Thibault Montbazet
Mémoire de Master 1
Sous la direction de M. Jean-Marie Moeglin
La Chronique
de Philippe Mousket
1
« Je sui un chevalier errant qui
chascun jor voiz aventures querant et le sens du monde...
»1
L'homme médiéval (du moins celui que l'on peut
connaître, celui qui écrit et que l'on aperçoit
superficiellement) est toujours en quête de sens. Quand il regarde le
monde et les actes des hommes, quand il lit les Ecritures ou les livres des
anciens, il y cherche les marques de l'action divine, l'Idée
cachée derrière le signe. Hugues de Saint-Victor écrira
que la Création est « un livre écrit par le doigt de Dieu
». Aussi, dans la littérature vernaculaire en développement
aux XIIème-XIIIème siècles, cette
quête de sens a joué un rôle structurant : passé
prophétique et temporalité orientée vers un but moral dans
la chanson de geste2, rôle de l'aventure dans les romans
arthuriens3, ou encore sens de l'Histoire et des actions humaines
dans le récit historique.
C'est ce dernier genre qui va ici nous intéresser, par
l'intermédiaire de la chronique de Philippe Mousket. Histoire et fiction
s'y mêlent et s'y articulent, gênant les commentateurs. Comme dans
les premiers romans du XIIème siècle, le besoin de
raconter le passé en le coulant dans les formes littéraires et
poétiques souligne la recherche d'un sens caché et une certaine
poétisation de l'Histoire. C'est ce sens qu'il faut tenter de mettre en
exergue quand nous lisons la Chronique rimée.
Jacques Le Goff a cependant raison de mettre en garde
l'historien contre la tentation de « faire déborder dans la
mentalité commune des concepts qui restent limités au monde des
théologiens »4. Cette façon d'écrire
l'Histoire est aussi due à l'apparition de nouveaux publics, dans les
cours seigneuriales ou sur les places des villes, qui se tournent plus
volontiers vers la littérature et aiment entendre le récit des
exploits de leurs ancêtres. Mais il ne faut pas oublier que la
pensée scolastique, façonnée par l'étude de la
pagina sacra et l'idée d'un étagement des sens, se
répand par les prédications insistantes des ordres mendiants,
dans les sermons et les exempla qui diffusent une « parole
1 Tristan en Prose, ms. BN Fr. 334, f° 334b
r°.
2 S. Kay, « Le Passé indéfini :
problèmes de la représentation du passé dans quelques
chansons de geste
féodales », Au Carrefour des routes d'Europe.
Xe Congrès International de la Société Rencesvals,
Senefiance 20, 21, 1987, p. 697-715.
3 E. Auerbach, Mimésis. La
représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées
», Paris, 1968, p. 133-152.
4 J. Le Goff, Saint Louis, Gallimard, Paris,
1996, p. 500, n°1.
2
nouvelle »1. Le rapport entre Histoire et
fiction, entre vérité historique et vérité du sens,
même s'il ne faut pas l'exagérer, doit guider notre lecture de la
longue oeuvre de Philippe Mousket, qui puise pêle-mêle son
inspiration dans les romans, les chansons de geste, les récits
historiographies, les traditions orales et les rumeurs.
La Chronique rimée est souvent citée,
mais peu étudiée. Elle mériterait pourtant une vraie
synthèse. Philippe Mousket est avant tout un amateur qui affirme agir
sans commande et un infatigable compilateur. En cela, il fait un travail
original, il fait des choix et nous laisse entrevoir ses idées et ses
opinions. Il est le reflet de son milieu et nous permet de cerner les
goûts et l'imaginaire des élites sociales, noblesse et bourgeoisie
qui, en ville plus qu'ailleurs, se rencontrent, tissent des liens et
élaborent une culture commune. Son époque voit le
développement d'une production historiographique en langue vulgaire ;
c'est aussi le moment de l'attrait pour le syncrétisme et où la
compilation apparaît comme la meilleure forme d'érudition,
expliquant le mélange des genres et des sources, de l'histoire des rois
de France avec la geste des ducs de Normandie, des légendes
épiques avec des miracles de saints et des considérations
morales.
Pourquoi et comment Philippe Mousket écrit l'Histoire ?
Ce sont les questions que nous devons nous poser. Et avec les sources qu'il a
utilisées et les choix qu'il a effectués, nous pourrons
progressivement dessiner un horizon d'intérêt et d'imaginaire :
depuis sa ville de Tournai, il jette un regard sur la Flandre proche,
l'Angleterre, la France, l'Ouest de l'Allemagne et, oubliant l'Espagne (mise
à part celle, atemporelle et atopique, du Pseudo-Turpin) et effleurant
l'Italie, se projette dans l'Orient fantasmé de l'empire latin de
Constantinople et de la Terre Sainte. Le sentiment sourd d'un déclin le
pousse à glorifier le passé et à chercher dans les actes
de ses contemporains la continuité des anciens héros :
Frédéric II, Philippe Auguste ou Henri le Jeune sont les
successeurs de Rolland, d'Ogier le Danois, de Judas Macchabée et
d'Alexandre le Grand, comme ce même Alexandre, au seuil de l'Asie, se
faisait lire l'Illiade et se voyait comme un nouvel Achille. Lointain temporel
et lointain spatial deviennent ainsi, pour l'auteur et son public, le
réceptacle des fantasmes et des idéaux. Par ce lorgnon diaphane,
on entrevoit par moment une société et la façon dont elle
prend conscience d'elle-même.
En étudiant le contexte et les raisons
d'écriture, les choix narratifs et leurs conditions, le regard
porté par l'auteur sur son objet enfin, nous pourrons poser
1 J. Le Goff et J.-C. Schmitt, « Au XIIIe
siècle : une parole nouvelle », in J. Delumeau, Histoire
vécue du peuple chrétien, t. 1, Privat, Toulouse, 1979, p.
257-279.
3
de nouveaux problèmes à la chronique de Philippe
Mousket et, au-delà, mieux saisir les opinions et les horizons de son
milieu.
4
I. L'oeuvre
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