entre
1223 et 1242, période strictement contemporaine de l'auteur. Il
écarte volontairement les années quand il suit ses sources pour
ne garder comme repères temporels que la rhétorique classique des
chansons de geste ou de la poésie lyrique (« Un été
», « Au temps où l'on récolte le blé »,
« Au temps où les bourgeons éclosent »...). Enfin,
l'agencement narratif, surtout jusqu'aux premiers Capétiens, est
largement marqué par l'atemporalité mythique de
l'épopée, par la succession touffue de miracles, de batailles ou
de légendes. Mousket lui-même ne prononce pas le mot de chronique,
mais se revendique du genre de l'historia :
Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i met,
Tout sans douner et sans proumetre, Des Rois de Franche en rime mettre Toute
l'estorie et la lignie.1
Philipp Bennett a ainsi pertinemment proposé de parler
d'Histoire généalogique des rois de France2.
Le titre s'est cependant imposé aujourd'hui dans l'historiographie et,
ces questions soulevées, nous parlerons dorénavant par
commodité de la chronique de Philippe Mousket.
Le récit est une collection de sources diverses,
marquée par des phases de ralentissement et
d'accélération. Par souci de clarté, et afin que de rendre
compte des différentes parties de la chronique et de leurs proportions,
nous proposons ici une brève table analytique.
De la guerre de Troie à la mort de
Pépin le Bref (768). 2341 vers, 7,5 % De la
guerre de Troie à Clovis. 337 vers.
De Clovis au couronnement de Pépin. 1 673
vers.
Le règne de Pépin le Bref. 281 vers.
Le règne de Charlemagne (768-814).
9791 vers, 31 % Vie et règne de Charlemagne.
2385 vers.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 1-5.
2 P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », Les chansons de geste. Actes du XVIe
congrès international de la société Rencesvals,
Grenade, 2003, p. 9-38.
6
Campagnes d'Espagne et Roncevaux. 5086 vers.
Les quatre fils Aymon et guerre contre les Saxons. 207
vers.
Pèlerinage de Charlemagne, description des lieux
saints et énumération
des reliques rapportées. 1478 vers.
Fin du règne, testament, mort et éloges.
634 vers.
De Louis le Pieux à Philippe Auguste
(814-1180). 7019 vers, 22,5 %
Règne de Louis le Pieux. 329 vers.
De Charles le Chauve à Charles le Simple. 390
vers.
Histoire des Normands, des origines jusqu'à Guillaume
le Conquérant
(les derniers Carolingiens et les premiers capétiens
s'effacent, mais leur
histoire reste présente). 3481 vers.
Guillaume le Conquérant et les guerres de succession
en Angleterre. 2321
vers.
Règne de Louis VII. 494 vers.
Le règne de Philippe Auguste (1180-1223).
5026 vers, 16 %
Débuts du règne jusqu'à la croisade.
364 vers.
Troisième croisade. 321 vers.
Capture de Richard Coeur-de-Lion et conquêtes de
Philippe Auguste. 213
vers.
Affaires de succession dans l'Empire. 307 vers.
Guerres contre les Plantagenêt et Bouvines. 1969
vers.
Début de la croisade Albigeoise. 143 vers.
Expédition d'Angleterre. 265 vers.
Croisade contre les Albigeois et croisade d'Egypte. 215
vers.
Quatrième croisade. 249 vers.
Fin du règne, éloge et testament. 737
vers.
De Louis VIII à la fin de la chronique
(1223-1243). 7105 vers, 23 % Début du
règne. 517 vers.
Episode du Faux Baudouin. 861 vers.
Croisade contre les Albigeois, siège d'Avignon et mort
de Louis VIII. 2163 vers.
De 1226 à 1243 (récit plus dense qui oscille
entre les révoltes des barons
contre Louis IX, les affaires de Frédéric II en
Sicile et les règnes des empereurs latins de Constantinople). 3546
vers.
7
On voit déjà ici apparaître les
évènements et les règnes qui comptent pour Philippe
Mousket. On remarque aussi sa tendance à dépasser le seul
règne des rois de France pour relater les actions de ses contemporains
qu'il regarde depuis la Flandre.
De cette chronique ornementée, alourdie aussi, de
chansons, de romans et de vies de saint, émane parfois une certaine
impression de désordre. Le canevas est, en tous les cas, clairement
chronologique. Si Philippe Mousket ne fait pas de la distinctio temporum
une priorité de son travail, il a une certaine connaissance de
l'ordre et de la succession des évènements du passé. On le
voit quand il intègre des résumés de chansons de geste
à la trame historique : il ne les insère pas au hasard, mais
à une époque précise à laquelle est
réputée appartenir l'épopée. C'est ainsi le cas de
la chanson de Gormont et Isembard : il aurait été facile
de confondre, comme d'autres auteurs, le roi Louis avec Louis le Pieux. Mais
Mousket, qui a une certaine idée de la chronologie des invasions
normandes, place au Xème siècle cette chanson, sous le
règne de Louis IV. Il aurait certes fallu la placer sous celui de Louis
III, mais du moins discerne-t-on un effort pour dater les
poèmes épiques.
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